Quel est le plus grand compositeur américain, à supposer que cette question puisse avoir un sens ? Qu'entend-on par grand ? La taille, l'originalité, l'essentialité, l'universalité ? Les deux derniers critères sont nécessaires : l'œuvre d'un artiste essentiel ne s'échange contre aucune autre et elle interpelle, sous toutes les latitudes et à toutes les époques. Voilà pourquoi Bach et Beethoven sont les plus grands. Aux Etats-Unis, aucune personnalité ne semble se détacher du lot avec la force de l'évidence.
Un sondage effectué équitablement entre professionnels et amateurs nominerait sans doute quelques musiciens, cités ci-dessous par ordre chronologique pour ne vexer, provisoirement, personne :
S'il me fallait prendre parti, mon choix personnel se poserait sur celui qui remplit, au mieux, les critères précités et qui, paradoxalement, est le moins connu, du moins de ce côté de l'Atlantique : George Rochberg (prononcez : "Rockberg").
George Rochberg nous a quittés, en 2005, dans une indifférence relative, tant en Europe qu'aux Amériques. Le journal Le Monde du 4 juin 2005 lui a consacré, post mortem, un banal entrefilet d'à peine une douzaine de lignes tandis que The New York Times se fendait d'un hommage à peine plus circonstancié. Un article, mieux documenté, intitulé George Rochberg's Revolution lui avait cependant été consacré par Michael Linton en 1998. C'est fort peu pour un musicien qui a marqué à ce point, de son empreinte, un siècle musicalement bouleversé.
Ses parents, Juifs ukrainiens, ont émigré aux Etats-Unis, en 1912, comme tant d'autres à cette époque (Aaron Copland, Léonard Bernstein et George Gershwin pour s'en tenir à quelques musiciens célèbres) et c'est à Paterson dans le New Jersey, qu'il est né, en 1918. Il a commencé ses études sous la houlette d'un autre immigrant connu, le chef hongrois, George Szell.
Il a peu mais bien voyagé en Europe. On le trouve une première fois, en 1944, comme sous-lieutenant sur les plages de Normandie. Sérieusement blessé, il fut rapatrié aux Etats-Unis où il reprit ses études musicales avec Gian Carlo Menotti au Curtis Institute de Philadelphie. Il conserva, comme beaucoup d'autres musiciens de ce temps, le contact avec les milieux académiques et il occupa la chaire de musique de l'Université de Pennsylvanie jusqu'en 1983.
On le retrouve, en 1950, en Italie auprès de Luigi Dallapiccola (1904-1975), cette fois titulaire d'une bourse de la Fondation Fulbright. C'est Dallapiccola qui lui a révélé et enseigné les techniques sérielles dont il va se faire, un temps, l'apôtre convaincu.
Tant qu'à s'initier à ce style de composition, il avait fait le bon choix d'un professeur convenant à sa sensibilité. En Italie, Dallapiccola a été un sérialiste à part et certainement l'un des plus fréquentables : même après la fin de la deuxième guerre - une période de radicalisation esthétique - il a veillé à ne jamais décourager ses auditeurs potentiels. Ses Canti di Prigionia (plages 1 à 3) ou son opéra Ulisse témoignent d'un grand sens dramatique, véritablement porteur d'émotion.
A son retour au pays, Rochberg a mis en pratique ses compétences sérielles sans toutefois renoncer à trouver l'idiome capable de toucher l'auditeur (Night Music). Les deux premiers quatuors et la deuxième symphonie lui ont valu l'admiration de ses collègues académiques, faisant de lui le leader du courant sériel américain.
Un événement tragique a cependant bouleversé, très concrètement, sa manière d'écrire. En 1960, son fils Paul, âgé de 17 ans, fut atteint d'une tumeur au cerveau entraînant son décès trois ans plus tard. Rochberg tenta tout naturellement d'éponger son chagrin dans l'écriture musicale mais le trio qui était en chantier lui parut inapte et dérisoire.
Réalisant que l'écriture sérielle ne pouvait contribuer à soulager sa peine mais peu enclin à abandonner complètement le travail d'une vie déjà bien remplie, il se mit en devoir soit de réconcilier les systèmes tonal et atonal soit de réapprendre à écrire comme quelques grands modèles qu'il admirait particulièrement (Bach, le dernier Beethoven et Brahms). Assimilant leur style et leur langage, se les appropriant pour ainsi dire, il a écrit quelques œuvres d'une facture parfaite où des collages, jamais littéraux, ont pris place sans heurts. Le résultat est un modèle de tolérance en musique, une vertu aussi rare à cette époque qu'actuellement.
Cette démarche fut très mal reçue par ses pairs qui ne comprirent pas un tel revirement d'attitude. Quelques grands moments de tension ont marqué la création des Quatuors 3 à 6 par les membres dédicataires du Concord Quartet. La salle s'est littéralement coupée en deux : d'un côté, les intégristes qui se sentaient trahis et de l'autre, les tolérants qui découvraient une musique sublime. Léonard Bernstein était de ceux-ci et, étreignant son collègue avec émotion, il l'assura qu'il venait d'écrire quatre chefs-d'oeuvre.
Certains commentateurs se déclarèrent embarrassés : avait-on le droit d'écrire de la musique comme celle-là en plein 20ème siècle ? La question semble stupide et elle l'est certainement mais à cette époque, l'emprise sérielle était telle dans les milieux académiques, pas seulement américains, qu'elle paraissait naturelle. Aujourd'hui, le doute n'est plus permis : les "Concord Quartets" comptent parmi les plus grands chefs-d'œuvre écrits ces 100 dernières années. Il est incompréhensible :
Qu'ont-ils d'enthousiasmant ces quatuors ? Ils proposent la plus belle synthèse dont on puisse rêver au terme d'un 20ème siècle musicalement très chahuté : une alternance parfaitement assumée de tous les styles (a)tonals. On n'avait rien entendu d'équivalent depuis les magistraux quatuors d'Arnold Schönberg.
Le troisième mouvement du 3ème Quatuor, la fugue du 4ème, les trois premiers mouvements du 5ème (voici le troisième en entier) et le deuxième mouvement du 6ème ressuscitent l'atmosphère magique des œuvres homologues de Beethoven.
Le 3ème mouvement du 6ème Quatuor est une sorte de pied de nez aux collègues incrédules : il propose un cycle de variations sur le canon de Johann Pachelbel (1653-1706), le tube bien connu passant pour le sommet du mauvais goût musical, chez les esthètes compassés (Que lui vaut cet acharnement ?). Le finale du même Quatuor baigne, hommages explicites à l'appui, dans un paradis perdu depuis que Mozart, Schubert et Beethoven ne sont plus.
D'autres partitions, pour le piano cette fois, confrontent le même passé (Bach, Beethoven et Brahms) au présent. Par bonheur, la maison Naxos a pris conscience de l'importance de cette oeuvre pianistique et elle en a édité l'essentiel en 4 CD incontournables. Quatre pièces pour piano doivent retenir votre attention en priorité :
Rien ne vous empêche de prospecter davantage, par exemple à la rencontre de ces 3 Pièces élégiaques (n°1, n°2, n°3).
La musique de chambre alterne les créations proprement sérielles (Serenata d'estate, Duo concertante, pour violon et violoncelle, une œuvre où le caractère d'improvisation tempère volontairement l'aridité du langage) et les œuvres mixtes, voire franchement tonales (Ricordanza , pour violoncelle et piano. Celle-ci associe, à nouveau, Brahms et Beethoven, empruntant, à ce dernier, le climat et même un peu plus de son opus 102. Les deux premiers Quatuors à cordes valent également le détour, le premier, en particulier, offrant un bel exemple de sérialisme à visage humain . Ils ont été enregistrés sous le label, CRI American Masters. Il existe encore un 7ème quatuor, apparemment indisponible à l'écoute. Rappelons encore les Caprice Variations, pour violon solo, dont il a déjà été question par ailleurs sur ce site.
L'œuvre pour orchestre comprend 6 Symphonies (n°1, n°3, n°4, n°5, n°6, une 7ème est restée inachevée), un grand Concerto pour violon, dédié à Isaac Stern, un Concerto pour hautbois et bon nombre de pièces passionnantes de dimensions variables : Phaedra, Blake songs, Transcendental variations, Imago Mundi, etc. La firme Naxos poursuit, là aussi, ce qui ressemble à une intégrale; on ne peut que l'en féliciter.
Elle est d'autant plus nécessaire que les enregistrements d'œuvres de Rochberg sont souvent difficiles d'accès. On trouvera une liste, plus ou moins à jour, sur le site ArkivMusic.com et on constatera que certains labels sont, de fait, exotiques.
Rochberg a consigné ses idées théoriques sur le devenir de la musique moderne dans un certain nombre d'essais, rassemblés et publiés en 1984 sous le titre général "The Aesthetics of Survival" (Esthétique de la survie). Des extraits de sa correspondance avec le compositeur canadien Istvan Anhalt ont également été publiés en 2007.
De rares musiciens américains dont John Corigliano (1938- ) et David del Tredici (1937- ), se déclarent ouvertement les héritiers de Rochberg mais beaucoup d'autres lui sont redevables, sans le savoir, du geste libérateur qu'il a posé en écrivant la musique dont il rêvait. George Rochberg incarne une forme d'humanisme en musique : confronté aux conflits stylistiques d'un siècle mouvementé, il a largement contribué à ramener une sorte d'équilibre serein entre tradition et modernité. En assumant pleinement le retour à une forme de tonalité en musique, il a offert trente années d'avance aux Etats-Unis que la "vieille Europe" peine à rattraper.
Certes, cette attitude courageuse lui a valu beaucoup de ricanements, d'inimitiés et de nombreuses désillusions tant il est vrai qu'un artiste aspire naturellement à une certaine forme de reconnaissance. Je suis néanmoins convaincu que l'histoire lui rendra la justice qu'il mérite.