Genres musicaux

Du Canon à la Fugue

Contrepoint et Harmonie

Jusque vers l'an 1000, la musique occidentale est largement demeurée en l'état antique monodique (Le Chant grégorien, à l'église, mais aussi le chant profane des trouvères & troubadours sans oublier la longue tradition des chansons populaires). Une ambition polyphonique est née ensuite, visant à expérimenter la superposition de plusieurs voix au sein d'un discours élaboré. Des techniques compositionnelles de plus en plus savantes ont vu le jour, qui ont été théorisées sous les formes du contrepoint puis de l'harmonie. Rappelons, pour faire simple, que le contrepoint est l'art de combiner les mélodies horizontalement (i. e. parallèlement à la portée), tandis que l'harmonie est l'art de superposer les notes verticalement (i. e. perpendiculairement à la portée) de façon à engendrer des agrégats sonores (plus ou moins) consonants, appelés accords, et d'en assurer une progression harmonieuse. Le raccourci historique suivant va guider notre récit :

Les musiciens en quête de contrepoint au (bas) Moyen-Age puis à la Renaissance ont particulièrement développé la technique du Canon. Ensuite, à l'époque baroque, le Canon a donné naissance à la Fugue, plus savante, et c'est Johann Sebastian Bach (1685-1750) qui a uni les deux genres dans une synthèse tardive et définitive (Clavier bien tempéré I & II, Variations Goldberg, Variations canoniques, Offrande musicale et Art de la Fugue; ces deux-ci nous serviront d'illustrations). A la mort du père, ne voyant rien à ajouter, ses 4 fils musiciens ont abandonné la polyphonie stricte pour se tourner vers un monde nouveau, galant et classique.

L'art du Canon

Naguère, quand la musique faisait encore partie des programmes scolaires, les enfants apprenaient à chanter "Frère Jacques" en canon, une technique où les (groupes de) voix interviennent en imitation stricte, simplement décalée dans le temps, à intervalles réguliers. Il n'y a en principe pas de limite au nombre des entrées successives et la pièce s'arrête, ad libitum, lorsque le procédé a épuisé ses effets (canon perpétuel) ou lorsqu'une cadence finale l'interrompt.

Note. On a longtemps pensé que le traitement en imitation de "Frère Jacques" était l'oeuvre d'un anonyme jusqu'à ce que la musicologue Sylvie Bouissou découvre, dans les étagères de la Bibliothèque nationale de France, que Jean-Philippe Rameau (1683-1764) en était l'auteur (avec des paroles à peine différentes de celles que vous connaissez). Elle en a trouvé une confirmation dans un ouvrage, daté de 1772, du violoniste Louis-Joseph Francœur (1738-1804), à ne pas confondre avec son célèbre oncle, François Francoeur (1698-1787), également violoniste et compositeur). Je vous recommande, au passage, le merveilleux documentaire illustré consacré à Rameau, où Sylvie Bouissou raconte sa découverte (à partir de 25:50 mais ne vous privez pas du reste, la musique est superbe, le scénario est bien ficelé et l'acteur qui joue Rameau est plus vrai que nature).

Le Canon étant un exercice à plusieurs voix, il n'est pas surprenant qu'il ait fait partie de l'arsenal des premiers polyphonistes dont Magister Perotin (1160-1230, Viderunt Omnes). Mais on en trouve de plus basiques dans les traditions populaires des 13ème et 14ème siècles (Sumer is icumen in, un anonyme anglais daté de 1250, ... repris lors de l'ouverture des Jeux de Munich en 1972), dans les Rondellus, sortes de canons circulaires (De supernis sedibus), dans les Caccia italiennes de Maestro Piero (1300-1350, O qua, Compagni) ou de Gherardello da Firenze (vers 1350, Tosto che l'alba) et naturellemnt dans le précieux Ars subtilior du Codex Chantilly (Tout par compas suy composés, un Rondeau de Baude Cordier, actif vers 1380-90). Un autre canon célèbre est dû à Guillaume de Machaut (1300-1377, Ma fin est mon commencement, dont on a fait une version instrumentale modernisée, preuve que cette musique est encore bien vivante aujourd'hui). A la Renaissance, le Ricercare (littéralement "recherche", en italien : Adrian Willaert (1490-1562)) de même que le Tiento (littéralement "toucher", en espagnol : Antonio de Cabezon (1510-1566)) ont également eu recours à l'imitation.

Le Canon a connu son premier âge d'or aux époques de Johannes Ockeghem (1425-1497, tourbillonnant Deo Gratias a 36), Josquin des Prez (vers 1450-1521, merveilleuse tapisserie dans l'Agnus Dei de sa Messe "L'Homme armé sexti Toni", à écouter jusqu'au bout) et Jacob Obrecht (1457-1505, Agnus Dei III de sa Missa Grecorum, n°20). Josquin des Prez est à bon droit considéré comme le plus grand polyphoniste de la Renaissance et vous trouverez d'autres exemples d'écriture en imitation dans ses Missae De beata Virgine, Sine nomine et Ad Fuguam.

Le canon simple est le plus rudimentaire, où toutes les voix sont identiques et à l'unisson. On peut le compliquer en traitant les voix à l'octave ou à la quinte voire à des intervalles moins habituels mais des adaptations d'intervalles (entre les notes) sont requises pour préserver la tonalité.

D'autres techniques plus ou moins sophistiquées sont également possibles dans la superposition des voix : à des vitesses différentes (canon de proportion), en miroir (renversement vertical), "à l'écrevisse" (rétrogradation horizontale), voire en combinant ces procédés. Il existe également des canons rythmiques qui reproduisent le rythme à l'identique mais décalé dans le temps.

On conçoit aisément que plus le compositeur s'impose de contraintes et plus l'agencement des voix devient compliqué voire impossible à satisfaire. L'écriture en canon s'apparente alors à un casse-tête qui exige au moins une solution. Dans le canon à énigme, un compositeur malicieux qui a trouvé une solution viable ne la divulgue pas, il se contente de publier la voix principale, mettant les interprètes au défi de compléter l'oeuvre selon ses prévisions ... à moins qu'ils trouvent d'autres solutions également satisfaisantes ! Bach était friand d'énigmes de ce genre.

Note. L'Histoire rapporte que le savant encyclopédiste allemand, Athanasius Kircher (1602-1680), aurait publié, dans la Musurgia universalis (1650), des procédures numériques capables de générer algorithmiquement des canons solubles (Tabula mirifica arcanæ contrapunctis) mais, à supposer qu'elles aient réellement existé, elles sont apparemment perdues.

La contribution essentielle de Bach

Bach s'est intéressé au canon dont il a décliné les formes savantes dans quelques oeuvres tardives. Cet intérêt peut surprendre mais il s'explique par deux raisons au moins :

- Dans chacune de ses oeuvres, Bach s'est imposé comme le Maître du Temps musical : ses lignes mélodiques ne connaissent aucune fin programmée au point qu'elles pourraient boucler à l'infini sans lasser (Exemple célèbre, extrait de la Cantate BWV 147 : Jesus bleibet meine Freude). Aucun autre musicien n'a produit un contrepoit aussi inoxydable, comprenez résistant à l'imitation.

- Bach a vu dans le canon la possibilité de déployer ses aptitudes pour l'entremêlement des lignes mélodiques et rythmiques au sein de constructions quasiment mathématiques pour lesquelles il avait une attirance certaine.

Parmi ses compositions "canoniques", mentionnons d'abord celle redécouverte en 1975 à Strasbourg et annexée à un manuscrit autographe des Variations Goldberg. Il s'agit d'une série de 14 canons sur les huit premières notes à la basse (main gauche) de l'Aria initial. Les vertus pédagogiques de cet exercice sont bien mises en évidence dans ces deux montages numériques, l'un didactique et l'autre ludique. L'oeuvre complète a été incorporée au catalogue officiel des oeuvres du compositeur sous le n° BWV 1087.

Les Variations Goldberg, au nombre de 30, proposent 9 canons en progression constante de l'unisson à la neuvième; ils sont positionnés de 3 à 27 tous les multiples de 3. L'interprétation proposée est celle de Jean Rondeau sur un superbe clavecin contemporain de Jonte Knif & Arno Pelto (2004).

Canons de l'Offrande musicale
Canons de l'Offrande musicale

Cependant, c'est dans L'Offrande musicale à Frédéric II que Bach a le mieux illustré la diversité des techniques du Canon. L'Histoire rapporte que c'est lors d'une audience accordée au musicien que le Roi de Prusse, flûtiste à ses heures, l'a invité à improviser en imitation sur un thème de son invention. De retour à Leipzig, le compositeur a retravaillé ses improvisations et les a organisées en un tout cohérent. N'ayant jamais formellement précisé l'ordre des mouvements ni leur instrumentation, il est fréquent que les interprètes actuels (ab)usent de ces latitudes (La version proposée ci-avant est celle du Concert des Nations, emmené par Jordi Savall. Elle bouscule un peu l'ordonnance habituelle des parties mais elle est acoustiquement très convaincante). L'oeuvre commence normalement par le Ricercare a 3 (0:00:54), qui énonce le thème royal, et se termine habituellement (mais pas dans cette version !) par la Sonate en trio (de 0:25:18 à 0:42:58). Entre les deux, s'enchaînent une dizaine de canons entre lesquels s'insère un Ricercare a 6 (0:15:03, reprise instrumentée en 0:59:56). Les canons se suivent dans un ordre variable, dans cette version : perpétuel (0:07:28), à l'unisson (00:09:52), à l'écrevisse (0:11:36), en mouvement contraire (0:13:33), a 4 en augmentation et mouvement contraire (0:22:46), énigmatique (Réponses : A en 0:42:58 & B en 0:47:48), par tons entiers (0:44:34), en fugue canonique in epidiapente (= à la quinte, 0:48:58), à 4 voix en augmentation et mouvement contraire (0:51:04), perpétuel à intervalles réguliers (0:53:35) et enfin quadruple (0:55:35).

L'Offrande musicale incarne un sommet de l'inventivité contrapuntique. Laissant pas mal de liberté aux interprètes, il n'est pas étonnant que des compositeurs et interprètes modernes aient tenté leur propre adaptation. En composition, Anton Webern (1883-1945) a réinstrumenté le Ricercare à 6 voix de telle manière que les phrases passent d'un instrument à l'autre selon le principe de la "mélodie des timbres". Une instrumentation plus récente a été réalisée par Thomas Lacôte (1982- ). L'oeuvre complète a également été orchestrée et la version d'Herman Scherchen (enregistrée en 1964 pour Westminster) a conservé bien des attraits. Le Ricercare à 3 voix a reçu une belle interprétation de la part du pianiste Yunchan Lim, enregistrée lors de son parcours gagnant au Concours Van Cliburn 2022 (Digression, écoutez-le encore dans les Variations & Fugue "Eroïca" de Beethoven, il est stupéfiant !).

Note. Ne désirant pas provoquer le courroux de lecteurs indignés de ne pas trouver ici mention du Canon & Gigue de Johann Pachelbel (1653-1706), je m'exécute promptement. L'oeuvre est charmante mais banale comme l'est sa Musique de chambre reprise sur l'enregistrement du London Baroque. Cela dit, s'il ne s'agit que de charmer l'assemblée des convives présents lors de vos noces (ou de vos obsèques), je trouve celle-ci aussi distinguée qu'anachronique (ou celle-ci pour les amateurs de montages ludiques). Plus près de nous, le principe de l'imitation aurait pu intéresser les minimalistes mais, sauf exceptions, ce ne fut guère le cas : Louis Thomas Hardin, alias Moondog (1916-1999, Suite n°1) et Steve Reich (Clapping Music).

L'Art de la Fugue

La fugue ne doit pas être confondue avec le canon bien qu'elle lui emprunte le principe de l'imitation et qu'elle contienne fréquemment des sections canoniques. Alors que dans le canon, les voix sont apparentées, en particulier liées par une loi de symétrie (par translation, homothétie, inversion, rétrogradation, etc), elles cessent de l'être dans la fugue. Celle-ci autorise en effet l'indépendance thématique des voix afin de garantir une plus grande variété dans les développements. Ne serait-ce que pour cette raison, la durée habituelle d'une fugue dépasse largement celle d'un canon.

Au départ, rien ne distingue la fugue du canon : elle commence aussi par l'exposition d'un thème appelé sujet. C'est après que les choses changent radicalement, les voix successives ne se contentant pas de réutiliser le thème initial; elles proposent au contraire un ou plusieurs contre-sujets distincts. Tout l'art d'une fugue consiste à faire coexister sujets, contre-sujet(s) et leurs développements au sein d'un discours aussi stimulant que savant. Les doubles fugues (à deux sujets, J-S Bach : ut mineur BWV 574) sont les plus fréquentes mais il en existe des triples (J-S Bach : mi bémol BWV 552) et rien ne s'oppose à ce qu'on monte encore d'un cran. On soupçonne qu'en achevant son Art de la Fugue, Bach envisageait de conclure par une fugue quadruple mais la partition manuscrite est restée inachevée.

Note empruntée à une chronique antérieure. L'Art de la Fugue est une oeuvre mystérieuse à bien des égards. Elle nous est parvenue sous diverses formes comprenant, en tout ou en parties (nul ne sait vraiment), 14 Contrepoints (Contrapunctus), 4 canons et un Choral. Un thème très simple de 4 mesures les relie qui fait l'objet de développements contrapuntiques impressionnants. L'ordonnance de l'oeuvre fait débat depuis toujours, en particulier la présence des canons et du choral. L'ambiguïté se retrouve dans les enregistrements effectués à ce jour, chaque interprète justifiant ses choix. ... Le contrepoint 14, en fait une triple fugue, est censé clore l'oeuvre, en tous cas il nous est parvenu inachevé. Quelques spécialistes ont émis l'idée que le thème récurrent qui parcourt l'oeuvre devait "forcément" reparaître à ce stade, ce qui aurait mené à une fugue quadruple. ... Une tradition remontant à Carl Philipp Emanuel Bach voudrait que son père soit mort en pleine dictée; une mention manuscrite sans doute de sa main mentionne en effet : "C'est sur cette fugue où le nom (de) B A C H a été amené comme contre-sujet que l'auteur est mort". Certains pensent qu'il s'agit d'une légende, la datation de la page ne correspondant pas à l'année de la mort de Bach (1750). Si les détails vous intéressent reportez-vous, par exemple, à un article polémique mais documenté du musicologue Charles Dewulf.

L'oeuvre a été analysée par les plus grands spécialistes et une présentation à l'adresse du grand public est parue dans The Conservation sous la plume de Daniel Herscovitch (Université de Sydney).

Elle est jouable sur un clavier unique et Gustav Leonhardt était d'avis que cette formule s'imposait :

Helmut Walcha (Sur le superbe orgue de St Laurent à Alkmaar, incontournable).

David Moroney (Un clavecin proche de l'idéal).

Tatiana Nikolayeva (Un piano noble et intemporel).

Cependant nombre de variantes plus ou moins exotiques ont été expérimentées avec succès et enregistrées :

Quatuor Emerson mais j'apprécie aussi la version du Cuarteto Casals (Les versions pour quatuor à cordes peuvent sombrer dans l'ennui mais ce n'est pas le cas ici). Il existe une variante pour Consort de violes : celle de l'ensemble Les voix humaines est particulièrement soignée, acoustiquement parlant.

Netherlands Bach Society (Arrangement à géométrie variable, instrumental et vocal, réalisé par le chef Shunske Sato). Ecoutez le premier contrepoint a capella ou le neuvième (en 33:56), c'est osé mais rien à redire, c'est beau.

Karl Ristenpart (Orchestre de chambre de Radio Saarbrücken, historique dans tous les sens du terme !).

Karl Munchinger (Orchestre de chambre de Stuttgart, idem !).

Hesperion XX (Cordes, bois & vents sur invitation).

Musica Antiqua Köln (Ensemble baroque haut de gamme).

La Fugue revisitée par Beethoven

J-S Bach a porté le genre de la fugue à un tel niveau de perfection que peu de musiciens après lui ont tenté de rivaliser. Mozart s'y est essayé dans quelques (rares) oeuvres majeures, l'Adagio & Fugue KV 546 (d'après une oeuvre antérieure pour deux claviers, KV 426) et surtout l'extraordinaire finale (en 20:42) de la Symphonie n° 41 (Jupiter).

En fait, seul Beethoven a véritablement renouvelé le genre dans quelques oeuvres tardives. Outre que les passages fugués ont eu tendance à s'y multiplier (Symphonie n°9, Missa Solemnis, Sonates 30 et 31, Quatuor n° 14), c'est dans les mouvements ultimes de la Sonate n° 29 (Hammerklavier, opus 106) et du Quatuor n° 13 (opus 130), qu'il a atteint de véritables sommets, dignes de sa profession de foi : "Ce n'est rien de composer une fugue, j'en ai fait par douzaines quand j'étais jeune mais aujourd'hui, il faut qu'un esprit poétique entre dans la forme ancienne". L'idée de Beethoven a été d'utiliser la fugue non plus comme un procédé de contemplation statique mais plutôt comme un moteur de développement dynamique.

Beethoven : Grande Fugue
Grande Fugue, publiée chez Artaria (Vienne)

De ce point de vu, le chef d'oeuvre absolu est la Grande Fugue (opus 133) qui tenait lieu de finale au Quatuor n°13 (opus 130) lors de sa création, à Vienne en 1826. La critique et le public ont été tellement décontenancés par la nouveauté de l'oeuvre que l'éditeur Artaria a fait pression sur le compositeur pour qu'il compose un nouveau finale et publie la Fugue séparément. Etonnamment, Beethoven a accédé à la demande mais aujourd'hui la tendance est de remettre la Fugue à sa (vraie) place d'origine.

Sauf tomber d'accord sur le bref commentaire de l'auteur "Double fugue, tantôt libre tantôt recherchée", il n'est jamais rien sorti de probant des analyses musicologiques de cette oeuvre complètement à part, en cause des (contre)sujets qui n'ont rien de mélodiques : ce sont au contraire des motifs courts, voire abrupts, qui à peine énoncés sont recomposés dans une urgence imprévisible. Igor Stravinsky ne s'y est pas trompé qui a vu dans cette oeuvre un modèle de modernité éternelle. Si toutefois vous insistez, une introduction généraliste possible est celle de Richard Atkinson.

Il n'est pas davantage facile de mettre les auditeurs d'accord sur l'interprétation idéale de cette Grande Fugue, parmi les versions anciennes ou récentes des Quatuors Alban Berg, Juilliard, Takacs, Emerson, Artemis, Ebène (en 35:42), Danois, et beaucoup d'autres à trier selon le degré de clarté et/ou d'âpreté que l'on désire privilégier. Mais franchement, peut-on faire mieux que la phalange actuelle des "Juilliard", enregistrés live en 2022 (on présume qu'un enregistrement en studio suivra) ?

Note. Le Quatuor Juilliard (JSQ pour les intimes) est né en 1946 à l'initiative de William Schuman alors Président de la (célèbre) Juilliard School. La formation initiale reprenait les violonistes Robert Mann et Robert Koff, l'altiste Raphael Hillyer et le violoncelliste Arthur Winograd. En 1955, ce dernier a cédé ca place à Claus Adam et ce fut le début d'un carrousel dont le dernier et tragique épisode est survenu en 2022 avec le décès prématuré de l'altiste Roger Tapping. C'est Molly Carr qui a été appelée à le remplacer. L'historique complet est disponible sur Wikipedia et il est bien utile si vous voulez vous y retrouver parmi les enregistrements disponibles. La Grande Fugue de Beethoven, restituée au Quatuor n°13 comme il se doit, exige, me semble-t-il, la formation actuelle : Areta Zhulla, violon1, Ronald Copes, violon2, Molly Carr, alto & Astrid Schween, violoncelle. J'insiste d'autant plus volontiers que pour la première fois dans son histoire, le "Juilliard" s'est féminisé à 75% et je soutiens que le succès remporté par la nouvelle formation n'est pas étranger à cela : que ce soit dans le répertoire baroque ou plus récent, ces dames jouent souvent plus juste les passages périlleux.

La Grande Fugue détachée de son Quatuor d'origine a été transcrite pour piano à 4 mains par Beethoven en personne (à la demande de l'éditeur Artaria ) et (beaucoup plus tard) pour orchestre à cordes par le grand chef Felix Weingartner (1863-1942). L'enregistrement réalisé par Herbert von Karajan est bien trop maniéré à mon goût; celui de Wilhelm Furtwängler est déjà mieux inspiré mais je préfère, de loin, la version incandescente du légendaire Otto Klemperer, qui porte l'oeuvre à bout de bras.

Hommages à Bach

Au 19ème siècle, la Fugue a progressivement perdu son pouvoir de persuasion auprès de compositeurs de moins en moins enclins à pratiquer les exercices de style. Quelques nostalgiques ont pourtant entretenu la flamme :

Anton Reicha (1770-1836, 36 Fugues, opus 36) et Carl Czerny (1791-1857, 48 Préludes & Fugues), deux proches de Beethoven, ont été de ceux-là mais leurs fugues (surtout celles de Czerny) manquent de ce supplément d'âme que leur Maître (re)commandait. Felix Mendelssohn (1809-1847), qui a tant oeuvré pour la reconnaissance de l'oeuvre de Bach, ne pouvait manquer de lui rendre hommage : ses 6 Préludes & Fugues (opus 35) tentent en effet de se souvenir du Clavier bien tempéré du Maître. On pourrait en dire autant des 4 Fugues composées par Robert Schumann (1810-1856) ou, une génération plus tard, du Prélude, choral & fugue de César Franck (1822-1890).

Anton Bruckner (1824-1896) a tenté l'aventure contrapuntique dans le finale de sa Symphonie n° 5 et Richard Wagner (1813-1883) a fait de même au plein milieu du Prélude des Maîtres chanteurs mais ces essais sont demeurés isolés. Quelques exemples mieux significatifs datent de la fin du 19ème siècle lorsque quelques compositeurs ont remis à l'honneur le motif B A C H (sib, la, do, si♮, dans la nomenclature allemande) : Max Reger (1873-1916, Fantasie & Fugue, opus 46, sur le nom de Bach, sans compter une collection d'oeuvres similaires et tout aussi indigestes), Franz Liszt (1811-1886, Prélude & Fugue sur le nom de Bach; il en existe une variante due à l'organiste Jean Guillou) et surtout Ferruccio Busoni (1866-1924, Grande Fugue extraite de la Fantasia contrappuntistica).

Au 20ème siècle, ce sont les compositeurs du "bloc" soviétique qui ont été les plus motivés : c'est l'occasion de célébrer Vsevolod Zaderatsky (1891-1953, 24 Préludes & Fugues), un pianiste et compositeur ukrainien broyé en son temps par le régime stalinien et bien évidemment de rappeler que c'est Dimitri Shostakovitch (1906-1975) qui a apporté la contribution la plus significative au projet de commémoration des 200 ans de la disparition de Bach (24 Préludes & Fugues, opus 87). Enfin, pour conclure, je ne peux manquer de citer la triple contribution de Rodion Shchedrin (1932- , Polyphonic Notebook, 24 Préludes & Fugues Book I & 24 Préludes & Fugues Book II) dont la succession des mouvements résume assez bien la parenté qui unit le Canon et la Fugue.