Alfred Schnittke (1934-1998) est le dernier représentant de la suprématie russe au 20ème siècle. Schostakovitch décédé en 1975, la place libérée au sommet de la hiérarchie lui revenait de droit pour les 23 années qu'il lui restait à vivre. Tous les musicologues n'adhèrent pas à ce point de vue mais ils ont tort. Capable de se mouler dans tous les styles existants et de définir le sien, tour à tour sarcastique ou mystique, entre boulevard et cimetière comme il aimait le préciser, ce musicien savait tout faire : il l'a prouvé dans un catalogue d'œuvres d'une incroyable diversité. Sa maîtrise de l'orchestre, en particulier, était stupéfiante.
Schnittke a commencé ses études à Vienne et les a poursuivies à Moscou, suite au déménagement de ses parents. Il a pleinement bénéficié du niveau d'excellence de l'enseignement musical en URSS. Qu'on songe à la qualité des oeuvres que des élèves d'à peine vingt ans étaient capables d'écrire : Prokofiev (Concerto pour piano n°1), Schostakovitch (Symphonie n°1) ou précisément Schnittke (Symphonie n°0).
Ce numéro bizarre vient de ce qu'il s'agit d'une œuvre jamais reprise au catalogue officiel, son auteur l'ayant trouvée trop scolaire. D'un réel intérêt, elle mériterait cependant de reparaître au répertoire. Pour la petite histoire, son dernier mouvement est parcouru par un motif caractéristique de 4 notes qui n'a pas échappé à l'oreille de son professeur, Dimitri Schostakovitch (1906-1975) : celui-ci n'a pas hésité à le réutiliser pour ouvrir son premier concerto pour violoncelle. Voici le modèle de l'élève (plage 4) et la copie du professeur (plage 1).
C'est à la faveur d'une rencontre avec Luigi Nono (1924-1990), en 1964, que Schnittke s'est essayé à la technique des 12 sons, interdite par les instances du Parti. Il a cependant rapidement pris ses distances avec ce système, préférant se forger, dès 1967, un (poly)style inimitable où tous les procédés d'écriture coexistent de façon constructive. Même les collages de fragments empruntés à d'autres musiciens, passés ou contemporains, s'insèrent naturellement dans le discours, rapidement distordus et refondus dans la masse sonore.
Schnittke s'est affirmé en écrivant la Symphonie n°1, une partition riche en trouvailles, qui distille avec fracas nombre d'extravagances sonores destinées à bousculer le public. Sans surprise, elle a été interdite d'exécution publique et son auteur frappé des tracasseries en tous genres dont l'appareil du Parti avait le secret.
Poursuivi par la bureaucratie soviétique, Schnittke n'en est pas moins resté actif, fermement soutenu par la communauté intellectuelle et singulièrement par les membres de la Faculté des Sciences de l'Université de Moscou. Ce fut le temps héroïque où des groupes clandestins de passionnés se réunissaient pour faire entendre sa musique de chambre. Le microfilm a ensuite permis d'exporter les partitions à l'étranger, une tactique déjà pratiquée par Schostakovitch durant la seconde guerre mondiale.
Schnittke a enseigné au conservatoire de Moscou jusqu'en 1971. Il a arrondi ses fins de mois en écrivant des musiques de films, une trentaine au total (The Ascent, Clowns und Kinder, Agony, Die Glasharmonika, Der Aufstieg), qu'il a toujours considérées comme faisant partie d'un laboratoire expérimental destiné à préparer des œuvres plus ambitieuses. La musique d'Agonie (plages 10 à 13) a, par exemple, servi de matériau à l'immense Passacaille qui couronne le Deuxième Concerto pour violoncelle. Schnittke a encouragé le jeune chef d'orchestre et arrangeur Frank Strobel à condenser ses musiques de film en suites orchestrales. Actuellement, Strobel a monté environ un tiers des plus de 60 musiques de film de Schnittke et les a enregistrées avec le Rundfunk-Sinfonieorchester Berlin. Au bilan, ces partitions sont loin d'être banales (réécoutez cette plage 13 et comparez avec les sirops insipides qui accompagnent maints films actuels) et la firme Capriccio les édite : 5 volumes sont parus, à ce jour (Vol. 1, Vol. 2, Vol. 3, Vol. 4, Vol. 5).
Vers 1970, le régime soviétique a relâché la pression sur les artistes et les voyages des uns et des autres sont devenus possibles. Une poignée d'amis et interprètes fidèles se sont dès lors mis en devoir de diffuser la musique de Schnittke un peu partout dans le monde : le violoniste Gidon Kremer, l'altiste Yury Bashmet, les violoncellistes Natalia Gutman et Mstislav Rostropovich et le chef Gennady Rozhdestvensky. En 1988, Schnittke s'est rendu pour la première fois aux Etats-Unis pour la création américaine de la Première Symphonie et en 1990, il a quitté définitivement l'URSS pour s'installer à Hambourg.
A partir de 1985, une santé chancelante l'a exposé à des accidents cardiaques particulièrement sévères. Déclaré cliniquement mort à plusieurs reprises, il est sorti chaque fois du coma sans rien perdre de son activité créatrice ! Cela a duré 13 ans, jusqu'au coup fatal.
Le catalogue des œuvres de Schnittke est immense et pratiquement exempt de déchets. Les œuvres symphoniques couvrent tous les genres :
Au total, cela fait 15 œuvres symphoniques, eu égard à cette subtilité que le 4ème Concerto grosso tient lieu de 5ème Symphonie.
Viennent compléter l'ensemble, un Concerto pour alto (il en existerait un deuxième mais je n'en trouve trace nulle part), trois concertos pour piano et Grand orchestre (1960), Orchestre de chambre (1964) et Orchestre à cordes (1979), un Concerto pour piano à 4 mains, un Concerto pour hautbois et harpe et un Triple Concerto, enregistré par ses trois fidèles mousquetaires.
Un autre CD remarquable, primé en son temps, marie avec bonheur des Trios de Schnittke et de Schostakovitch.
La firme suédoise BIS s'est courageusement lancée dans une quasi intégrale de l'œuvre de Schnittke. Les interprétations ne sont pas toujours les meilleures du marché, souvent supplantées par celles qui paraissent régulièrement chez Chandos, d'où il peut être utile de comparer avant d'acheter. BIS ayant été absorbé par Naxos, rappelons que le catalogue est intégralement consultable en ligne. On reconnaît immédiatement les disques de cette série au look cubiste de leur pochette.
Schnittke a un temps défrayé la chronique en écrivant deux cadences libres destinées à remplacer celles que Beethoven avait prévues pour son célèbre Concerto pour violon. Gidon Kremer s'est rendu complice de ce "sacrilège" qui ne scandalise plus personne aujourd'hui.
De tous les compositeurs dont la maturité couvre la seconde moitié du 20ème siècle, Alfred Schnittke est, avec ses collègues américains John Adams (1947- ) et Philip Glass (1937- ), celui dont la musique est la plus jouée dans le monde. Cette situation a incontestablement créé des envieux qui sont prêts à tout pour minimiser son importance. C'est peine perdue : par la qualité et la diversité de sa production, par l'accueil enthousiaste qu'il a reçu de la part des plus grands interprètes de son temps et d'un public toujours plus nombreux, Schnittke est le compositeur récent entré, à coup sûr, dans la cour des grands.