Qu'ont en commun les quatre personnages représentés ci-dessous ?
Si vous avez répondu qu'ils sont barbus et/ou porteurs d'un couvre-chef plus ou moins original, vous avez certes fait preuve d'un certain don d'observation mais hélas aussi de quelques lacunes dans votre culture musicale. Pour y remédier, commençons par faire les présentations, dans l'ordre, de gauche à droite :
Bien qu'une génération sépare le plus jeune du plus ancien, ils sont habituellement présentés conjointement comme les précurseurs du mouvement minimaliste américain qui s'épanouira, à partir des années 1970, sous les plumes toujours actives de Steve Reich (1936- ) et de Philip Glass (1937- ). Bien qu'ayant fréquenté les écoles de musique avec plus ou moins d'assiduité (Riley et Young, en particulier, à l'Université de Berkeley), tous eurent en commun de ne pas y trouver l'ouverture musicale qu'ils cherchaient. A l'époque de leurs jeunes années, les universités axaient l'enseignement musical sur l'abandon des repères tonals et sur la pratique sérielle. Ne pas adopter ce modèle, c'était s'exposer aux regards condescendants, voire aux quolibets, et à coup sûr, risquer de n'être jamais joué, sauf par ses propres soins.
Ces quatre mousquetaires refusèrent, chacun à leur manière, d'entrer dans ce système, prenant le risque de vivre dans une éternelle marginalité. Au bilan, seul Riley est franchement sorti de l'ombre, dans des circonstances que vous découvrirez plus loin.
Je dois à la vérité de préciser que ces quatre musiciens ne s'avèrent pas d'importance égale :
La Monte Young et Charlemagne Palestine sont d'importance moindre au plan compositionnel. Ce sont, avant tout, des musiciens interprètes ayant réalisé que s'ils ne jouaient pas leur propre musique, elle avait peu de chance d'être entendue. Tous deux se sont intéressés à la vibration sonore pour elle-même, allant jusqu'à marteler une seule note, pendant des heures, jusqu'à épuisement du matériau (et de l'interprète, on suppose. On n'a jamais prévu de contrôle antidopage pour les artistes, il y aurait parfois matière !).
Louis Hardin est un personnage inimitable, au sens littéral du terme, à la fois classique et gothique. Devenu aveugle à 17 ans, suite à un accident stupide, il fut contraint de suivre ses études musicales en milieu spécialisé. Il y découvrit l'art du contrepoint de Palestrina à Bach, promettant de s'y référer pleinement dans le catalogue de ses œuvres. Il n'hésita pas, de fait, à introduire des éléments contrapuntiques dans une musique à vocation populaire. Lorsque le mélange prend, il est détonnant dans le bon sens musical du terme.
A cette époque, avec des idées aussi rétrogrades (sans la moindre connotation péjorative de ma part), Hardin se coupait inévitablement des circuits officiels. La marginalisation prit dans son cas des proportions inhabituelles : quand il était fauché, il campait, tel un SDF, dans la 6ème avenue à deux pas du Carnegie Hall. Tous les musiciens qui fréquentaient ce temple américain de la musique le connaissaient et le saluaient sur le trottoir, Arthur Rodzinski, Léonard Bernstein, Arturo Toscanini, George Szell, Dimitri Mitropoulos, … . Convié un temps aux répétitions de l'Orchestre Philharmonique de New York, il en fut progressivement écarté, en particulier à cause de ses tenues excentriques dont la photo ci-dessus vous donne un aperçu.
Son attirance naturelle pour les techniques du passé lui fit prendre conscience qu'il se sentirait plus à l'aise dans la vieille Europe et c'est, de fait, en Allemagne qu'il finit ses jours. La production de Moondog est plus ou moins vaste, incluant 12 livres de madrigaux, 4 livres de canons et deux livres d'orgue écrits dans tous les tons. Sa production "européenne" est particulièrement attachante, récupérant les formes anciennes du canon en parties réelles (sans doublures entre les pupitres) pour développer une musique qu'il voulait garder populaire. Elle reste largement inédite et les rares enregistrements en notre possession n'en sont que plus précieux même s'ils sont de qualité inégale. J'ai noté quelques perles qui vous serviront d'initiation :
Moondog est (trop?) peu connu du grand public : il est trop populaire pour les amateurs de musique savante et trop savant pour les amateurs de musique populaire. Cependant il a toujours conservé les faveurs d'un public restreint appréciant qu'il ait fait le choix ingrat et difficile de se situer à égale distance de ces extrêmes.
Arvo Pärt que j'ai eu la chance d'approcher, lors de sa récente venue à l'Université de Liège, m'a confirmé que l'art de Moondog avait influencé son style néo tonal, une raison supplémentaire, à mes yeux, de se souvenir de cet artiste dont les standards dépassaient largement ce qu'on attend habituellement d'un musicien de rue.
Une œuvre, au concept improbable, a suffi à Terry Riley pour retenir l'attention du monde musical. "In C" ("En ut majeur", 1964), est une partition semi aléatoire tenant sur un seul feuillet, reproduit ci-dessous. Un court mode d'emploi l'accompagne : 53 motifs brefs (riffs) numérotés dans un ordre précis doivent être joués - individuellement ou semi collectivement - par un nombre non précisé d'instrumentistes. Chaque exécutant peut et doit répéter le même motif le nombre de fois qu'il juge opportun avant de passer au motif suivant. Seule l'écoute qu'il reçoit de ses partenaires, forcément déphasés, doit dicter ses choix, le but étant de créer une symbiose différente à chaque exécution. Les pauses sont admises et le compositeur recommande d'en profiter pour se repositionner à bonne distance des partenaires, ni trop en avance ni trop en retard. En particulier, le point final doit mettre tout le monde d'accord, c'est bien le cas de le dire. Au bilan, l'œuvre peut durer entre 30 et 90 minutes selon l'inspiration et l'endurance des interprètes. En studio, l'heure est souvent la bonne mesure, CD oblige.
Ce qui pourrait passer pour une plaisanterie musicale n'en est absolument pas une : l'œuvre a été jouée un nombre incalculable de fois avec un succès évident. Plusieurs versions discographiques sont disponibles, ce qui est plutôt rare pour une œuvre aussi moderne. Rien que le site jpc en référence six et le compte n'y est certainement pas : la version instrumentale de l'ensemble belge Ictus est remarquable mais je ne peux passer sous silence celle de l'ensemble danois Ars Nova où les voix apportent à cette musique une touche d'humanité.
Terry Riley n'a pas écrit que In C, loin de là. Ayant délaissé un temps l'écriture notée pour l'improvisation aux claviers, il revint à une composition rigoureuse en 1979, stimulé par la rencontre avec le Quatuor Kronos, alors en formation au Mills College d'Oakland. Ce fut le début d'une collaboration fructueuse, Riley découvrant les exigences mais aussi les possibilités infinies offertes par les 16 cordes réunies.
Salome Dances (1986) pourrait bien être sa plus belle réussite dans ce domaine : un voyage initiatique de plus de 100 minutes mêlant, en plein 20ème siècle, la discipline du quatuor à cordes à de lointains échos des traditions indiennes (d'Amérique et d'Asie) sur des rythmes syncopés empruntés au jazz. Ecoutez cet extrait du mouvement final, "Good medicine Dance" .
Requiem for Adam, G Song, Cadenza on the Night Plain, …, sont d'autres œuvres ayant bénéficié de la même collaboration avec le Quatuor Kronos.
Dans un tout autre registre, The Book of Abbeyozzud est une œuvre pleine de vie dans une formation inhabituelle pour deux guitares, violon et percussions.
Parmi les œuvres pour clavier, essayez les Keyboards Studies, ici enregistrées par le pianiste, Fabrizio Ottaviuci.
Tous les musiciens plus ou moins marginaux dont nous venons de parler ont ouvert des portes que l'académisme ambiant condamnait à rester fermées. Ils ont contribué, chacun à leur manière, à préparer l'essor du courant néo tonal nord-américain, au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Qu'ils aient emprunté, pour ce faire, les voies du mouvement répétitif est un accident de l'histoire : c'était tout simplement le mouvement artistique "dans le vent", autant en peinture qu'en musique. Cela dit, aucun des protagonistes de ce courant esthétique, qu'ils soient de la première heure comme Moondog ou Riley ou plus récents tels Reich et Glass, n'accepte volontiers l'étiquette "répétitif" qu'on leur colle : ils la trouvent réductrice. Tous se plaisent au contraire à faire remarquer que les répétitions évoquées n'en sont pas vraiment et que le tissu sonore est en transformation permanente sous l'effet d'imperceptibles changements de notes, de rythmes et d'accords. La lecture attentive de la partition est probablement plus révélatrice de ce fait que son écoute chez l'auditeur contemporain, souvent pressé ou distrait.
Le continent américain n'a guère à se plaindre d'avoir été le premier hôte du mouvement répétitif : il y a gagné deux décennies d'avance sur son rival européen. Aujourd'hui le retard se comble progressivement et il y a belle lurette que le mouvement minimaliste a fait école de ce côté de l'Atlantique. Au niveau populaire, Michael Nyman en Angleterre ou Wim Mertens en Belgique ont conquis leur public grâce, en particulier, à des musiques de films parfaitement ciblées mais, dans un registre plus sérieux voire spirituel, Arvo Pärt, John Tavener ou Henryk Gorecki ont oeuvré à intégrer ce concept à de plus vastes et plus savantes constructions. Le public suit, ce que d'aucuns déplorent, adeptes du sérialisme à tous vents rageant qu'en musique aussi le client puisse prétendre avoir raison.