La formule n'est pas de moi mais de Josef Matthias Hauer (1883-1959), un musicien autrichien ayant mal digéré le rôle mineur que l'histoire de la musique lui attribuait. Elle s'adressait à son collègue Arnold Schönberg (1874-1951), que Hauer soupçonnait, sans nuance, de s'être approprié la paternité du dodécaphonisme.
Les écrits théoriques de Schönberg sont effectivement postérieurs d'un an à ceux de Hauer et Schönberg ne l'a jamais contesté. Schönberg appréciait d'ailleurs le "travail" de Hauer et il s'est toujours voulu conciliant avec lui, souhaitant l'associer à la rédaction d'un ouvrage commun (qui aurait alterné les chapitres défendant le point de vue de chacun !) et même à la création d'une école de musique atonale. Que ces projets n'aient jamais vu le jour est une autre histoire, jamais éclaircie : Hauer n'était guère d'un abord facile et il défendait des idées extrêmes sur le sens de la création musicale. Pour lui, l'art ne doit rien révéler de la personnalité de son auteur : la musique atonale étant, par essence, l'art suprême, elle suffit à révéler la sagesse universelle à celui qui l'écoute.
Instituteur tôt réformé pour raisons de santé, Hauer fut un musicien atypique (organiste, violoncelliste et chef de choeur). Amateur autoproclamé, mais au sens noble du terme, il prétendit n'avoir appris que de son père, entre 5 et 10 ans ! La fréquentation du philosophe, Ferdinand Ebner, semble l'avoir davantage marqué que celle de ses professeurs de musique. A son contact, il a progressivement versé dans un ésotérisme vaguement fumeux dont on trouve des échos dans les commentaires dont il a rétrospectivement entouré l'ensemble de son oeuvre.
Bien qu'ayant commencé à composer dès 1908, Hauer n'a publié sa Symphonie, opus 1, qu'en 1912, à l'âge de 27 ans. A cette époque, il cherchait encore une voie originale, hésitant entre (a)tonalité libre et modalité. Apokalyptische Phantasie, opus 5 (1913), est sans doute l'oeuvre la plus significative de cette période. Voici encore Nomos, opus 2.
En 1918, il publia son premier essai théorique "Über die Klangfarbe (Sur le timbre)" développant un système atonal de composition basé sur les douze sons de la gamme chromatique. Il l'illustra, dans la foulée, dans Nomos, opus 19. Ce fut le début d'une période extrêmement féconde pendant laquelle Hauer écrivit un grand nombre d'oeuvres qui, étonnamment, empruntaient à des formes bien ancrées dans une tradition qu'il récusait par ailleurs (lied, concerto, quatuor à cordes, opéra).
Note un brin technique concernant l'arithmétique musicale développée par Hauer. Le but avéré de tout système dodécaphonique est de mettre sur un pied d'égalité les 12 demi-tons de la gamme tempérée. Un simple comptage révèle qu'il existe 12! = 479 001 600 séries dodécaphoniques distinctes (sans répétition de note) et dans l'approche de Schönberg, aucune n'est a priori exclue. Cependant la monotonie qui menace exige de placer des contraintes venant limiter l'ensemble des séquences de notes acceptables : d'une part, il s'agit d'éviter que la partition contienne des séquences purement aléatoires - ce qui serait la négation de l'art - et d'autre part d'éviter les accords trop dissonants. Le trope est une des solutions trouvées par Hauer à ce problème.
Tout système dodécaphonique appelle idéalement un changement de notations. Les indications à la clé étant devenue obsolètes, Hauer a suggéré de recourir à une portée étendue, disposant 8 lignes parallèles mais inégalement espacées, reproduisant verticalement l'écartement des touches blanches et noires du piano.
Voici un procédé utilisé par Hauer pour limiter le champ des possibles. Il considérait les 12!/(6! 6!)=924 partitions des 12 notes de la gamme chromatique en deux sous-ensembles de 6 notes chacun (hexacordes), entre lesquelles ne pouvaient exister de relation de transposition, d'inversion ou de miroir. Les accords de notes consécutives étaient interdits afin d'empêcher des frictions dissonantes particulièrement douloureuses pour l'oreille. Au bilan, il ne restait plus que 44 tropes, fondamentalement différents. La pièce pour piano intitulée, Deine Wellen umspielten mich, qui ouvre l'opus 25 (plage 9), est précisément basée sur le trope 31. Le lecteur intéressé trouvera davantage de détails techniques sur ce site, auquel j'ai emprunté les figures ci-contre.
Bien que la "découverte" initiale de Hauer ait concerné la notion de trope, il convient d'en relativiser l'importance tant il est vrai que Hauer a souvent procédé à toutes sortes d'essais parallèles, notamment dans ses oeuvres de la période médiane, particulièrement attachante (1919-1939) :
La 3ème manière de Hauer a démarré vers 1939 : il mit définitivement en pratique ses idées sur l'inexpressivité assumée de la musique, n'écrivant plus que des "Zwölftonspiele" simplement numérotés d'après leur date de composition (il en existerait un millier !). Cette production presque mécanique de pièces musicales anticipe, à sa façon, le mouvement minimaliste : une séquence de 12 accords de 4 notes est répétée en boucle, présentant à chaque passage une altération différente qui finit par donner l'impression d'un continuum sans réel début ni fin, une véritable contemplation méditative d'un univers dodécaphonique possible parmi (beaucoup) d'autres.
Cette musique que d'aucuns jugeront impersonnelle ne l'est nullement. Tout s'y trouve : une mélodie, radicalement neutre et impossible à mémoriser, où les 12 demi-tons se suivent dans un désordre subtil, un rythme implacable dont se souviendront encore les minimalistes et un plaisir évident d'écrire la musique la moins expressive possible. Voici quelques échantillons sortis du laboratoire - les mauvaises langues diront de l'usine - de Hauer : Zwölftonspiele pour orchestre (9.1957), flûte, hautbois et quatuor à cordes (1.1958), piano à 4 mains (7.1956), violon et clavecin (8.1948), clavecin (6.1955), quatuor à cordes et piano à 4 mains (4.1957) et pianoforte (1946), orchestre de chambre (10.1957).
J'aime la musique de Hauer même si, soyons lucides, il n'a jamais eu le génie de Schönberg : travaillant essentiellement à l'intuition et revendiquant une musique aussi impersonnelle que possible, il n'a guère préparé la programmation de ses oeuvres au concert. Bien qu'ayant reçu beaucoup d'hommages académiques, dans son pays natal, il est resté sans illusion quant au sort que la postérité réserverait à son oeuvre. Les studios d'enregistrements tentent cependant de réparer cette injustice et quelques CD sont facilement accessibles.
Désabusé, Hauer a signé l'ensemble de son œuvre de cette petite phrase non exempte d’amertume : " Le père spirituel et malgré de nombreux imitateurs, le maître et connaisseur authentique de la musique à douze sons ". On devine qu'elle n'a pas vraiment dû l'aider dans la bataille de reconnaissance de paternité qu’il a menée contre Schönberg.