Mieczyslaw Weinberg (1919-1996) est considéré par certains commentateurs comme l'un des plus grands compositeurs soviétiques (russo-polonais serait plus exact), à l'égal de Prokofiev, et il est largement (in)volontairement ignoré par tous les autres. Cette divergence d'appréciation est tellement énorme qu'elle appelle quelques commentaires, à défaut d'explication.
Même le New Grove Dictionary ne lui consacre que quelques misérables lignes, à la rubrique, Vaynberg. Cette fantaisie typographique n'en est pas exactement une car son nom a été très régulièrement estropié de toutes sortes de façons. Weinberg est né à Varsovie et il n'a quitté la Pologne, à 20 ans, que sous la menace des bottes nazies, une sage précaution car sa famille n'allait pas tarder à être exterminée. Il a cherché refuge en URSS, alors perçue comme un bastion antihitlérien, sans se douter que son ascendance juive n'y serait pas nécessairement mieux appréciée. Naturalisé sous le nom de Moisei Vainberg, il a étudié la composition, pendant deux ans, au conservatoire de Minsk, puis il a déménagé à Tachkent, en 1941, fuyant à nouveau l'invasion allemande. Enfin, il a été remarqué par Dimitri Schostakovitch (1906-1975) qui l'a fait venir à Moscou, en 1943, le début d'une longue amitié. Il a dès lors adopté le mode de vie des russes jusqu'à partager leur sort lors des purges staliniennes. C'est Schostakovitch qui a fait circuler une pétition réclamant la libération de Weinberg, emprisonné en février 1953, pour "activités sionistes". Le dénouement heureux de l'affaire Weinberg s'est trouvé facilité par la mort de Staline, opportunément survenue un mois plus tard.
La relation humaine a été forte entre les deux hommes : ainsi lorsque les Weinberg ont été inquiétés par le régime stalinien, les Schostakovitch se sont proposés pour accueillir leur fille. La relation artistique, également intense, a fatalement été plus dissymétrique : Weinberg n'a jamais caché que Schostakovitch était son modèle exclusif. La part d'influence qu'il a pu avoir, en retour, sur son idole est certainement bien moindre, sauf qu'il n'a sans doute pas été étranger à l'intérêt que Schostakovitch a manifesté envers des thèmes juifs (Trio n°2, Quatuor n°8, Mélodies sur des Poésies juives, Symphonie n°13 "Baby Yar").
Weinberg et Schostakovitch ont échangé, pendant 32 ans, leurs partitions pour avis mutuels. Les deux musiciens étaient d'excellents pianistes et ils ont régulièrement testé des réductions pour piano à 4 mains de leurs oeuvres récentes. Un disque vinyle est même paru en 1954, proposant la 10ème de Schostakovitch mais il n'a apparemment jamais été reporté en CD. Peu avant sa disparition, Schostakovitch, pourtant fort diminué, assistait encore aux répétitions de l'opéra "La Madonne et le Soldat" de son ami. Schostakovich a dédié son 10ème Quatuor à Weinberg et ce dernier lui a rendu tardivement la politesse en lui dédiant sa 12ème Symphonie, à titre posthume.
Les admirateurs de Weinberg ne voient pas de problème à ce que le climat dans lequel baignent beaucoup de ses oeuvres soit directement emprunté à Schostakovitch et c'est bien leur droit. D'autres, plus sceptiques, se déclarent gênés qu'un amateur à l'oreille exercée mais qui ne connaîtrait rien de la musique de ces deux artistes, n'aurait aucune peine à distinguer le maître de l'épigone. Dans 100 ans, il ne fait guère de doute que Schostakovitch conservera la position dominante qu'il occupe aujourd'hui en ce qui concerne la musique du 20ème siècle. Imiter son style, aussi parfaitement que cela soit possible, jusque dans les tics d'écriture, ne remplacera jamais le caractère d'urgence que Schostakovitch mettait dans ses meilleures oeuvres. En art, le précurseur garde invariablement une longueur d'avance sur ses poursuivants.
Poursuivre cette analyse dans le seul but de minimiser la musique de Weinberg serait cependant profondément injuste. Certes, il a fréquemment baigné ses oeuvres dans une atmosphère empruntée à son modèle, voire marché très précisément dans ses pas (comme dans le premier mouvement de la 1ère Sonate pour violoncelle solo , qui finit par épouser les contours d'une cadence du célèbre 1ère Concerto pour violon de Schostakovitch). Cependant, il a su faire preuve d'originalité dans beaucoup d'oeuvres, qu'il faut prendre la peine d'écouter, en priorité :
Déjà séduit par les promesses de la juvénile Symphonie n°1, Schostakovitch ne tarissait pas d'éloges à propos de la Symphonie n°6 (1. Adagio sostenuto, 2. Allegretto, 3. Allegro molto) que, paraît-il, il n'aurait pas désavouée. Qu'aurait-il pensé du vibrant hommage posthume que Weinberg lui a rendu avec la Symphonie n°12 ? Si vous êtes pressés, commencez par le début du bouleversant adagio final. Il montre un Weinberg inspiré, libéré peut-être comme Schubert l'avait été, en 1827, à la disparition de Beethoven. Le style de Weinberg a évolué, après la mort de Schostakovitch, vers un romantisme apaisé, contemplatif et désincarné. La Symphonie n°19 débute par l'énoncé d'un thème entreprenant et dépourvu de toute facilité. Son long développement, quasiment mahlérien, mérite vraiment votre écoute attentive. On ne perçoit aucune acrimonie dans cette oeuvre qu'il considérait pourtant comme une réponse artistique au harcèlement d'un régime hostile : l'optimisme résigné de Weinberg a toujours contrasté avec la révolte pessimiste de Schostakovitch.
Le Concerto pour violon fait partie des oeuvres phares de Weinberg, proposé ici dans la version historique de Leonid Kogan. Je m'étonne qu'aucun candidat (Russe ? Il est vrai qu'il n'y en a plus !) au Concours Reine Elisabeth n'ait jamais pensé défendre ses chances avec cette oeuvre qui le distinguerait au moins de la masse des autres concurrents, tous affairés à piocher dans le même répertoire.
Weinberg était un excellent pianiste et cela s'entend dans sa musique de chambre avec partie de clavier, passionnante de bout en bout. Le Quintette à clavier (Moderate con moto, Allegretto, Presto, Largo, Allegro agitato) est une oeuvre magnifique qui ne pâlit nullement lors d'un couplage en CD avec l'oeuvre homologue de Schostakovich. On peut d'ailleurs en dire autant du Trio opus 24. Ecoutez encore la belle Sonate pour alto (ou clarinette) & piano, opus 28 (Allegro, Allegretto, Adagio) et celle (n°1) pour violoncelle & piano, opus 21 (Lento ma non troppo, Un pocco moderato).
Il n'a, par contre et étrangement, guère écrit pour le piano solo. Un album comprenant 4 CD est cependant paru chez Grand Piano : il propose en particulier les 6 Sonates, enregistrées par Allison Brewster Franzetti mais aussi un charmant - mais nullement anodin - livre de Pièces pour enfants, The Children's Notebooks, également publié chez CPO.
Si comme je le pense, ces oeuvres vous ont plu, vous voudrez assez normalement en entendre davantage :
Weinberg a complété 26 Symphonies dont 4 Symphonies de chambre (une 27ème, jamais instrumentée, existe à l'état de réduction pour piano). Ce nombre pose problème à ceux qui doutent, avec quelques raisons, qu'il soit possible d'individualiser autant d'oeuvres. Certes le cas n'est pas unique au 20ème siècle - Nikolaï Myaskovsky (1881-1950) (27 opus), Alan Hovhaness (1911-2000) (67 opus) ou Leif Segerstam (1944- ) (plus de 220 opus et ce n'est pas fini ...) - ont fait mieux (ou pire) mais précisément cette surproduction a nui à leur réputation. On fait des trouvailles dans les oeuvres symphoniques de Weinberg mais elles sont éventuellement noyées dans des espaces sonores qui donnent parfois l'impression de tourner en rond. Sont également disponibles en CD, la Symphonie n°2, pour cordes, étrangement insouciante malgré les années de guerre, la Symphonie n°4, véritable mélange de toutes les influences russes - en particulier Prokofiev - et les Symphonies n°5, n°7, n°8, n°10, n°14, n°16, n°17 et n°18. Ajoutez-y la Symphonie de chambre n°2 (opus 30, ne pas confondre avec la symphonie précitée, pour cordes, beaucoup plus tardive) et la Sinfonietta sur des thèmes juifs que Weinberg mélange à la tradition populaire de son pays natal.
Ces oeuvres sont rarement jouées au concert, du moins en Occident, mais je ne désespère pas que les meilleures d'entre elles finissent par entrer au répertoire. Après tout, depuis les années 1950, Mahler puis Schostakovitch ont été apprivoisés par quantité d'orchestres et assimilés par tous les publics. Certes, Allan Pettersson (1911-1980) et Alfred Schnittke (1934-1998) attendent également leur tour mais la musique de Weinberg devrait logiquement les précéder vu sa plus grande accessibilité. Note ajoutée en décembre 2019, l'année du centenaire de Weinberg. Un passionnant hommage a été rendu au compositeur dans le cadre de la biennale du "Chamber Music for Europe" se tenant à Bruxelles. Quatre concerts répartis sur trois jours ont clairement fait entendre les deux facettes essentielles du talent de Weinberg, l'hommage au maître et ami Schostakovitch (Quintette à clavier) et l'évasion dans un univers personnel fait de mélancolie, de nostalgie mais aussi d'optimisme serein (Concerto pour violoncelle, Symphonie de Chambre n°4).
Les 17 quatuors à cordes constituent, sans doute, la partie du catalogue de Weinberg où l'ombre de Schostakovitch plane avec le plus d'insistance (Jusqu'à la caricature : scherzo du n°5, en 11:31). Les enregistrements du Quatuor Danel, parus chez CPO, sont essentiels et disponibles à prix doux. Ecoutez, par exemple, les Quatuors n°1, n°4, n°8, n°10, n°13, n°16, n°17. Les sonates, pour combinaisons instrumentales diverses, sont davantage diversifiées (Sonate n°1, pour violon & piano et Sonates n°1, n°2, n°3, pour violoncelle & piano). Quant aux 24 Préludes pour violoncelle seul, ils ont été brillamment transcrits pour violon par Gidon Kremer.
Vous trouverez les sonates 1 & 2, pour violoncelle, sur un CD, paru chez Naxos, magnifiquement jouées par le violoncelliste Dimitri Yablonsky (au piano, Hsin-Ni Liu) et, en complément, deux superbes Sonates pour violoncelle seul, dédiées à Rostropovitch (n°1 & n°3).
Le rayon musique vocale & scénique est moins fourni : à quand des enregistrements des 150 mélodies et des 7 opéras (Seul La Passagère est disponible en DVD, chez Naxos, souvenir d'une production du Festival de Bregenz 2010). Le grand ballet "La clé d'Or" - qui rappelle Petrushka de Stravinsky tant par son argument que par son traitement instrumental - et un Requiem complètent l'essentiel d'un catalogue encore largement inexploré.
Weinberg a accessoirement écrit pour le cinéma soviétique comme beaucoup de ses collègues. Son nom a même brillé à l'affiche du Festival de Cannes, en 1958, lorsque le film Quand passent les Cigognes, de Mikhaïl Kalatozov, a remporté la Palme d'or.
Il a connu ses années de gloire, vers 1960, quand les plus grands interprètes russes ont joué sa musique, David Oïstrakh, Mstislav Rostropovitch, Leonid Kogan, Emil Gilels, les chefs d'orchestre Vladimir Fedosseïev, Kirill Kondrachine et Rudolf Barshaï et le Quatuor Borodine. Le label Olympia s'est fait le témoin de ces années fastes en publiant un coffret de 16 CD ... actuellement introuvable.
Le catalogue des oeuvres de Weinberg, complété par une discographie historique, est disponible à cette adresse. L'édition systématique dans un format exploitable n'est véritablement en cours, en Occident, que depuis 2003, ce qui explique que les enregistrements modernes ne suivent qu'au compte-gouttes. Le label Chandos se lance apparemment dans l'intégrale des symphonies, tandis que CPO, Claves et Naxos se partagent les euvres de chambre.
La fin de vie de Weinberg n'a guère été heureuse : atteint de la maladie de Crohn, il a sombré dans une dépression alimentée par la défection des jeunes interprètes russes pour son oeuvre. Une nouvelle génération de compositeurs talentueux, Alfred Schnittke, Rodion Shchedrin, Boris Tishchenko ou Valentin Silvestrov, ont de fait semblé explorer de nouveaux chemins. Toutefois, le balancier du temps est connu pour ne pas être obsédé par l'exigence de la nouveauté à tout prix; il pourrait et devrait réserver à Weinberg une bonne place dans l'histoire de la musique.