Revendiqué un temps par les Russes qui ne se sont pourtant jamais gênés pour le censurer, accueilli par les Allemands qui lui ont garanti un espace de liberté et une bourse bienvenue, Arvo Pärt (1935- ) est un compositeur estonien de renommée internationale, diplômé du Conservatoire de Tallin en 1963.
A cette époque, l'Estonie était toujours sous domination soviétique et sauf à entrer dans une clandestinité inconfortable, il n'était pas conseillé d'adhérer aux formes extrêmes, dites décadentes, de la modernité pratiquée à l'Ouest. C'est pourtant ce que Pärt a très vite décidé de faire, à sa manière, tout en travaillant en façade comme ingénieur du son, à la radio estonienne.
La trajectoire suivie par Pärt est singulière, quasiment au sens mathématique du terme : on y trouve des points d'inflexions, de rebroussements, des discontinuités y compris des interruptions pures et simples et ce qui ressemble fort à une asymptote finale.
Les quelques œuvres qu'il a écrites, au tout début de sa carrière, sont de facture classique pour l'époque : Deux Sonatines, opus 1, et Partita, opus 2, ont été enregistrées chez Naxos et la Cantate, Notre Jardin, opus 3 (plages 10 à 13), lui a valu le Prix des Jeunes Compositeurs (Moscou 1962). Rien, dans cette œuvre, ne laisse présager l'artiste qui sommeille et tout y démontre qu'à cette époque, l'appareil du Parti décorait tout et n'importe quoi.
Pärt a heureusement très vite pris ses distances avec les recommandations officielles. C'est l'époque dodécaphonique libre de Nekrolog (1960), de Perpetuum Mobile (1963), des Symphonies n°1 & n°2 (1964 & 1966), de Collage sur Bach (1964) et d'un Concerto pour violoncelle et orchestre Pro et Contra (1966), dédié à Mstislav Rostropovitch. Deux CD incontournables résument le meilleur de la production de cette époque :
Le dodécaphonisme pratiqué par Pärt est unique en son genre et il faut lui reconnaître un pouvoir de persuasion incontestable. C'est la conséquence d'une démarche personnelle qui n'a pas hésité à prendre des libertés avec le système des douze sons et à brouiller les pistes, par exemple en recourant à des cadences ou des collages néo-baroques.
Le chef, Neeme Jarvi, toujours avide de sentiers non battus, ne pouvait manquer de s'intéresser à la musique de son compatriote. Un CD en tous points remarquable, publié par la firme BIS, en témoigne qui propose les Symphonies 1 à 3 et le Concerto pour violoncelle : son pouvoir de subversion est tel qu'il est capable de nettoyer les oreilles les plus encrassées. Ne voulant pas demeurer en reste avec son père, Paavo Jarvi a réenregistré l'essentiel du même programme; n'hésitez pas à vous livrer au petit jeu des comparaisons.
Le compositeur aurait pu poursuivre dans cette voie, certain de s'assurer une réputation solide, au moins dans les milieux branchés occidentaux mais il a préféré se remettre en question et satisfaire son goût inné pour le mysticisme. Il a, d'abord, quasiment cessé de composer pendant dix ans (1966-1976), cherchant de nouvelles voies dans l'étude de la musique médiévale. Il n'a rompu le silence qu'en deux occasions mémorables constituant autant de tentatives vers une nouvelle manière : Credo (1968) et Troisième Symphonie (1971).
Bien que l'oeuvre ait fait l'objet d'enregistrements de qualité (dont un CD superbe où intervient Hélène Grimaud), Credo ne prend tout son sens qu'au concert. Dans l'esprit de son auteur, c'est une provocation adressée au régime en place, notoirement antireligieux. Partant d'un lambeau du célèbre premier Prélude de Bach et y retournant avec plus de conviction in fine, l'œuvre progresse en forme d'arche sonore. Le tintamarre effroyable qui éclate au plein milieu de l'œuvre évoque les conflits qu'une répression aveugle entraîne immanquablement. Réconciliation plutôt qu'affrontement, tel est le message que Pärt entend faire passer dans cette oeuvre. L'écouter au concert est une expérience sonore inoubliable mais les occasions sont à peine plus nombreuses dans une vie que les passages de la Comète de Halley.
La Symphonie n°3 est une œuvre étrange dont les sources remontent à Dufay et Ockeghem. Comparez le climat du motif initial de la Symphonie à celui de la Messe "Ave Regina Coelorum " de Guillaume Dufay (1400-1474), distante de six siècles (Ne cherchez pas à vous procurer cette version qui n'a existé qu'en disque vinyle : pour des raisons parfaitement inexplicables, cet enregistrement Harmonia Mundi, réalisé sous la direction de René Clemencic et d'une ferveur inégalée, n'a jamais été regravé en CD).
1976 marque un nouveau départ dans la carrière de Pärt qui privilégie contemplation, transcendance et mysticisme. C'est le début d'une succession de chefs-d'œuvre souvent d'inspiration religieuse, gravés pour la plupart chez ECM : Pari Intervallo (1976), Sarah was Ninety Years Old (1976-1990), Arbos (1977), Fratres (1977), sans doute son œuvre la plus jouée dans des transcriptions instrumentales diverses, Tabula Rasa (1977) (Malgré de nombreux enregistrements de valeur, restez fidèle au violoniste letton Gidon Kremer, un ardent défenseur de la première heure de la musique de Pärt : l'enregistrement ECM est mythique où il est accompagné par son ex-épouse, Tatiana Gridenko, au second violon, et par le compositeur, Alfred Schnittke, au piano préparé), Cantus Firmus in Memoriam Benjamin Britten (1977), De Profundis (1980), Passion selon St Jean (1982-1988), le premier succès planétaire du compositeur, favorisé par le concours de l'ensemble Hilliard, Te Deum (1984), Stabat Mater (1985, enregistré par le Hilliard Ensemble, chez ECM, dans l'un des plus beaux enregistrements consacrés au compositeur, attendez l'entrée magique des voix, en imitation), Festina lente (1988), Magnificat (1989), Miserere (1990), Berliner Messe (1990-93), Litany (1994), Trisagion (1995), Kanon Pokajanen (1996), Triodion (1998), Orient Occident (2000), Salve Regina (2002), Lamentate (2002), encore une grande réussite, La Sindone (2005), Symphonie n°4 (2008), le retour de Pärt à la grande forme symphonique, Adam's Lament (2009), Silhouette (2010), … .
Le chorégraphe Miguel Robles s'est approprié la musique de Pärt dans cette mise en gestes de Tabula Rasa (Fermez les oreilles sur la qualité assez médiocre du son live).
Depuis 1984, Pärt se livre à une expérimentation poussée des limites d'un style qu'il a lui-même baptisé Tintinnabuli (clochettes en latin). Ce style articule, sans modulation, trois notes principales de l'accord parfait. Le début du Miserere offre un exemple parfait de tintinnabulisme. Les esprits chagrins regrettent une utilisation systématique du procédé, l'apparentant à un tic d'écriture. Cette remarque est un peu futile : beaucoup de compositeurs - même Mozart - usent de tics que personne ne songerait à leur reprocher et qui rendent leurs oeuvres immédiatement reconnaissables.
Le style général adopté par le compositeur participe de la recherche d'une nouvelle simplicité musicale qu'on pourrait assimiler à une variante de minimalisme. Il est vrai que l'exploration du style Tintinnabuli a ses limites et que l'œuvre de Pärt est davantage un aboutissement qu'un germe pour le futur. Il est d'ailleurs peu probable que Pärt ait jamais eu l'ambition de fonder une école stylistique. Cependant, il se trouve de par le monde plus d'un musicien ayant retenu cette leçon que le mysticisme religieux était loin d'avoir épuisé sa capacité à inspirer les musiciens : l'anglais (Sir) John Tavener (1944-2013), dont nous parlons par ailleurs, est un émule particulièrement apprécié au Royaume-Uni, au service de la tradition orthodoxe.