Joseph Pulitzer (1847-1917), un américain d'origine hongroise, est essentiellement connu pour avoir "inventé" le journalisme d'investigation et subsidiairement pour avoir instauré une collection de Prix qui portent son nom, en particulier celui réservé à la composition musicale.
Au décès de son père, en 1858, sa famille s'est retrouvée plongée dans une telle précarité qu'il n'a pas vu d'autre issue, à 17 ans, que de tenter sa chance aux USA. Engagé au sein d'un régiment de cavalerie en pleine Guerre de Sécession, il y est resté 8 mois après quoi il a rebondi en tous sens : narrateur remarqué de sa jeune trajectoire dans un journal local, étudiant en Droit après journée et bientôt Avocat en cabinet, journaliste au Westliche Post, membre (à 23 ans !) de la législature républicaine (Etat du Missouri) et bientôt en mesure (à 36 ans !) de racheter le New York World, un journal qu'il a revitalisé en inventant les concepts toujours d'actualité de presse à sensation puis d'investigation.
En 1904, il a instauré un ensemble de Prix dont il a fixé quelques règles par testament. Le principe était (et demeure) de couronner chaque année une contribution récente et significative dans les domaines du journalisme et de la littérature (roman, théâtre, histoire, biographie, ... ).
Le lauréat doit être américain, natif ou naturalisé; toutefois, à partir de 2025, il pourra être simple résident installé de longue date. Le Comité organisateur, basé à New York (Université Columbia), a, en effet, statutairement le pouvoir de modifier certaines règles en fonction de l'évolution sociétale. Au cours des décennies, de nouveaux prix ont ainsi été ajoutés dans des domaines journalistiques de plus en plus exotiques (cartoons, vidéos, ..., vous trouverez la liste détaillée sur le site officiel de la Fondation Pulitzer). Les prix ont démarré à la mort du promoteur, en 1917, et ils demeurent d'actualité.
Le cas du Prix de Musique est particulier : il n'était pas prévu initialement étant suppléé par une bourse de perfectionnement devant permettre à un compositeur prometteur de se frotter au modèle musical européen. Aucune liste des bénéficiaires n'est étrangement disponible y compris dans l'almanach récapitulatif pourtant très détaillé par ailleurs (et mes demandes d'informations sont restées sans suite). Tout ce que l'on sait, c'est que nombre de musiciens américains ont effectivement fréquenté les cours de Nadia Boulanger (1887-1979), à Harvard, où elle était régulièrement invitée, ou à Paris, au Conservatoire américain de Fontainebleau : Aaron Copland, Walter Piston, Georges Gershwin, Leonard Bernstein, Philip Glass, Quincy Jones, Elliott Carter, etc. Rien ne prouve à ce stade que ces informations soient liées.
Le principe de cette bourse a fini par poser problème à la communauté musicale américaine de plus en plus désireuse de s'affranchir du modèle européen. Le lecteur intéressé est invité à consulter la chronique Musique américaine, qui détaille les étapes de cette quête d'indépendance, et à poursuivre cette lecture pour en découvrir l'incidence sur le "Pulitzer". En 1943, le Comité organisateur a pris la décision de convertir la bourse en un prix ordinaire couronnant une partition créée et/ou enregistrée l'année précédente.
Par définition, le "Pulitzer" ne prime que des oeuvres "modernes". Quand on se rappelle les difficultés rencontrées par la musique "contemporaine" pour convaincre le public d'après-guerre (Cf Musique 2001), on mesure l'ampleur de la tâche d'un jury dont on attend qu'il ne couronne que des oeuvres majeures. Pourtant, au bilan actuel, c'est loin d'avoir été toujours le cas et les erreurs de jugement ont été nombreuses. Les raisons ont sans doute été multiples mais on peut en retenir deux en priorité :
1) Le jury a toujours été composé d'une majorité de musiciens eux-mêmes compositeurs issus d'un courant esthétique particulier et il est déontologiquement malsain de leur demander de juger des pairs, surtout s'ils n'appartiennent pas au même courant.
2) Au fil des années récentes, ce même jury a évolué prenant la fâcheuse habitude de suivre les derniers courants à la mode et d'écouter les avis des artisans de la contre-culture.
Les paragraphes qui suivent illustrent le Palmarès complet disponible en n'insistant (subjectivement !) que sur les oeuvres les plus significatives. Vous y trouverez, pour chaque année à partir de 1943, le nom du lauréat et même, à partir de 1980, la mention des finalistes malheureux. Les membres du jury sont également mentionnés ainsi que, plus anecdotique, le montant variable et parfois dérisoire du prix, de 500 à 15000 $.
Les deux premières décennies (1943-1963) ont été représentatives de la mise à niveau de la musique américaine jusqu'alors fort en retard sur les standards européens (Charles Ives excepté et encore son oeuvre couronnée - cf ci-après - est loin d'être sa plus audacieuse). Les oeuvres primées demeurent plaisantes et rassurantes, ne cherchant pas à bousculer leur public : 1943 William Schuman A Free Song, 1944 Howard Hanson Symphony n°4, 1945 Aaron Copland Appalachian Spring, 1947 Charles Ives Symphony n°3 (Les symphonies de Ives sont très antérieures à 1943 mais la 3ème a bénéficié de ce point du règlement que l'éligibilité d'une oeuvre dépend uniquement de sa date de création qui, de fait, n'a eu lieu qu'en 1946), 1948 Walter Piston Symphony n°3, 1956 Ernst Toch Symphony n°3 et 1963 Samuel Barber Concerto pour piano n°1.
Désormais à jour en composition "traditionnelle" mais désireux de rattraper leur retard en matière de modernité, les compositeurs américains se sont (re)mis à l'écoute de ce qui se composait de plus pointu sur le vieux continent. On rappelle qu'en Europe, Arnold Schönberg (et n'oublions pas Mathias Hauer !) a préconisé (et expérimenté) l'abandon des règles de la tonalité majeure/mineure jugées inutilement contraignantes et que, dans la foulée, un grand nombre de compositeurs se sont engouffrés dans la brèche ouverte, atonale puis sérielle, ... avant que la plupart rebroussent chemin (Cf Musique 2001).
Vers 1966, le jury a suivi le mouvement, couronnant successivement : 1966 Leslie Bassett Variations for orchestra (Un chef-d'oeuvre exigeant à connaître absolument, l'une des plus belles découvertes du Pulitzer !), 1967 Leon Kirchner Quatuor n°3, 1970 Charles Wuorinen Time's Encomium (Loin d'être sa meilleure oeuvre de plus, fortement déconseillée aux oreilles sensibles !), 1973 Elliott Carter Quatuor n°3 (Le disciple américain le plus zélé de Pierre Boulez), 1976 Ned Rorem Air Music, 1979 Joseph Schwanter Aftertones of Infinity et 1982 Roger Sessions Concerto pour orchestre. Tous ces choix avaient beau être courageux, ils ne récompensaient pas encore une musique authentiquement américaine.
Une occasion s'est pourtant présentée lors de l'éclosion du mouvement minimaliste initié par Terry Riley vers 1964 (In C) et incarné ensuite avec brio par Philip Glass. Hélas (pour lui), le jury n'a rien voulu entendre : ce mouvement a en effet été ignoré par les milieux académiques au point qu'il a fallu attendre 2009 pour que Steve Reich soit enfin récompensé (En 2009, cf ci-après). Il est tout à fait étrange que ce courant ait été occulté alors que pour la première fois dans l'histoire de la musique, c'était l'Europe qui était à la traîne !
Le minimalisme s'est inscrit dans l'histoire de la musique comme une réaction nécessaire aux excès hyper-intellectuels du courant sériel; il a préparé le terrain pour deux courants parallèles : 1) le retour en grâce d'une nouvelle simplicité dans le cadre d'une tonalité élargie et 2) le retour à une nouvelle complexité débarrassée de ses excès.
De fait, à partir de 1983 et pendant trois demi décennies environ, le " Pulitzer" a connu sa période la mieux inspirée, honorant une série d'oeuvres orientées vers un retour sans concession aux fondamentaux musicaux : 1983 Ellen Taaffe Zwilich Symphonie n°1 (Première compositrice primée !), 1985 Stephen Albert Symphonie n°1, "RiverRun", 1987 John Harbison The Flight into Egypt, 1988 William Bolcom 12 new Etudes for piano, 1989 Roger Reynolds Whispers Out of Time, 1993 Christopher Rouse Concerto pour trombone, et surtout, à partir de 1994, Gunther Schuller Of Reminiscences and Reflections, 1995 Morton Gould String Music (n° 4 à 8) et 1998 Aaron Jay Kernis Quatuor n°2 (n°5 à 7, enregistré par le Quatuor Jasper dans le cadre d'un cycle mettant en rapport des oeuvres de Beethoven et Kernis, un projet stimulant !).
Ont suivi quelques oeuvres marquantes et d'autres nettement de circonstances parmi lesquelles j'ai retenu en priorité : 2001 John Corigliano Symphony n°2, 2003 John Adams On the Transmigration of Souls, 2004 Paul Moravec Tempest Fantasy, 2005 Steven Stucky Concerto pour orchestre n°2, 2006 Yehudi Wyner Concerto Chiavi in Mano, 2008 David Lang The little Match Girl Passion, 2009 Steve Reich Double Sextet, 2010 Jennifer Higdon Concerto pour violon et 2012 Kevin Puts Silent Night.
La société américaine a de tous temps été le théâtre de luttes sociétales dont les plus légitimes ont été liées à la reconnaissance de plein droit des communautés indienne, afro-américaine et hispanique. Ce sujet n'aurait pas lieu d'être commenté dans ces colonnes si ce n'est que ces mouvements ont incriminé la musique savante au motif qu'elle serait l'un des emblèmes voire l'une des causes du mal dénoncé. Ils lui reprochent d'être un art élitiste, conçu et interprété par des musiciens blancs à destination de "son" public (Cf à ce sujet Black (classical) music matters, l'occasion de (re)découvrir quelques musiciens afro-américains classiques, en particulier George Walker, le seul à avoir été primé en 1996 pour son œuvre Lilacs).
Les musiciens noirs se sont particulièrement plaints que "leur" musique - essentiellement le jazz - était largement absente du palmarès Pulitzer alors qu'elle remplissait indiscutablement les critères d'une musique authentiquement américaine. Plus exactement, le Prix ne lui a été attribué qu'à trois reprises, en 1997 Wynton Marsalis Blood on the Fields, en 2007 Ornette Coleman Sound Grammar et en 2016 Henry Threadgill "In for a Penny, in for a Pound" (indisponible à l'écoute). Repentant, le jury s'est amendé en décernant une mention posthume à Scott Joplin, George Gershwin et Thelemonius Monk ainsi qu'une autre, rétrospective pour l'ensemble de son oeuvre, à Duke Ellington, un hommage tardif que ce dernier n'a guère apprécié.
D'autres mouvements ont rejoint la contestation, regrettant que les musiques alternatives (comédies musicales, musiques de film, musiques urbaines, ...) aient également été négligées. La presse écrite s'est alors empressée de relayer la controverse jusqu'aux instances du comité Pulitzer. Apparemment sous pression, celui-ci a modifié le règlement du Concours en 2004, proclamant que la musique issue de la tradition classique européenne cessait d'être la référence incontournable. Le jury a progressivement obtempéré, passant insensiblement d'un extrême à l'autre : les musiques alternatives ont été prises en considération, pas tant la comédie musicale ni la musique de film que les courants urbains à la mode. Cela a commencé en douceur planante avec le mouvement New Age ( 2014 John Luther Adams Become Ocean, 2015 Julia Wolfe Anthracite Fields et surtout 2019 Ellen Reid Prism), pour finir par se perdre dans le "Rap", en 2018, avec Kendrick Lamar Damn, un hommage (in)volontaire à la contre-culture en pleine expansion.
Les féministes ont également manifesté leur désapprobation quant à la sous-représentation des compositrices et le jury a réagi promptement : après la bien seule Ellen Taaffe Zwilich (pour rappel en 1983), neuf femmes ont reçu le prix parmi lesquelles six ont été couronnées au cours des dix dernières années : 1991 Shulamit Ran Symphony (aucun enregistrement trouvé), 1999 Melinda Wagner Concerto pour flûte, cordes & percussions, 2010 Jennifer Higdon Concerto pour violon "1726", 2013 Caroline Shaw Partita for 8 voices, 2015 Julia Wolfe Anthracite Fields (Un plagiat manifeste (n° 2 & 4) du chef-d'oeuvre (jamais primé !) de Philip Glass Einstein on the Beach), 2017 Du Yun Angel's Bone, 2019 Ellen Reid Prism, 2020 Anthony Davis The Central Park Five, 2021 Tania Léon Stride et 2023 Rhiannon Giddens Omar.
Parmi les derniers prix attribués pas moins de quatre l'ont été à des opéras à thèmes socio-politiques largement engagés (sauf en écriture musicale), tels les précités "Angel's Bone", "The Central Park Five", "Stride" et "Omar". Clairement un jury est de plus en plus déboussolé s'égare en suivant les revendications d'agitateurs remuants.
Le Palmarès affiche également, depuis 1980, la liste des infortunés nominés non couronnés. On y fait parfois des découvertes bienvenues qui auraient avantageusement remporté le prix. L'exemple le plus flagrant concerne Steve Reich, l'un des musiciens les plus en vue de la vie musicale américaine contemporaine. Il a été vainement nominé trois fois, en 2003 (Three Tales), 2004 (Cello Counterpoint) et 2005 (You are). "You are" était pourtant un grand chef-d'oeuvre mais Reich ne sera couronné que tardivement en 2009 (Pour rappel, Double Sextet).
Vous pouvez parcourir la liste complète et revoir à votre aise la décision finale du jury mais pour vous épargner des recherches fastidieuses, j'ai fait une partie du travail en sélectionnant arbitrairement quelques oeuvres qui m'ont semblé éviter la banalité : 1985 William Bolcom Songs of Innocence, 1986 George Rochberg Symphony n°5, 1989 Steven Stucky Concerto pour orchestre, 1993 Joan Tower Concerto pour violon, 1997 Stanislav Skrowaczewski Passacaglia Immaginaria, 1999 Stanislav Skrowaczewski Concerto pour orchestre, 2006 Chen Yi Four Seasons, 2007 Augusta Read Thomas Astral Canticle, 2009 Harold Meltzer Brion et 2016 Timo Andres The blind Banister.
J'attire particulièrement votre attention sur l'année 2020, plutôt faste avec deux oeuvres brillantes : And all the days were purple d'Alex Weiser et surtout le Concerto pour violon de Michael Torke, un musicien souvent décrié mais qui apporte un vent de fraîcheur et un dynamisme typiquement américain. Ce sont autant d'exceptions dans un palmarès récent qui s'enfonce trop souvent dans l'anecdotique.
Si un Prix Pulitzer demeure une distinction appréciée des acteurs du monde de la presse et des arts littéraires, il n'en va guère de même du prix de musique qui a progressivement perdu l'estime des musiciens professionnels ... y compris ceux qui l'ont reçu ! Dans une interview accordée au New York Times (9 avril 2003), John Adams (Lauréat en 2003) a confirmé son étonnement d'avoir été primé quand tant d'autres valeureux collègues ne l'ont pas été. Dans un message informel publié sur les réseaux sociaux, il a même précisé ne pas s'en être réjoui : "Parmi les musiciens que je connais, le Pulitzer a perdu, au fil des années, une grande partie du prestige qu'il porte encore dans d'autres domaines comme la littérature et le journalisme. Quiconque parcourt la liste des lauréats ne peut s'empêcher de remarquer que manquent la plupart des musiciens les plus créatifs du pays, non-conformistes (John Cage, Morton Feldman, Harry Partch, Conlon Nancarrow, ...) ou compositeurs-interprètes (Philip Glass, Terry Riley, Laurie Anderson, Meredith Monk, ...), sans parler des meilleurs compositeurs de jazz. Au contraire, le palmarès privilégie avec insistance des compositeurs nettement "académiques".
On pourrait aisément allonger la liste des évincés : Roy Harris, Henry Cowell, Benjamin Lees, Vincent Persichetti, Irving Fine, Harold Shapiro, Lukas Foss, George Rochberg, Joseph Schwanter, George Tsontakis, Christopher Theofanidis, Nico Muhly, ..., tous artistes que vous retrouverez en consultant la chronique Musiques aux USA.
Adams n'a pas été seul de cet avis : Charles Wuorinen (Lauréat 1970), John Harbison (Lauréat en 1987) et Lewis Spratlan (Lauréat 2000) ont été aussi virulents, regrettant un palmarès de plus en plus médiocre, voire indigne de la culture US.
Clairement le jury est dans l'erreur toutes les fois qu'il écoute les injonctions contradictoires des uns et des autres plutôt que de suivre ses intuitions. A sa décharge, on peut remarquer que tous les prix de composition connaissent des difficultés du genre observé. Même le fameux Prix de Rome n'y a pas échappé : relisez la chronique qui lui a été consacrée et observez que les mêmes critiques ont été formulées il y a 150 ans par d'authentiques lauréats (Berlioz, Debussy, ...) à l'adresse d'un jury incorrigiblement conservateur. Au fait, l'épreuve du genre la mieux notée demeure The Gravemeyer Award for Music Composition, également commentée sur ce site.