Outre des études de mathématiques à l'Université de Chicago, Philip Glass a poursuivi sa formation musicale à la célèbre Julliard School. Il s'est également perfectionné à Paris, entre 1964 et 1966, dans la classe de Mademoiselle Boulanger, une dame qui a toute une histoire que je vous conterai sans doute un jour. De l'aveu de Glass, elle lui a au moins appris une chose, c'est qu'on pouvait sortir de la "Julliard" sans un bagage technique suffisant. C'est à Paris que Glass a fait la connaissance de la musique classique indienne, ce qui le mènera à une rencontre déterminante avec le grand sitariste, Ravi Shankar.
J'ai rapporté, par ailleurs, l'étrange similitude entre les trajectoires initialement empruntées par Steve Reich et Philip Glass. L'un comme l'autre ont très tôt abandonné l'écriture sérielle pour adopter un minimalisme pur et dur. On notera, à cet égard, les similitudes entre "Music for 18 Instruments" de Reich et l'œuvre tout aussi emblématique de Glass Music in Twelve Parts, dont la durée, ad libitum, peut atteindre 4 heures selon que l'on joue ou non les reprises : c'est l'endurance des interprètes qui décide !
Il est juste de préciser que les œuvres de cette première manière (1967-1974) n'étaient pas destinées à une écoute religieuse, par des spectateurs assis en rangs d'oignons, mais que la représentation autorisait de circuler librement, comme on le ferait dans un musée. Tout au début, la manœuvre était facilitée par l'absence de cohue : les concerts se déroulaient au quatrième étage d'un immeuble désaffecté et rassemblaient une poignée d'auditeurs fidèles, plus quelques égarés dont il ne restait rien à la fin du concert. Ce fut l'époque des vaches maigres où, pour subsister et en particulier pour rétribuer les musiciens du petit ensemble qu'il avait fondé, Glass devait cumuler les métiers les plus divers : plombier, chauffeur de taxi ou déménageur.
Glass a rencontré ses premiers succès à la scène, en particulier lors des spectacles montés par la Compagnie théâtrale "Mabou Mines" installée à New York City (Music for Voices). Toutefois, c'est le Festival d'Avignon qui l'a révélé au monde entier en produisant l'œuvre théâtrale qu'il lui avait commandée. En collaboration avec le metteur en scène Bob Wilson, Glass écrivit Einstein on the Beach (1976) qui le propulsa à l'avant-plan. Dans cette oeuvre qui restera dans les annales, les deux comparses se sont ingéniés à brouiller les pistes en proposant un (non)opéra de 5 heures, sans intrigue, sans dialogues structurés et sans rapport véritable avec le titre. Le chant alterne solfiation, comptage cadencé de un à huit et références diverses à l'actualité du moment, en particulier aux actes du procès de Patricia Hearst. L'œuvre fut reçue, comme toutes les œuvres révolutionnaires, par des ovations et des huées. Elle fit cependant bientôt le tour du monde en passant par notre Théâtre de la Monnaie, bien moins frileux à cette époque qu'il ne l'est aujourd'hui. Une recréation a eu lieu à Montpellier, en 2012, dont vous trouverez des échos ici.
Trente ans après sa sortie, "Einstein" a conservé son pouvoir d'impact, preuve s'il en fallait que l'oeuvre n'avait rien d'une provocation gratuite. Elle a été enregistrée deux fois et bizarrement il semble plus simple de se procurer l'ancienne version CBS que la version Nonesuch, plus récente. Sauf si vous êtes sujet(te) aux crises d'épilepsie, explorez les diverses plages sans vous décourager : au début, il se peut que vous soyez déconcerté d'où, pour davantage de sécurité, commencez par The Bed Aria et enchaînez avec Knee 1. Si tout se passe comme je l'espère, vous commencerez à réaliser qu'il s'agit effectivement d'un des chefs-d'œuvre du 20ème siècle.
Le succès planétaire d'Einstein a marqué le début de la reconnaissance internationale de Glass qui a poursuivi avec deux autres opéras importants. "Einstein" (1976) n'est, en effet, que le premier volet d'une trilogie consacrée à trois personnages historiques qui, outre la science, incarnent la Paix (Gandhi) Satyagraha (1980) et la Religion (Akhenaton) Akhnaten (1983). En ce qui concerne ces deux dernières oeuvres, vous pouvez faire confiance aux anciens enregistrements CBS mais sachez que Satyagraha a été réenregistré récemment.
C'est à dessein que j'ai mentionné les dates de composition de ces trois oeuvres. Aucun compositeur n'a, à ma connaissance, écrit en si peu de temps trois opéras aussi dissemblables qui renouvellent le genre, chacun à sa manière. Cette remarque soulève un authentique paradoxe : si Glass est considéré outre-Atlantique comme un des artistes les plus influents de la deuxième moitié du 20ème siècle, la vieille Europe, et singulièrement la France, le voit comme un usurpateur qui écrit sempiternellement la même musique pour supermarchés. C'est d'autant plus injuste et ridicule qu'on n'entend jamais "Einstein" au Maxi-Carrefour, entre deux réclames du jour. Observez qu'à la même époque (1982), Glass écrivit The Photographer, une pièce de théâtre musical, qui dira encore que Glass se répète ?
Il me semble nécessaire d'expliquer comment on a pu arriver à un malentendu de cette taille. Il est exact que Glass a été, en un certain sens, victime de son succès foudroyant. Il s'est très vite trouvé confronté à un nombre énorme de commandes qu'il ne pouvait honorer sans parfois bâcler. Il aurait pu en refuser certaines et, d'un point de vue artistique, il aurait probablement dû le faire mais il ne l'a pas fait. Beaucoup d'observateurs ont critiqué qu'une démarche commerciale ait pu prendre le pas sur les exigences artistiques. L'artiste a cependant plus d'une fois fait remarquer que, mises à part des bourses d'études, il n'a jamais reçu la moindre aide officielle ni reçu de prix important (Grawemeyer ou Pulitzer).
Il est cependant exact que si l'on choisit, au hasard, un enregistrement de musique de Glass, la probabilité est loin d'être nulle de tomber sur une œuvre faible qui n'est tout simplement pas digne de lui. On lui reproche, en particulier, d'abuser des successions d'arpèges (accords dont on fait entendre successivement toutes les notes) comme remplissage harmonique. Utilisé avec parcimonie, le procédé crée une atmosphère hypnotique prenante (Prophecies) mais utilisé avec entêtement, il peut devenir un tic d'écriture agaçant. On l'aura compris : avec Glass, le choix de l'œuvre est sensible !
Le catalogue de ses œuvres est immense :
Glass excelle dans le mélange des genres et cette activité lucrative est sans doute à la source de bien des réticences que lui manifestent des collègues envieux. Il n'y a pourtant aucune honte à prendre plaisir à l'écoute de ces petites merveilles qui ont pour noms, The Book of Longing (en collaboration avec Leonard Cohen), Passages (en collaboration avec Ravi Shankar), Aguas de Amazonia (en collaboration avec le groupe brésilien Uakti) ou Orion, cette dernière oeuvre mettant en scène quelques musiciens issus de la "Word Music", triés sur le volet.
Glass arrondit également ses fins de mois en écrivant beaucoup pour le cinéma (The Hours - étalant une nostalgie simple mais éloquente - , The Illusionist, The secret Agent, Kundun). La trilogie des "Qatsi", trois films réalisés par le cinéaste Godfrey Reggio est célèbre, dans cet ordre : Powaqqatsi, Koyaanisqatsi et Naqoyaqatsi. Le grand violoncelliste, Yo-Yo Ma, a prêté son concours à cet enregistrement.
Toutes les musiques de films signées "Glass" ne sont pas de cette qualité : Glass a fondé un studio à New York qui fonctionne comme un atelier où des nègres remplissent des partitions à la manière du Maître, le talent en moins. Il serait bien avisé d'exercer davantage son esprit critique mais de toute évidence, il manque de temps pour le faire.
Un site officiel tient à jour la progression du catalogue de cet artiste hyperactif. Une "Glass engine" a longtemps permis de parcourir son oeuvre mais je n'en trouve plus trace aujourd'hui !
La musique de Glass compte parmi celles les plus jouées de par le monde. De grandes maisons d'opéra, à commencer par le Met de New York montent ses œuvres. L'histoire nous dira quelle place il convient de réserver à ce pur produit de la culture nord-américaine.