Rodion Shchedrin fait partie de la génération des compositeurs russes d'après-guerre, au même titre que Boris Tchaïkovski (1925-1996), Sofia Gubaidulina (1931- ), Alfred Schnittke (1934-1998), Gyia Kancheli (1935- ) et Valentin Silvestrov (1937- ). Orthographier son nom à l'occidentale semble poser problème : on dénombre une demi-douzaine de variantes exotiques, ce qui complique bien inutilement les recherches bibliographiques. C'est ainsi que le site jpc le recense sous le nom Schtschedrin
Ses dons ont très vite été reconnus par ses professeurs du Conservatoire de Moscou, Yuri Shaporin et Nikolai Myaskovsky.
Sa première œuvre, couronnée de succès, fut le Concerto n° 1 pour piano , créé en 1954 par l'Orchestre des étudiants du Conservatoire, sous la direction de Gennady Rozhdestvensky. Le compositeur tenait la partie de piano.
Il enchaîna, en 1956, avec "Le petit Cheval bossu" , un ballet qui allait le rendre célèbre. Ce fut le début d'une longue histoire pour le couple médiatique que Shchedrin allait former, dans la vie comme à la scène, avec la Prima Ballerina du Théâtre Bolchoï, Maya Plisetskaya, surnommée, la Reine des airs.
D'autres ballets ont suivi : Anna Karenina, La Mouette, The Lady with the Lapdog, etc, si bien que Shchedrin détient le record (7) de créations chorégraphiques au célèbre théâtre Moscovite. Shchedrin n'a jamais cherché à révolutionner ce genre typiquement russe. Il s'est clairement inscrit dans la mouvance de ses illustres prédécesseurs, Tchaïkovski, Prokofiev et Schostakovitch. Dans Anna Karenina, il affirme s'être imprégné de la musique qu'écrivait Tchaïkowski - à l'époque où précisément Tolstoï écrivait son chef-d'œuvre - non pour la copier mais pour la styliser avec un regard contemporain.
On décernera une mention spéciale à la suite de ballet qu'il a écrite sur les thèmes de Carmen de George Bizet (1838-1875). Cette œuvre relookée grâce à l'introduction d'une importante section de percussions est son "bestseller" : plus de 500 interprétations à ce jour. Elle est également la plus enregistrée.
Les oeuvres de la première manière du compositeur ont tiré leur popularité de la part d'inspiration qu'elles puisaient dans le répertoire de la musique populaire russe, singulièrement des "Chastuskha" (littéralement "parler vite") sortes de quatrains satiriques mis en musique et fort prisés des Russes pour leur caractère plus ou moins frondeur.
L'évolution du style du musicien a suivi, au plan de la complexité formelle, une courbe en forme d'arche. Classique à ses tout débuts - au sens que l'école russe prête à ce terme (Prokofiev ou le Stravinsky néo-classique) - la musique de Shchedrin s'est progressivement complexifiée, gagnant en charge émotionnelle et en virtuosité instrumentale. C'est également l'époque où le compositeur a incorporé à son œuvre des éléments hétérogènes empruntés au jazz ou à la musique pop, le finale du 2ème Concerto pour piano en est l'exemple type. A partir des années 1980, le compositeur a intériorisé son discours, lui ajoutant une dimension spirituelle, voire religieuse. Né dans un milieu musical et croyant, Shchedrin a saisi l'occasion, en 1988, de célébrer le millénaire de l'église de Russie par une œuvre pour orchestre, "Stikhira". D'autres musiciens russes, jusque-là entravés dans leur foi, ont suivi : la Sainte Russie survivait à près d'un siècle de communisme !
La carrière de Shchedrin s'est finalement déroulée sans trop de heurts avec le régime, il a même connu les honneurs officiels. Peu tenté par la dissidence, comme l'a été son talentueux collègue, Alfred Schnittke, Shchedrin en a, de fait, évité tous les pièges, devenant du même coup le musicien le plus officiellement loué - et donc joué - en (ex)URSS. Bien que n'ayant jamais adhéré au Parti, Shchedrin a succédé à Schostakovitch à la tête de l'Union des Compositeurs, sur recommandation de ce dernier. Il a profité de l'effondrement de l'URSS, pour voyager et trouver une seconde résidence à Munich, sans déserter Moscou pour autant car le musicien se sent profondément russe.
L'œuvre de Shchedrin s'est bien exportée à l'Ouest. L'Amérique lui a très tôt porté un intérêt manifeste, espérant un nouveau Schostakovitch. Des chefs aussi prestigieux que Leonard Bernstein, Erich Leinsdorf, Eugene Ormandy et Leopold Stokowski ont dirigé ses œuvres.
Ce qui frappe l'auditeur à l'écoute de cette musique, c'est sa santé robuste. Défiant le temps et les modes, elle s'inscrit sans honte dans un courant mi-traditionnel mi-moderne. Il est particulièrement remarquable que le langage pratiqué ne paraît jamais démodé. Ecoutez le début du finale de la Première Symphonie , dirigée par Evgeni Svetlanov, une œuvre de prime jeunesse, et vérifiez combien cette musique sonne "juste".
Certes, elle est russe jusqu'au cliché, alternant des moments de nostalgie slave, des envolées chorales sur des airs faussement traditionnels et des séismes sonores de tout l'orchestre. Ce qui a pu donner une musique pompière et tapageuse chez d'autres musiciens moins universels (Kabalevski, même Miaskovsky, …) livre, sous la plume de Shchedrin, un art sincère et authentiquement personnel.
L'oeuvre symphonique du compositeur comprend :
Entre 1994 et 1997, Shchedrin a écrit un triptyque dédiant trois concertos à trois solistes russes célèbres : pour violoncelle "Sotto Voce" à Mstislav Rostropovitch, pour alto "Dolce" à Yuri Bashmet et pour violon "Cantabile" à Maxime Vengerov. On baigne ici - de l'aveu même du compositeur - en plein climat postmoderne.
Shchedrin a pas mal écrit pour choeurs, communiquant à l'occasion, sa passion pour la musique orthodoxe (The sealed Angel).
"Oratorio Prayer" est écrit sur des textes de Yehudi Menuhin.
Le "Concertino pour chœur mixte" et surtout "L'exécution de Pugachov" traitent la voix de façon particulièrement originale (Direction Tevlin).
Il a également composé plusieurs opéras dignes d'intérêt : Les Ames mortes , Pas seulement l'Amour, Lolita ainsi que l'opéra choral, Boyarina Morozova.
Les partitions pour le piano ne sont pas aussi nombreuses qu'on aurait pu le supposer eu égard au fait que le compositeur est excellent pianiste. Elles sont cependant de grande qualité. Outre deux sonates et un Cahier polyphonique comprenant 25 préludes, on admirera le chef-d'oeuvre que constituent les 24 Préludes et Fugues. Le modèle est incontestablement le recueil similaire de Schostakovitch, ne serait-ce que dans sa progression des tonalités, par quintes successives, qui diffère de l'ordre chromatique adopté par Bach dans son célèbre Clavier bien tempéré. Cette œuvre a été enregistrée par le compositeur en personne.
La musique de chambre est encore moins abondante. J'ai quand même noté un CD regroupant une Sonate pour violoncelle et piano couplée à un trio à clavier, une publication de la maison Hanssler. A noter également les virtuoses "Russian Fragments" pour violoncelle solo remarquablement enregistrés par Tatjana Vassilieva (Album "Dramatic Games" publié chez Universal France).
De courtes pages de Shchedrin ont également fait le tour du monde des salles de concert à l'occasion de bis inhabituels : Hommage à Albeniz pour violon et piano, Humoresque ou Basso Ostinato.
Comme tous ses collègues soviétiques, Shchedrin a gagné sa vie, à ses débuts, en écrivant des musiques de films. Elles sont tombées dans le même oubli que les œuvres qui leur servaient de prétexte. Peut-être seront-elles exhumées un jour comme cela s'est produit avec les musiques homologues de Schostakovitch et Schnittke.
Shchedrin n'a jamais cherché à révolutionner le monde de la musique et je ne vois pas pourquoi il faudrait lui en tenir rigueur. Disons qu'il fut essentiellement un consolidateur de la grande tradition symphonique soviétique et assurément l'un de ses plus brillants représentants. Il a lui-même qualifié son art de "post avant-gardiste", ce qui est sa manière de faire remarquer qu'il a volontairement contribué à déjouer la dictature sérielle.
Son oeuvre a surtout été enregistrée à l'Est, sous les labels Melodiya et Olympia. Cela ne facilite hélas guère l'accès qu'on pourrait espérer.