L'histoire musicale de la Russie, puis de l'ex-URSS, est passée de l'état d'indigence avant 1800 à celui d'une large domination sur tout le 20ème siècle. Elle est indissociable de l'histoire politique de ce pays et sensible, à peu de chose près, aux mêmes repères sur la ligne du temps : 1905-1917-1927-1953-1989.
En Russie, la tradition musicale savante est restée pauvre jusqu'en 1800. Le choix que ce pays a fait de l'orthodoxie religieuse n'est pas étranger à cela : qu'on le veuille ou non, l'histoire de la musique savante européenne a été, à ses débuts, indissociable de la célébration du culte catholique. Nous avons rappelé, par ailleurs, qu'en privilégiant une forme accomplie de chant orné, le culte orthodoxe s'est (in)volontairement privé de toute forme d'expérimentation savante comparable à celle qui s'est développée en Occident, sous la poussée des polyphonistes franco-flamands. L'interdiction de la pratique instrumentale à l'église, promulguée par le tsar Alexis 1er (1629-1676) n'a rien arrangé. Il a fallu attendre le règne de Pierre le Grand (1672-1725) pour que des musiciens français, italiens et allemands, hélas subalternes, soient invités à créer un foyer musical au rayonnement modeste. Au 18ème siècle, Yvan Khandoschkin (1747-1804) apparaît comme le violoniste autochtone le plus réputé de la cour mais les maigres Sonates éditées ne permettent guère de se faire une idée définitive de l'importance de ce compositeur.
Tout le monde s'accorde à désigner Mikhael Glinka (1804-1857) comme le véritable père de la musique russe. Né sous le règne d'Alexandre 1er (1777-1825), ce grand voyageur, musicien talentueux mais un brin paresseux, n'a pas produit le catalogue d'œuvres qu'on eût pu espérer à l'écoute de ses meilleures pages. Une vie pour le Tsar et Rousslan et Ludmilla, deux coups de maître cependant, préfigurent clairement Rimski-Korsakov et inaugurent la lignée des grands opéras russes. Les enregistrements ne sont malheureusement pas légions et ceux que j'ai référencés, en provenance de Russie, sont de qualité médiocre. Si vous voulez entendre sonner votre installation stéréo sur de la musique symphonique de Glinka, reportez-vous plutôt à cet excellent CD paru chez Chandos et qui reprend quelques-uns de ses tubes dont la célèbre "Valse Fantaisie" ou Kamarinskaia.
C'est sur les conseils de Glinka que Mili Balakirev entreprit de fonder le célèbre Groupe des Cinq (Alexandre Borodine (1833-1887), César Cui (1835-1918), Mili Balakirev (1837-1910), Modeste Moussorgski (1839-1881) et Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908)). Notez qu'ils n'étaient que quatre Russes d'origine, vu que Cui était français, son père, Antoine, officier des armées napoléoniennes, ayant pris la tangente vers Vilnius, lors de la retraite de Russie.
Ce groupe d'autodidactes (ce mot ne devait manifestement pas avoir la même signification à cette époque !) s'était donné pour mission de participer au mouvement paneuropéen de réveil des consciences nationales, en réaction à 200 ans de suprématie musicale austro-allemande. Vous éviterez de les tenir dans une même estime car deux (très) grosses pointures se distinguent par un génie particulier :
En marge de ce groupe, ont travaillé le pianiste et compositeur, Anton Rubinstein (1829-1894), fondateur, en 1859, du Conservatoire de Saint-Pétersbourg (son œuvre est largement enregistrée chez Naxos) et le pianiste Nikolaï Rubinstein (1835-1881) fondateur de celui de Moscou, sept ans plus tard. Ils sont frères mais ne les confondez pas - encore moins avec le pianiste Arthur Rubinstein (1887-1982) qui n'est pas de la famille - d'ailleurs, seul Anton a vraiment composé. La rivalité entre les écoles de Moscou et de Saint-Pétersbourg a été source permanente de vitalité pour la musique russe.
On ne présente plus le très "occidental" Piotr Illich Tchaïkovski (1840-1893), un musicien que bizarrement Stravinsky vénérait, lui qui était plutôt avare de compliments. Certains puristes boudent sa musique, lui reprochant une touche de sentimentalisme qu'ils jugent larmoyant. Le public n'en a cure qui l'ovationne à chacune de ses apparitions au concert. Cela dit, évitez de n'écouter que le tonitruant Premier Concerto pour piano (d'autant qu'il en existe deux autres), "Casse-Noisette", "Le Lac des Cygnes" ou "La Belle au Bois dormant". Précipitez-vous plutôt sur sa musique de chambre, particulièrement les trois Quatuors et le superbe Trio à la mémoire d'un grand artiste (NDLR : Nikolaï Rubinstein; on reste en famille !) (plages 1 à 14).
Une pléiade de musiciens plus ou moins intéressants ont gravité autour de Tchaïkovski, Moussorgski et Rimski-Korsakov :
Glazounov était un musicien prodigieusement doué, aux dires de son exigeant professeur Rimsky-Korsakov mais Tchaïkovski n'a pu s'empêcher de préciser que quelque chose d'indéfinissable "l'empêchait de se développer en profondeur". On trouve, en effet, de tout dans sa musique où de très belles envolées côtoient des platitudes peu dignes de lui. Vérifiez par vous-même, ce ne sont pas les extraits d'œuvres qui manquent.
Glière, d'origine allemande, est moins connu que Glazounov et il me semble que c'est encore une injustice flagrante de l'histoire. Ecoutez ses Quatuors ou ses symphonies (n°1, n°3), de préférence dans les interprétations gravées chez Chandos, à découvrir !
Terminons cette énumération par la famille Tcherepnine, Nikolaï (1873-1945), le père, Alexandre (1899-1978) le fils et Ivan (1943-1998), le petit fils. Nikolaï est étrangement le moins enregistré des trois, encore une anomalie : son Echo et Narcisse est pourtant une pièce de qualité.
Tous ces musiciens nés au 19ème siècle eurent en commun de partager une esthétique largement romantique que n'importe quelle caricature qualifierait de slave. Il n'y a guère de place dans leurs œuvres pour la prémonition d'une quelconque modernité.
Trois pianistes compositeurs vont enfin émerger dans ce paysage peu accidenté, expérimentant de nouvelles harmonies au piano. Le premier, Alexei Stanchinsky (1888-1914), est fort peu connu mais ce n'était pas le cas de Prokofiev et de Lourie, qui l'admiraient. Il n'a pas vécu très longtemps et la maladie mentale dont il souffrait ne lui a pas permis de compléter toutes ses œuvres. Des collègues s'en sont chargés. Préludes, Sonate et Esquisses sont rassemblés dans ce CD qui me semble une découverte essentielle.
Samuel Feinberg (1890-1962) fut un temps un professeur des plus appréciés au Conservatoire de Moscou. Il a exploré le chromatisme jusque dans les années 1930 puis est revenu à un style plus diatonique (Concerto pour piano n°2, enregistrement historique, avec le compositeur en soliste). Son œuvre purement pianistique doit impérativement être connue (Sonates n°2, n°4, n°8).
Alexandre Scriabine (1872-1915) est plus connu, de nom en tous cas. Son œuvre, imprégnée d'un romantisme "fin de siècle", annonce néanmoins une ère nouvelle. Scriabine était adepte de théories théosophiques fumeuses, héritées de l'anthroposophie de Rudolf Steiner. La traduction musicale qu'il en a faite ouvre une fenêtre sur la modernité en Russie, par un élargissement tout personnel de l'harmonie : à ce titre, elle vaut infiniment plus que le modèle qui lui a servi de prétexte. L'œuvre pianistique de Scriabine est un monument incontournable de l'histoire de la musique. Le label Capriccio vous la propose, sous les doigts de Maria Lettberg, au doux prix de 32 euros pour 8 CD. Son œuvre symphonique, essentiellement 3 symphonies, un Concerto pour piano et "Le Poème de l'Extase", est sans doute moins novatrice mais elle doit également faire partie de toute discothèque qui se respecte.
Si l'école nationale russe s'est affirmée, comme beaucoup d'autres en cette fin de siècle, rien ne semble avoir annoncé sa domination prochaine. Vers 1900, l'Allemagne, qui régnait sans grand partage sur la musique depuis 200 ans, a commencé à sentir les premiers symptômes de la paralysie : sa musique s'est hypertrophiée, sous les influences conjuguées d'Anton Bruckner (1824-1896), Gustav Mahler (1860-1911), Richard Strauss (1864-1949), Alexander von Zemlinsky (1871-1942) et du jeune Arnold Schönberg (1874-1951). Certes, elle impressionnait encore les auditoires par son gigantisme sonore mais on sentait bien qu'elle s'engageait dans la voie, sans issue, de la surenchère orchestrale permanente.
Digression : On a curieusement connu un précédent dans histoire de l'évolution des espèces : il y a 65 millions d'années, certains vertébrés se sont développés au-delà de toute limite raisonnable : ce fut l'ère des diplodocus. Il fallait bien que, d'une manière ou d'une autre, cette inflation s'arrête. On raconte qu'une météorite (providentielle ?) aurait mis un terme à cette évolution inquiétante : hasard ou nécessité ? Toujours est-il que la musique allemande allait, elle aussi, subir son cataclysme : la défaite de 1918.
On pourrait trouver "symboliquement juste" que la France, déclarée "vainqueur aux points" de l'Allemagne, puisse prendre sa place au sommet de la hiérarchie musicale. Après tout, elle ne manquait pas d'arguments, emmenée par un musicien au talent exceptionnel : Claude Debussy (1862-1918).
Ce serait oublier que cette victoire devait tout au débarquement des troupes nord-américaines dont on fait - rétrospectivement - bien peu de cas, en comparaison de celui de 1944; plus de 2 millions de "boys" furent pourtant impliqués dont 50000 ne revinrent jamais au pays.
C'est en 1918 - et nullement en 1945 - que les Etats-Unis ont fait main basse sur la régence du monde. Le président Wilson a parfaitement compris le bénéfice à long terme qu'il pouvait tirer d'une intervention militaire dans un conflit qui ne le concernait pas directement. Le Congrès de Vienne (1815) s'était tenu en français, celui de Versailles se tiendrait en anglais !
Certes, la pénicilline, les bas en nylon, le Coca-cola et les chewing-gums n'ont envahi l'Europe que plus tard mais l'impérialisme anglophone a commencé dès 1918. En 1905, les diplomates s'exprimaient encore en français et tout scientifique digne de ce nom devait lire l'Allemand s'il voulait se tenir au courant des travaux d'Albert Einstein. En 1918, les Zeitschritf für Physik ne sont plus dans le coup : désormais, il faut publier dans la Physical Review et Einstein s'apprête à faire ses valises pour Princeton. Les Européens mesurent bien peu le prix qu'ils continuent de payer pour s'être battus comme des chiffonniers et ils ne peuvent s'en prendre qu'à eux-mêmes, ou du moins, à leurs décideurs.
Revenons à la musique : une place, au sommet de la hiérarchie musicale, était donc à prendre, que les américains ne pouvaient (encore) revendiquer. C'est, contre toute attente, la Russie qui s'est imposée, malgré un climat politique de plus en plus difficile, pour ne pas dire détestable.
Deux noms ont incarné cette suprématie : Igor Stravinsky (1882-1971) et Dimitri Schostakovitch (1906-1975). L'un a choisi de quitter la Russie lorsque la Révolution a menacé, l'autre a choisi de rester au pays quoi qu'il arrive. Chacun a créé un univers sonore inégalé au 20ème siècle. On a comparé Stravinsky à Picasso pour la virtuosité avec laquelle il changeait de style et Schostakovitch à Beethoven pour ses qualités de tribun symphonique et de chambriste sondeur des profondeurs de l'âme. Un troisième musicien, Sergueï Prokofiev (1891-1953), leur est souvent associé mais il se situe en retrait.
La suprématie artistique d'une nation ne se mesure pas uniquement à l'aura de ses chefs de file et, de fait, trois générations de musiciens russes ont forcé l'admiration, toutes mouvances stylistiques confondues. Dans l'ordre alphabétique, pour ne vexer personne à ce stade :
Auerbach, Desyatnikov, Firsova, Golovin, Goubaïdoulina, Kabalewski, Karajev, Kasparov, Karetnikov, Khatchatourian, Khrennikov, Knaifel, Lokshin, Lourie, Mansourian, Martynov, Medtner, Miaskovski, Mossolov, Outvolskaïa, Pavlova, Popov, Prokofiev, Rabinovitch, Rachmaninov, Raskatov, Roslavets, Schnittke, Shchedrine, Silvestrov, Suslin, Sviridov, Tchaïkovski (Boris), Titchenko, Weinberg, Wustin, Zhukov, …, mais n'anticipons pas.
La Sainte Russie avait rendez-vous avec l'Histoire, un dimanche de janvier 1905. Avec le recul, ce fut un rendez-vous manqué, le Tsar Nicolas II (1868-1918) ayant négligé de prendre l'avertissement populaire au sérieux. La vie reprit - provisoirement - son cours mais les plus lucides devinèrent qu'une révolution couvait.
Igor Stravinsky comprit, dès 1910, qu'il était urgent de faire ses valises (Beaucoup plus tard, en 1962, il revisitera son pays). Il faut dire qu'il a toujours eu la bougeotte : après une halte en Suisse durant la première guerre, il a longuement séjourné en France puis aux USA où il est décédé. Il trouvera encore le moyen de faire un dernier voyage en gondole pour se faire inhumer dans le carré orthodoxe du cimetière San Michele, un endroit que vous seriez impardonnable d'ignorer, lors de votre prochaine escapade à Venise. J'introduirais volontiers une demande pour assurer mon repos éternel dans ce lieu magique mais il paraît qu'elle ne serait pas recevable, au motif que je ne suis pas orthodoxe. Dommage.
Aucun autre musicien n'a eu cette capacité de brouiller continuellement les pistes stylistiques. Après un écolage "Korsakovien" (Symphonie opus 1, Scherzo fantastique), sa rencontre avec le chorégraphe Serge Diaghilev a déclenché sa période des "ballets russes" (L'oiseau de feu, Petrouchka et Le Sacre du Printemps). Cette dernière œuvre, emblématique, est au 20ème siècle ce que la "Symphonie Héroïque" de Beethoven fut au 19ème : le signe d'un nouveau départ, en l'occurrence celui de la modernité.
Elle a été chorégraphiée un très grand nombre de fois, par Pinna Bausch, Heddy Maalem, ..., et évidemment, Maurice Béjart. La chorégraphie notée par Nijinski a été filmée, sous la supervision du compositeur; elle vaut également le détour malgré une bande "son" plutôt médiocre, approuvée par Stravinsky, je me demande bien comment cela a été possible.
Curieusement, la sauvagerie calculée du "Sacre" ne connaîtra guère de descendance directe, mis à part un écho isolé, venant précisément de Russie, lorsqu'un an plus tard, Prokofiev fera entendre sa Suite Scythe. Même Stravinsky passera à autre chose : Renard, Mavra et Noces, à bien des égards ses œuvres les plus personnelles, cultivent une autre modernité toujours empreinte d'accents de sa Russie natale. Viendront ensuite les périodes néo-classique (Histoire du Soldat, Pulcinella, Rake's Progress), tchaïkovskienne (Appolon Musagète), jazz (Ebony Concerto) et finalement atonale (Agon).
Fasciné par les techniques d'enregistrement, Stravinsky n'a laissé à personne d'autre qu'à lui-même et à son assistant, Robert Craft, le soin de fixer sur disque les normes interprétatives de son œuvre. Le résultat, remastérisé par Sony en 22 CD, est disponible pour moins que 30 €. A ce prix, vous n'avez aucune excuse d'ignorer les recoins de l'œuvre de ce maître. Une deuxième version - plus complète - est en cours de réalisation chez Naxos mais le prix sera certainement plus élevé.
Cette période, trouble au plan politique, fut plutôt euphorique en musique, entrechoquant joyeusement toutes sortes de courants : motorisme, futurisme, constructivisme, … . De jeunes musiciens d'avant-garde, regroupés autour du Mouvement pour la Musique Contemporaine (de l'époque !), l'AMC, se mirent en devoir d'absorber tout ce qui se faisait de neuf à l'Ouest et d'innover à leur tour. Arthur Lourie (1892-1966) en était le chef de file, suivi par des musiciens aussi talentueux que Nikolaï Roslavets (1881-1944) ou Alexandre Mossolov (1900-1973).
D'Arthur Lourie, régalez-vous des rêveurs Cinq préludes fragiles, opus 1, ou encore des cubistes Formes en l'air. Comparez avec les pièces proposées par Mossolov et surtout de Roslavets et observez l'élargissement des portées.
Un mouvement antagoniste a cependant bientôt pris naissance : l'ARMP (Association Russe des Musiciens Populaires), prônant - que dis-je - exigeant la prolétarisation de la musique. Charitable, je ne citerai pas de noms mais un combat idéologique était sur le point de naître.
Lénine tenta d'arbitrer le débat en mettant sur pied le Narkompros, sorte de Commissariat à la Culture, chargé de trouver une solution à cette équation insoluble : créer un art révolutionnaire (au sens antibourgeois) qui ne commette pas l'erreur de nier la tradition. Anatoli Lounatcharski en fut le premier commissaire en chef et il prit soin de ne pas opposer AMC et ARMP.
Cette période incertaine où la modernité pouvait encore s'exprimer en tous sens fut faste, sur fond de rivalité entre les deux pôles d'influence : Moscou et Saint-Pétersbourg. Le second peut - justement - s'enorgueillir d'avoir formé le trio de pointe Stravinsky-Prokofiev-Schostakovitch.
Prokofiev fut, à bien des égards, le moins heureux des trois. Exilé en 1918, il se laissa convaincre de revenir au pays en 1932. A posteriori, ce fut une erreur car aucune des promesses qui lui avaient été faites ne fut tenue : logé à la même enseigne que les autres, il a été inquiété toutes les fois qu'il a tenté de revenir à la modernité de ses jeunes années. Par malheur, une santé fragile ne lui a pas permis pas de résister comme il l'aurait pu et dû le faire. La musique de Prokofiev est appréciée du public frileux qui l'a longtemps située à la frontière de la modernité consommable. Les Concertos pour piano et violon n'ont jamais quitté le répertoire, de même que les Sonates pour piano. Ses 3 grands ballets populaires, "Roméo et Juliette", "Cendrillon" et " La Fleur de Pierre", n'ayant jamais porté flanc à la critique officielle, ils n'ont jamais quitté l'affiche du théâtre Bolchoï : il faut leur reconnaître une indéniable efficacité, digne de celle des œuvres homologues de Tchaïkovski. Ses 7 Symphonies et ses Opéras ont - par contre - connu des fortunes diverses. Enfin, vous testerez votre installation stéréo en écoutant - avec la délectation qui s'impose - Yvan le Terrible, paru chez Chandos, initialement une musique pour le film d'Eisenstein. Terrible, c'est bien le mot.
D'autres musiciens que rien ne retenait au pays avaient également fait leurs valises, constituant une deuxième vague d'émigration après celle des années 1905. Wladimir Vogel (1896-1984), un musicien atypique dont nous aurons à reparler, partit pour Berlin en 1918, tandis que Nikolaï Tcherepnine et Alexandre Gretchaninov prirent le chemin de l'exil respectivement en 1921 et en 1925.
Autres partants de marque, des pianistes hors pairs : Serge Rachmaninov (1873-1943), dès 1917, et Nikolaï Medtner (1879-1951), en 1921. L'un comme l'autre traverseront leur siècle en s'exprimant, sans complexe apparent, dans un idiome romantique, effusif chez Rachmaninov et beaucoup plus contrôlé chez Medtner. Est-ce à cette différence qu'il convient d'attribuer le succès, jamais démenti, du premier auprès du public et le parcours bien plus difficile de son talentueux collègue et d'ailleurs ami ?
Le cas de Sergueï Bortkiewicz (1877-1952) est légèrement différent : ce pianiste de talent, d'origine polonaise, a quitté la Russie pour l'Allemagne avant la révolution. Ses oeuvres bien oubliées aujourd'hui devraient cependant ravir les amateurs de Rachmaninov (Concertos pour piano, n°2 et n°3).
Précisons que tous ne sont pas partis, tel Maximilian Steinberg (1883-1946), qui ayant ignoré la modernité (Symphonie n°1) a pu vivre sa vie de compositeur romantique sans être inquiété par les décrets qui allaient bientôt pleuvoir.
En Russie, l'année 1927 a sonné la fin de la récréation (mais pas de la création comme nous allons le voir !). C'en fut fini de la multiplicité des courants esthétiques : on est (officiellement) passé sous le règne de la pensée unique. La politique s'est mêlée de régenter les arts et ce sont, sans surprise, les directives du Prolektikut qui se sont imposées (Le nom de cette émanation de l'ARMP ne nécessite guère de traduction) : désormais, les artistes eurent pour instruction de se mettre au service du prolétariat. Restait à comprendre ce que cela pouvait signifier en musique. Pas de panique, le mode d'emploi était fourni : écrire une musique populaire - au plus mauvais sens du terme - facile à retenir et qui loue l'ardeur d'un peuple qui travaille en chantant. Tout compositeur ne respectant pas les consignes était, par définition, un "déviationniste formaliste" qui devait être exclu du système (édition des œuvres, concerts, enregistrements, …). En particulier, tout positionnement artistique spéculatif ou savant était proscrit.
Il ne faut ni rire ni pleurer de cette censure car, aussi invraisemblable que cela puisse paraître, on en trouvera des échos, en France, sous l'ère Boulez, avec la règle inverse : être le plus formaliste possible.
C'est de cette époque que date l'Union des Compositeurs à laquelle il fallait adhérer si l'on ne tenait pas à vivre dans une éternelle marginalité (et plus simplement, vivre tout court !). A sa tête, Tikhon Khrennikov (1913-2007) fut beaucoup critiqué à l'Ouest pour avoir joué les censeurs. On trouve actuellement des observateurs plus indulgents qui considèrent qu'il fut surtout prisonnier d'un régime dont la violence surpassait ses capacités à réagir. Il n'était ni bête ni sourd et mesurait parfaitement le génie de Schostakovitch et de Prokofiev qu'il a souvent cherché à réhabiliter, en particulier pour qu'ils reçoivent le Prix Staline. Compositeur lui-même, sa musique est délaissée en Occident, souffrant du mépris qui frappe l'homme. Ses trois Symphonies ont été enregistrées par Evegeny Svetlanov mais l'enregistrement ne se trouve pas aisément. Je ne peux vous soumettre que de courts extraits de son Concerto pour violon n° 2 (CD9), dans l'interprétation de Leonid Kogan. Ce qui est amusant - si l'on peut dire - c'est que rien d'essentiel ne différencie cette musique de celles des deux autres "K", Aram Katchatourian (1903-1978) et Dimitri Kabalewski (1904-1987), taxés eux de formalisme !
D'autres musiciens, Nikolaï Miaskovsky (1881-1950) et son élève Vissarion Chebaline (1902-1963), ont également été rappelés à l'ordre, en janvier 1948, par le commissaire Andreï Jdanov, lors d'un congrès de "recentrage". Les 27 Symphonies du premier nommé, dirigées par Svetlanov, sont aujourd'hui rassemblées dans un album de 16 CD qui ne vous coûtera que 58 euros. Ecoutez les extraits proposés avant de commander : il se peut que vous n'aimiez pas du tout la noirceur qui imprègne ces œuvres, auquel cas vous n'auriez pas fait une si bonne affaire que cela.
Je préfère personnellement l'oeuvre, hélas confidentielle de Gavriil Popov (1904-1972). J'ai déniché un enregistrement Olympia de ses deux premières symphonies (Début de la 1ère Symphonie : ) et la surprise est totale de découvrir une musique évitant les clichés qui abondent dans l'oeuvre Miaskovsky.
Deux musiciens intègres illustrent parfaitement les attitudes extrêmes que l'on pouvait adopter, face à tant de coercition :
Aucun climat ne pouvait plus mal préparer la Russie à dominer le monde de la musique et c'est pourtant ce qui s'est produit : l'exercice de cet art s'est transformé en un numéro d'équilibrisme où la notion de résistance intellectuelle a trouvé sa plus belle cause au 20ème siècle.
Un jeune homme, Dimitri Schostakovitch (1906-1975), a incarné cette attitude résistante. Elle ne fut pas frontale et on le lui a un temps bêtement reproché à l'Ouest mais elle eût été une folie. Elle fut au contraire larvée, l'homme feignant de courber l'échine en ne s'inclinant jamais. Il fit des débuts fracassants en publiant, en 1925, quand tout était encore possible, une Première Symphonie qui allait bien vite faire le tour du monde. Arturo Toscanini la défendit avec enthousiasme. Enhardi par ce succès, il écrivit en 1928 un opéra hypermoderne, Le Nez, une satyre bureaucratique étonnante d'après Gogol où l'on peut entendre, entre autres audaces, un étonnant solo de batteries (plage 24). Ses jours d'affiche furent cependant comptés : peu avant sa mort, en janvier 1924, Lénine avait rédigé son testament politique où il mettait les camarades clairement en garde contre les méthodes expéditives du secrétaire Staline, recommandant qu'on l'écarte du pouvoir. Ce ne fut pas fait et on connaît la suite. Il ne restait plus aux musiciens qu'à jouer sur la multiplicité des interprétations possibles qu'on peut faire d'une œuvre musicale.
L'un des plus habiles à ce jeu fut précisément Schostakovitch qui explora toutes les stratégies envisageables. Lorsque vint le temps des 2ème (1927) et 3ème (1929) Symphonies, il les baptisa opportunément "Octobre" et "1er Mai". Peu jouées de nos jours, ne serait-ce qu'en raison de l'effectif choral qu'elles réclament, elles ne manquent pas de qualités mais elles sont alourdies par des textes patriotiques destinés à donner le change. A la décharge du compositeur, la même musique purement instrumentale n'aurait sans doute jamais franchi l'obstacle de la désormais incontournable "Commission de censure préalable". Schostakovitch, en personne, commentait en ces termes : "Mettez un titre ou quelques paroles de circonstances et une musique formaliste devient révolutionnaire ".
Le compositeur était cependant trop profondément artiste pour ne pas mesurer les limites du procédé. Il se mit en devoir de se ressourcer au contact d'une prodigieuse 4ème Symphonie (1936) que son pessimisme condamnait d'avance. Elle ne sera, de fait, créée que 25 ans plus tard car entre-temps, un incident sérieux avait dégradé le climat ambiant.
Le deuxième opéra de Schostakovitch, "Lady Macbeth du District de Mzensk", franchit étonnamment l'obstacle de l'audition d'approbation en 1932, et il entama une carrière fulgurante, tant à Moscou qu'à Saint Pétersbourg. En 1936, il approchait la 200ème représentation (du jamais vu au 20ème siècle) quand il prit au camarade Staline la fantaisie d'aller l'entendre. Il faillit s'étrangler en voyant une femme adultère empoisonner un mari brutal et alcoolique, au son d'une musique grinçante, collant au plus près de l'action. Sa réaction ne se fit pas attendre : le sort de la musique fut réglé dès le lendemain dans la Pravda sous le titre : "Du chaos en place de Musique". L'œuvre disparut de l'affiche. Evidemment, aujourd'hui, elle y est revenue, avec éclat, comme l'une des œuvres majeures du 20ème siècle.
Les années 1948-49 ont marqué l'apogée des répressions et Schostakovitch y a perdu sa chaire d'enseignement. Chacun a résisté comme il a pu. Certains, Prokofiev et Miaskovski, de santé fragile, encaissèrent mal. Khatchatourian, d'un naturel optimiste, prit les choses avec philosophie, évitant d'écrire de façon trop moderne. Quant à Schostakovitch, il donna le change en publiant des œuvres plus ou moins anodines (Le Chant des Forêts) tout en conservant dans ses tiroirs des oeuvres ambitieuses (Concerto pour violon n°1) pour des jours meilleurs qui n'allaient heureusement pas tarder.
Commentaire : Schostakovitch ou la satire comme moyen de survivre. Le jeune Schostakovitch était d'une nature turbulente : son opéra, Le Nez, montrait qu'il ne craignait pas d'illustrer un livret complètement surréaliste (Lisez ici le résumé de l'action). En 1932, il a travaillé à un nouvel opéra satyrique en trois actes sur un livret de Tolstoï (Alexei, pas Léon), Orango. Le sujet, futuriste, traitait le cas d'un biomorphe, mi-homme mi-singe, fruit de la science soviétique et destiné à gravir les marches de la hiérarchie politique jusqu'au Soviet suprême. Inutile d'ajouter qu'après les déboires connus par Le Nez et Lady Macbeth, le projet était condamné d'avance. Il fut, de fait, abandonné. On ignorait, jusqu'il y a peu, que le travail avait pourtant bien progressé et on vient de retrouver la réduction pour piano du premier acte complet. Le musicologue anglais Gerard McBurney s'est attelé à la tâche de l'orchestrer pour le résultat que voici. Un enregistrement existe.
Cette facilité qu'a toujours eue Schostakovitch de voir le côté grotesque des choses l'a certainement aidé à survivre dans cet univers de fous. Ulcéré par les excès de 1948, il s'est, par exemple, défoulé en écrivant une petite cantate satirique, Rayok, mettant en scène les dignitaires du régime et ridiculisant les décrets de Jdanov. Jouée une seule fois (en privé !), elle dût attendre 1989 et Rostropovitch pour être représentée en public. Ce n'est nullement un chef-d'œuvre, c'était une soupape de sécurité.
En 1950, Schostakovitch réussit un coup de poker : convié au bicentenaire Bach à Leipzig, il écrivit, pour Tatiana Nicolaïeva, l'extraordinaire cycles des 24 Préludes et Fugues. Rien n'est plus "formaliste" qu'un recueil de préludes et fugues - impossible de moissonner en les fredonnant ! - mais critiquer cette forme bourgeoise aurait signifié critiquer Bach ! Cette fois, Staline et ses acolytes étaient pris au piège. De plus, la réputation du musicien ne cessait de grandir à l'étranger : Schostakovitch n'avait-il pas fait la couverture de Time Magazine (en juillet 1942) ? N'ayant plus le choix, les ukases du parti firent des concessions, tentant au moins de récupérer le grand artiste à des fins de propagande. Khrennikov dénicha dans le catalogue de ses œuvres celle qui pouvait recevoir le toujours convoité - car rémunérateur - "Prix Staline" : le célèbre Quintette à clavier eut cet honneur en 1950. Schostakovitch le reçut à nouveau en 1952.
Digression : La couverture du Time Magazine a fait le tour du monde à une époque où la résistance de Leningrad à l'envahisseur nazi enflammait les imaginations. Schostakovitch s'était porté volontaire afin d'y participer activement et on lui avait trouvé des compétences de pompier, d'où le casque ! Cela dit, il convient de relativiser la clairvoyance des journalistes du Time : un an plus tard, c'est Staline en personne qui faisait la couverture, déclaré Homme de l'année 1943 … on croit rêver !
Discographie d'urgence :
Parmi les élèves de Schostakovitch, on distingue particulièrement deux noms :
Le camarade Joseph Staline est mort le 5 mars 1953, le même jour que Prokofiev. Dans la Pravda du lendemain, il paraît (je n'ai pas vérifié) qu'on ne trouve la deuxième nouvelle qu'en page 116 ! Staline est d'ailleurs mort deux fois, puisqu'en 1956, son successeur, Nikita Kroutchev, entreprit une vaste opération de déstalinisation. Sans qu'on puisse parler d'un retour à la normale, il faut admettre que les artistes ont commencé à respirer. De grands interprètes, Sviatoslav Richter (piano), David Oïstrakh (violon) et Mstislav Rostropovitch (violoncelle) ont enfin pu se produire à l'Ouest, emportant des partitions demeurées dans les tiroirs, par précaution. C'est ainsi que le Premier Concerto pour violon de Schostakovitch fit instantanément le tour du monde et son auteur, reconnu comme le Beethoven du 20ème siècle, en devint intouchable. Sa vie en tous cas ne fut plus menacée. Fatigué cependant par un combat de tous les jours, le musicien entretint des rapports de plus en plus étroits avec la mort. Celle-ci étreint toutes ses dernières partitions dont la bouleversante et ultime Sonate pour alto et piano.
La disparition de Schostakovitch, à 69 ans, a sorti de l'ombre deux générations de musiciens. Des classiques, au sens indémodable du terme, qui vont continuer d'écrire dans la mouvance de leur maître et des aventuriers qui vont s'émanciper. Les uns sont authentiquement russes :
Les autres proviennent de lieux excentrés, d'où une contestation possible par rapport à la nationalité russe :
On ne peut exclure que l'éloignement par rapport à la capitale ait favorisé une liberté d'écriture chez ces musiciens mais un autre facteur a aussi joué : le violoniste letton, Gidon Kremer, s'est particulièrement dévoué à la cause des musiciens soviétiques opprimés. Doué d'un pouvoir de déchiffrage extraordinaire, il peut se permettre d'ajouter sans cesse de nouvelles partitions à son répertoire. Les festivals de Lockenhaus (Autriche) et de Gstaad (Suisse) qu'il a animés ont été largement consacrés à la défense de cette cause. Outre les musiciens précités, il a également contribué à la diffusion d'oeuvres de :
Mentionnons encore quelques musiciens atypiques aux esthétiques diverses :
Tous ces musiciens partagent un point commun : ils ont pratiquement tous évité le "piège" du sérialisme (sauf Denisov et Kasparov). A cet égard, on voit bien que la dictature stalinienne n'a pas eu que des effets négatifs : en fustigeant le dodécaphonisme et après 1945, le sérialisme, l'Union des compositeurs a préservé l'URSS d'un mal qui allait handicaper la création en Europe occidentale, singulièrement en France, en Allemagne et en Italie. Beaucoup de musiciens russes importants comme Pärt, Schnittke et Silvestrov n'ont expérimenté ces systèmes que clandestinement ou avec retard, ce qui leur a permis de prendre beaucoup plus facilement leurs distances, une fois qu'ils en ont compris les limites.
La Glasnozt, littéralement "Transparence" mais au figuré, "Liberté de parler" ou … d'écrire de la musique n'a pas eu que des effets positifs.
Tant que la Russie a connu un régime d'oppression intellectuelle sans équivalent dans l'histoire, les meilleurs de ses artistes se sont réfugiés dans "leur" musique pour résister et survivre, créant, de fait, une liste impressionnante de chefs-d'œuvre. Il a suffi que les fenêtres s'ouvrent sur le monde extérieur et que l'air redevienne respirable pour que la situation devienne bien moins favorable.
L'histoire de la musique soviétique confirme que toute œuvre d'art gagne en essentialité lorsqu'elle cultive une part de résistance : aux modes, au conformisme ambiant, aux diktats officiels bref au courant de pensée unique. Une fois les libertés recouvrées - enfin tout est relatif, on reste quand même en Russie ! - cette source a tendance à se tarir naturellement et c'est bien ce qu'on observe.
La disparition d'Alfred Schnittke, en 1998, a signifié la fin de l'hégémonie musicale soviéto-russe. Les septuagénaires toujours actifs, Pärt et Silvestrov, ne suffisent plus à la maintenir en place. La jeune musique russe continue évidemment d'exister mais elle est rentrée dans le rang. A l'aube du 21ème siècle, les foyers musicaux principaux se sont déplacés vers les Etats Baltes, les Etats-Unis et le Royaume Uni sans qu'un centre semble actuellement s'imposer aux autres.
Les amateurs de curiosités électro-acoustiques ambiantes feront une (petite) place à Mikhail Chekalin Green Symphony (1959- ) : le genre a été peu pratiqué en URSS, vous devinez à présent pourquoi.
Pavel Karmanov (1970- ) est sur myspace.com : rejoignez-le sans tarder, il a déjà 78 amis dont John Adams, Michael Nyman, Arvo Pärt, Steve Reich et Gavin Bryars. De plus vous découvrirez beaucoup d'extraits divertissants : sa musique est facile mais cela fait parfois du bien de ne pas se casser la tête ! C'est un adepte du minimalisme à sa sauce. Ecoutez sa Pocket Symphony, Music for Fireworks ou Cambridge Music, nettement hérités du britannique Michael Nyman, au point qu'il pourrait y avoir contestation en ce qui concerne la dernière pièce citée, enfin ils sont quand même amis. J'aime beaucoup "Before Christmas", pour flûte quatuor à cordes et bande magnétique, ainsi que "Forellenquintet".
La meilleure musique russe actuelle, du moins celle portée à ma connaissance, provient d'une artiste native de l'Oural mais émigrée en Allemagne, Lera Auerbach (1973- ). Elle cumule les talents de poétesse, de pianiste virtuose et de compositrice. Sa musique intègre harmonieusement les esthétiques tonales et atonales. Signe qui ne trompe pas, elle est publiée chez Sikorski (l'éditeur de Schostakovitch, Prokofiev et Schnittke). Branchez-vous de toute urgence sur son site, extrêmement complet, vous ne le regretterez pas. Outre une biographie trilingue, vous y découvrirez beaucoup de très bonne musique en large écoute : Son "Requiem pour Icarus" se présente comme une découverte essentielle ! Vous enchaînerez avec des extraits des 24 Préludes pour violon et piano, la Symphonie n°1 et quantité d'autres pages. Remarquable !
Trois genres ont joué un rôle particulier dans le paysage de la musique russe : le chant (d'inspiration) orthodoxe ou du moins ce qui pouvait subsister sous un régime balayant les croyances religieuses, le grand ballet et l'opéra.
La solidité du livret et du mythe qu'il transmet sont des éléments essentiels à la crédibilité d'un opéra. La musique que Giuseppe Verdi a écrite pour Il Trovatore est certes superbe mais le livret qu'elle porte est d'une débilité tellement profonde qu'il est impossible de souscrire à l'idée que l'ouvrage est un spectacle total. Rien de tel avec La Dame de Pique, Boris Godounov, Le Nez ou Lady Macbeth : l'histoire est forte et narrée au plus près de sa réalité tragique.
Si la plupart des compositeurs russes se sont essayés au genre de l'opéra, tous n'ont pas connu le même succès à la scène. Les opéras de Rachmaninov, Francesca da Rimini, Le Chevalier avare et Aleko, valent un sérieux détour et cependant ils sont très négligés. Prokofiev a consacré beaucoup de temps à l'opéra (8 en tout) Guerre et Paix, Les Fiançailles au Couvent, L'Ange de Feu, Le Joueur, L'Amour des Trois Oranges, …, mais au disque, il n'a pas trouvé beaucoup d'éditeurs pour le servir dans de bonnes conditions. Chandos a excellemment gravé quelques oeuvres mais en version … anglaise, une fantaisie
Digression. Le débat entre cinéphiles puristes qui exigent la version originale et les paresseux qui préfèrent les versions traduites n'est donc pas nouveau. On trouvait déjà au 19ème siècle des amateurs d'opéra qui n'appréciaient pas du tout que Mimi agonise en italien, dans un grenier parisien, au motif que le compositeur s'appelait Puccini. Pourtant, il n'était pas rare que la version traduite soit officialisée par le compositeur en personne, désireux que son œuvre ne connaisse pas un flop à l'étranger. Aujourd'hui, on préfère miser sur un minimum de culture chez le spectateur : l'intrigue de la Bohême n'est quand même pas compliquée au point qu'il faille la traduire sous la forme d'une (distrayante = qui distrait) bande déroulant des sous-titres. Ajoutons que la plupart du temps, ces intrigues sont tellement au ras des pâquerettes qu'il vaut mieux qu'on ne comprenne pas trop ce qui se dit. Ceci ne concerne précisément pas les opéras russes et c'est bien ce qui fait leur force de persuasion.
Plus près de nous, on trouve des essais remarquablement transformés sous la plume de musiciens peu connus : Tijl Uilenspiegel de Nikolaï Karetnikov est l'exemple étonnant d'un opéra qui renouvelle le genre comme on aimerait en voir plus souvent.
Il est impensable de clore ce billet sans évoquer la pléiade d'interprètes sortis des écoles russes, particulièrement exigeantes quant aux moyens techniques. Beaucoup ont marqué le 20ème siècle et quand la musicalité était au rendez-vous, cela donnait carrément des interprètes de génie. Au 20ème siècle, la basse Fédor Chaliapine, le violoniste Jascha Heifetz et le pianiste Vladimir Horowitz comptent parmi les premiers représentants d'une longue liste.
L'ère soviétique a amplifié ce phénomène : certes, le système était coercitif mais force est de reconnaître qu'au bilan, un très grand nombre d'interprètes majeurs de cette époque se sont développés.
"Trois ténors" avant la lettre furent le violoniste David Oïstrakh, le pianiste Sviatoslav Richter et le violoncelliste Mstislav Rostropovitch. Herbert von Karajan eut même l'idée un peu kitsch de les réunir pour un enregistrement du Triple Concerto de Beethoven mais le résultat ne fut pas à la hauteur des espérances, chacun tirant la couverture à soi. Par contre, je vous recommande chaudement les 5 Sonates pour violoncelle et piano du même Beethoven par Richter et Rostropovitch : certes, cela bataille est rude mais à armes égales cette fois et le résultat est tout simplement sensationnel.
Actuellement quantité d'artistes russes continuent de soulever des salles combles : les Vengerov, Mullova, Kissin, etc. J'ai une admiration sans borne pour le pianiste Grigory Sokolov : entendre une partita de Bach ou une sonate (même de jeunesse) de Beethoven sous ses doigts est une expérience initiatique au coeur d'un domaine qu'on croyait connaître. Il y a bien Sokolov … et les autres.
Vous éviterez de confondre Grigory avec Valéry Sokolov, présenté par certains comme la nouvelle étoile du violon. Il n'a que 18 ans mais Bruno Monsaingeon lui a déjà consacré un film, Un violon dans l'âme. Le voici dans le Concerto de Sibelius, étonnant et … à suivre !
De nombreux chefs russes furent très normalement engagés dans la défense de la musique de leur pays. Leur répertoire de base s'articule, sans grande surprise, autour des 15 Symphonies de Schostakovitch. Vous n'aurez que l'embarras du choix entre l'interprétation incroyablement incisive d'Eugène Mravinsky (dans la 5ème), un chef (avec) qui (on ) ne riait pas et celle, plus humaine, de Gennady Rozhdestvensky (ici dans la 4ème : un document fascinant), un chef qui avait beaucoup d'humour, voire était un brin facétieux (Le revoici en répétition dans la suite d'orchestre extraite de l'opéra Les Ames Mortes de Rodion Shchedrin). Plus près de nous, mentionnons Valery Giergev, Valery Poliansky, Kyrill Kondrashyn, Evgeny Svetlanov, Rudolf Barshaï, ..., il est impossible de les citer tous.
Quelques interprètes essentiels, souvent issus des républiques limitrophes, ont pris le risque de se mettre au service des musiciens soviétiques brimés par le régime : outre le violoniste Gidon Kremer déjà évoqué, le violoncelliste Mstislav Rostropovitch, l'altiste Youri Bashmet ou le pianiste Alexei Lubimov ont servi la musique russe.
Rayon vocal, les gosiers mâles russes sont particulièrement adaptés à l'émission de sons graves (seuls les bulgares peuvent leur contester le leadership). De fait, quantité de basses célèbres ont repris, à leur tour, le flambeau porté en son temps par Fédor Chaliapine : Mark Reizen, Yvan Petrov, Alexander Kipnis, Evgueni Nesterenko, Paata Burchuladze, … on n'a que l'embarras du choix.
Les dames se défendent également très bien, dans l'aigu cette fois : Galina Vichnevskaïa (l'épouse de Rostropovitch) et plus près de nous la sublime, Anna Netrebko, ici dans une Mio Bambino Caro, extrait de Gianni Schichi de Puccini.
Anna Netrebko a épousé le baryton uruguayen Erwin Schrott en 2008 et un fils, Tiago Aruã, est né rapidement. Rien que la pensée de cet enfant bercé au son d'une telle voix démontre, si besoin en était, que nous sommes très loin de naître égaux.
L'Union soviétique pourtant souvent si avide de propagande n'a jamais été très douée pour soigner, ni diffuser les enregistrements qu'elle réalisait dans ses studios. Le label autochtone Melodyia distribue ses produits très irrégulièrement, sans toujours s'assurer qu'ils sont de qualité sonore acceptable. Le meilleur filon s'obtient lorsqu'une firme étrangère reprend les choses en main. Le Chant du Monde, NF ou la firme anversoise Megadisc sont dans ce cas.
Digression finale. Au terme de ce long voyage, j'espère que le lecteur aura pardonné ma propension négligente à confondre parfois allègrement la Russie et les Républiques annexes. Ne pas le faire eût entraîné de continuelles précautions oratoires qui auraient alourdi l'exposé. Je suis conscient qu'un Tchétchène ou un Ouzbek n'apprécient pas qu'on les dise Russes mais où irait-on si, en France, il fallait distinguer les Bourguignons (Jean-Philippe Rameau), les Dauphinois (Hector Berlioz), les Provençaux (Olivier Messiaen), les Bretons (Guy Ropartz), les Basques (Maurice Ravel) et les Alsaciens (Adolphe Adam) ? Je prétends que les dictatures ont parfois du bon : imaginez l'effort minime demandé aux écoliers soviétiques, dans les années 50, pour maîtriser la géographie de leur mère patrie. A cette époque, tout était simple : un vaste pays, certes, mais qui se résumait à 1) une Russie d'Europe où tout se passe, 2) une Sibérie où l'on envoie ceux qui n'ont pas bien compris les règles du système et 3) des provinces satellites (dont le nom se termine souvent par 'ie" ou par "an") qui n'ont pas voix au chapitre dans l'attente d'une possible réunification. J'en suis resté là, par paresse j'en conviens; c'est ma façon de protester contre ces gens qui n'ont rien d'autre à faire que de changer sans cesse les cartes de géographie politique.
Références : L'histoire de la musique russe est inépuisable. Si vous voulez en savoir davantage, sachez qu'il existe plusieurs ouvrages en langue française qui traitent le sujet. Celui d'André Lischke décrit la période avant la révolution et ceux de Frans Lemaire s'intéressent à l'après-révolution. Ce modeste "digest" émaillé de réflexions personnelles fait les liens musicaux qui s'imposent dans la mesure des enregistrements disponibles.
Le site de Onno van Rijen tient à jour un maximum d'informations disponibles concernant la musique de ce grand pays : beaucoup d'enregistrements rares y sont mentionnés mais aucune écoute n'est malheureusement possible, ce qui demeure frustrant.