Compositeurs négligés

Ferruccio Busoni :
Penser la musique autrement

Le nom de Busoni est encore trop souvent associé à ceux de Bach et de Liszt, comme s'il n'avait pas connu d'existence propre. Cette fâcheuse habitude a faussé le regard que l'on porte habituellement sur ce grand musicien. En particulier, elle a éludé le rôle majeur qu'il a joué dans la construction d'une "Musique de l'avenir", vers 1900.

Ferruccio Busoni
Ferruccio Busoni

Ferruccio Busoni (1866-1924) est né d'un père italien clarinettiste et d'une mère allemande pianiste (née Anna Weiss). C'est elle qui lui a donné ses premières leçons avec des résultats dépassant toutes les espérances : le jeune Ferruccio s'est en effet révélé être un enfant prodige, capable d'improviser en public dès l'âge de 8 ans et de parfaire des études avancées au terme de 8 années supplémentaires seulement.

Virtuose comparable à son idole, Franz Liszt (1811-1886), il a entrepris de nombreuses tournées en Allemagne, en Finlande (où il s'est marié), en Russie et jusqu'aux Etats-Unis, s'attardant chaque fois pour dispenser un enseignement en rapport avec ses recherches personnelles. Il a fréquenté les grands musiciens de son temps (Gustav Mahler, Anton Rubinstein, Jean Sibelius, Eugène Ysaïe, ...) et a formé quelques élèves appelés à une certaine notoriété (Claudio Arrau, Kurt Weill, Edgard Varèse, Arthur Lourié, Aloïs Haba, ...). En 1894, il s'est installé à Berlin, devenu son port d'attache, où il est décédé 30 ans plus tard, d'une maladie rénale.

Musicien, penseur et Professeur

Ferruccio Busoni
Ferruccio Busoni, musicien, penseur et professeur

En vous rendant à Berlin, au n° 11 de la Victoria-Luise Platz, vous trouverez une plaque commémorative rappelant la résidence de Busoni en ce lieu (reconstruit après les bombardements de 1944-45). Son libellé est intéressant car il mentionne Busoni non seulement comme musicien mais encore comme professeur et surtout comme penseur, ce qui est plutôt inhabituel.

Busoni s'est en effet interrogé sur les ressorts de la création musicale et surtout sur la nécessité de maintenir en l'état : 1) les contraintes exercées par la théorie musicale classique depuis 200 ans et 2) une notation musicale qu'il jugeait inadaptée au piano moderne (Vu son caractère davantage technique, l'examen de ce dernier point est différé en annexe).

Il vaut la peine d'entendre quelques-uns des arguments développés par Busoni (dont certains assez audacieux), en rupture avec le conservatisme ambiant. Ils ont été rassemblés dans une série d'écrits dont l'important "Entwurf einer neuen Ästhetik der Tonkunst" (Traduit en anglais sous le titre Sketch of a new Esthetic of Music). Une adaptation française très libre, due à Pierre Michel, est également parue, chez Minerve, sous le titre générique "L'esthétique musicale".

Busoni est parti du constat objectif que la musique dite classique, couvrant en fait les 200 ans allant du baroque au romantisme (tardifs), a prospéré sur les bases d'une théorie musicale (enfin) rationalisée après les enchevêtrements de la polyphonie renaissante et la saga des tempéraments inégaux (Cf Gammes et Tempéraments). L'émergence de la tonalité et l'adoption du tempérament égal (réellement acquis vers 1800) ont constitué autant de simplifications décisives en musique. En restreignant les gammes à deux modes seulement (Majeur et mineur) et en codifiant les relations tonales entre les degrés de chacun, elles ont ouvert un champ d'exploration apparemment infini ... jusqu'à ce que les musiciens commencent à se sentir à l'étroit dans ce cadre binaire. On doit au duo Liszt-Wagner d'avoir progressivement transgressé les règles tonales strictes en développant un chromatisme invasif multipliant les altérations accidentelles (dièses et bémols) au point que la notion de tonalité a progressivement perdu son sens primitif. Seulement guidés par un instinct très sûr, Franz Liszt (1811-1886) et Richard Wagner (1813-1883) n'ont cependant jamais éprouvé le besoin de théoriser leurs acquis. D'ailleurs, à la même époque, d'autres musiciens (Brahms, Tchaïkovsky, ...) ont continué d'écrire selon les règles établies.

Il revient précisément à Busoni de s'être investi dans une réflexion de fond, préparant, au moins dans les textes, le terrain à la révolution atonale d'Arnold Schönberg (1874-1951). Voici brièvement inventoriées quelques idées et/ou argumentations développées par Busoni; elles donnent une idée de la variété de ses préoccupations (Les phrases en italique lui sont empruntées via les références ci-avant) :

- Il est problématique de prétendre enseigner la composition dans la mesure où l'enseignement ne porte que sur ce qui est connu or ce à quoi aspirent les apprentis compositeurs c'est l'inconnu. Réécrire dans le style de Haydn ou de Mozart ne présente aucun intérêt artistique et d'ailleurs le "métier" de faussaire musical n'existe pas.

- La préoccupation mélodique peut sembler normale et louable chez un compositeur mais elle a cessé d'être à la pointe de l'invention musicale. D'ailleurs, il n'existe guère de motif qui ne ressemble à au moins un autre, même chez les plus grands, Beethoven par exemple (Montage de l'enchaînement du motif secondaire de l'allegro initial de la Symphonie n°2, du début du Concerto n°3 pour piano et du début triomphal du finale de la 5ème Symphonie ). Toutefois, supplanter la mélodie n'est pas si simple, ne serait-ce que parce que les instruments sont un facteur de sclérose : prisonniers de leur diapason et de leur timbre, ils entravent la possibilité de créer du totalement neuf.

- Parmi les Arts, la musique jouit du privilège d'échapper à la contrainte figurative d'où la notion de musique pure, dépourvue de trame poétique, qui s'est imposée dès l'oeuvre de J-S Bach (Busoni parle de "musique absolue" mais on pourrait aussi bien la dire abstraite et c'est sans équivalent dans les autres arts, à l'époque classique).

- Busoni a jeté quelques pierres dans le jardin de la théorie tonale : Exiger d'une musique qu'elle s'évertue à revenir à sa tonique (octave), à sa quinte (dominante) ou à sa quarte (sous-dominante) est une préoccupation d'un autre âge que l'on nomme classique. Ce ne saurait être un idéal à atteindre en toutes circonstances. N'est-il pas singulier d'interdire au compositeur l'originalité dans la forme alors que partout ailleurs on la lui réclame. Nous admirons Mozart mais pas sa tonique et sa dominante ! Bach a échappé au carcan d'une théorie encore en gestation grâce à son parti pris de musique absolue (Fantaisie chromatique : introduction hallucinée et motif carrément atonal de la fugue, en 6:54). Beethoven a (p)ressenti le poids des contraintes tonales en cherchant occasionnellement à prendre ses distances, comme dans l'introduction de sa Symphonie n°4, qui erre à la recherche d'une tonalité précise.

- La modernité absolue n'existe pas : l'ancien et le moderne coexistent. De tous les arts, la musique est le plus jeune; d'aucuns voudraient le contraindre par (le respect de) toutes sortes de règles mais c'est peine perdue : l'art musical est né libre et c'est sa vocation de le rester. Ce n'est nullement un hasard si certains élèves de Busoni ont cherché des chemins de liberté, Edgard Varèse (électroacoustique), Arthur Lourié (notation non conventionnelle) et Alois Haba (microtonalité).

- Les oreilles de nos contemporains ont été conditionnées par l'accord du piano au tempérament égal à tel point qu'elles peinent, à présent, à entendre autrement. Quelle approximation grossière d'une nature qui procède par gradation infinie (Cf Annexe)!

- La théorie classique enseigne 24 tonalités au départ de l'une quelconque des 12 notes chromatiques auxquelles elles imposent un schéma d'intervalles M ou m. Mais en réalité, mis à part ces deux modes bien tranchés (M et m), tout le reste n'est que transposition par changement de tonique. Prêter des caractères différents à ces 2x12 tonalités n'est qu'un leurre dès l'instant où l'on recourt au tempérament égal. En Angleterre, le diapason a longtemps été situé 1/2 ton plus haut que sur le continent et personne n'a jamais perçu un caractère différent relatif à l'oeuvre jouée. De même un grand nombre de lieder sont publiés transposés pour trois tessitures différentes et personne n'y a jamais entendu un caractère altéré. Busoni ajoute : Qu'un visage familier vous salue du deuxième ou du troisième étage ne fait aucune différence !

L'oeuvre de Busoni

Busoni a forcé l'admiration de ses contemporains par la fluidité de son jeu pianistique. On en a conservé quelques témoignages dans des enregistrements (historiques), datés de 1922.

Il aurait pourtant apprécié qu'on s'attarde également sur ses dons de compositeur. Busoni n'a de fait jamais cessé d'écrire, pour le piano évidemment mais pas uniquement et c'est toute sa production qui mérite un examen attentif. Son catalogue présente une double numérotation de nature à entretenir une certaine confusion. Même lorsqu'ils figurent sur la partition, les numéros d'opus ne respectent pas l'ordre chronologique du fait que le compositeur a tardivement réintégré au catalogue des oeuvres de jeunesse d'abord écartées puis remaniées, leur prêtant éventuellement un numéro déjà attribué. Il existe une numérotation parallèle, sous le sigle BV (Busoni-Verzeichnis), préparée par Jürgen Kindermann (Révisée et complétée par Marc-André Roberge et Antony Beaumont), qui tente de lever les ambiguïtés tout en respectant mieux la chronologie. En cas de doute, en particulier toutes les fois qu'un même numéro d'opus a été utilisé deux fois, la date de composition est essentielle et la référence Wikipedia aide alors à s'y retrouver.

L'extrême jeunesse (1873-1889)

Busoni a noté ses premières essais pianistiques dès 1873 (Canzone, BV 1, il avait 7 ans !). La plupart de ces oeuvres dorment toujours dans les tiroirs et il faut attendre les 5 Pièces pour clavier (BV 71, 1877 : Prélude ) pour découvrir le sérieux dont était capable cet enfant de 11 ans. Un an plus tard, il a composé avec assurance un Concerto pour piano (BV 80, 1878), en fait un Quintette à clavier transposable pour piano & orchestre à cordes.

Album Busoni
Busoni : Oeuvres de jeunesse

Un triple CD enregistré par Holger Groschopp, chez Capriccio, offre un panorama passionnant d'oeuvres de prime jeunesse. Ecoutez la ravissante Suite champêtre BV 81 (1878) ou les plus ambitieux 24 Préludes, BV 181 (1881). A noter que Groschopp a eu la bonne idée de clore son récital par une Improvisation due à Anna Weis .

Busoni : Quatuors
Busoni : Quatuors

Les premières incursions de Busoni en musique de chambre ont mené à deux quatuors datés de 1876 (ut mineur, BV 38, et fa mineur, BV 42). Ils devraient logiquement porter les numéros 1 et 2 mais les éditeurs ne l'entendent pas de cette oreille : ils ignorent généralement ces oeuvres de prime jeunesse, ne s'intéressant qu'aux oeuvres un peu plus tardives, Quatuor n°1 (BV 208, 1882) et Quatuor n°2 (BV 225, 1887), de fait mieux assurées. Il en existe un troisième, en fa mineur (BV 135), non daté et non publié.

Busoni se devait de composer quelques pièces pour la clarinette paternelle, secondée par un piano ou un orchestre de chambre. L'essentiel figure sur un bel album paru chez Brillant : il commence par une Suite en six mouvements, BV 88 (1878), composée par un enfant de 12 ans, sans doute sur les conseils de son père, et une autre Suite, en sol mineur, BV 176 (1880), déjà plus assurée (en 47:42). Sur le même enregistrement, vous trouverez un court hommage à Fernandino Busoni, sa charmante Rêverie pastorale (en 1:17:16).

Vous trouverez dans les catalogues, Etcetera et Naxos, des enregistrements de quelques oeuvres (rares) pour violoncelle et piano, Kulsatelle (BV 237, 1889) sur des thèmes finnois, Petite Suite (BV 215, 1886), Sérénade (BV 196, 1883), plus une adaptation réussie de la Fantaisie chromatique de Bach.

Enfin, il est étonnant d'entendre comment ce très jeune homme d'à peine 17 ans était capable de manier l'orchestre dans la Suite symphonique (BV 201, 1883).

La maturité, première manière (1890-1904)

Il semble logique de démarrer la carrière professionnelle de Busoni avec l'oeuvre qui lui a valu de remporter la première édition du Concours de composition Anton Rubinstein (Saint-Pétersbourg, 1890), le Konzertstück BV 236 (1890). D'autres partitions pour orchestre ont suivi : Poème symphonique (BV 240, 1893), Geharnischte Suite (BV 242, 1895), Lustspiel-Ouvertüre (BV 245, 1897) et beau Concerto pour violon (BV 243, 1897). Toutes ces oeuvres adhèrent assez normalement à l'esthétique (post)romantique en vigueur à cette époque.

Busoni : Sonates pour violon & piano
Busoni : Sonates pour violon & piano

Composées quasi simultanément, les deux Sonates pour violon & piano s'imposent assurément comme de grandes réussites dans le genre, toutes époques confondues (Sonate n°1, BV 234, 1889, et surtout Sonate n°2, BV 244, 1900). Ces deux oeuvres figurent sur un bel enregistrement CPO.

Quatorze ans après le Konzertstück, Busoni a épuisé sa veine romantique avec un monumental Concerto pour piano et choeur d'hommes (BV 247, 1904), d'une durée de 74 min ! Peu de pianistes restituent cette oeuvre sans tomber dans l'emphase et rares sont les orchestres qui s'impliquent comme il le faudrait : au disque, vous avez le choix entre les interprétations également belles de John Ogdon et de Marc-André Hamelin. Par sa démesure, cette oeuvre offre une illustration supplémentaire de l'impasse esthétique dans laquelle la musique austro-allemande s'est engagée au tournant du siècle (Autres exemples, la Cantate "Gürre Lieder" d'Arnold Schönberg ou la Symphonie n°8 de Gustav Mahler).

Busoni a compris qu'une réflexion s'imposait à laquelle il a pris part, préparant ainsi le terrain aux audaces de Schönberg. Ce n'est donc guère un hasard si les deux musiciens ont correspondu intensément pendant l'été 1909 (Cf l'opuscule de Philippe Albéra, Le dialogue entre Schönberg et Busoni). Cependant, davantage velléitaire que combattant, Busoni n'est pas parti en croisade (musicale) comme l'a fait son collègue autrichien, demeurant au contraire prudemment en retrait par rapport à ses idées les plus extrêmes.

La maturité, seconde manière (1905-1924)
Busoni : Oeuvres pour orchestre
Busoni : Oeuvres pour orchestre

La production tardive pour orchestre de Busoni n'est pas aussi abondante qu'on l'aurait espéré, c'est la conséquence d'un emploi du temps surchargé en tant que pianiste virtuose et enseignant.

Il a superbement orchestré sa Berceuse élégiaque, BV 252a (1909), initialement prévue pour piano, BV 252 (1909). Schönberg a trouvé le résultat si intéressant qu'il a produit son propre arrangement, l'arrangeur arrangé en quelques sorte, quelles musiques !

Neeme Järvi a consacré un double CD à quelques oeuvres choisies : Fantaisie indienne pour piano & orchestre (BV 264, 1914), Rondo arlecchinesco (BV 266, 1915), Concertino pour clarinette (BV 276, 1918), Sarabande et Cortège (BV 282, 1919).

Suivant en cela une pratique fréquente, Busoni a réduit l'essentiel du matériau symphonique de son opéra Die Brautwahl en une Suite orchestrale, BV 261 (1912). La Suite Turandot BV 248 (1905) illustre le cas inverse puisqu'elle est antérieure à l'opéra du même nom; c'est initialement une musique de scène prévue pour le théâtre de Carlo Gozzi et recyclée en opéra, 12 ans plus tard, pour honorer une commande dans l'urgence.

Busoni : oeuvres tardives
Busoni : Oeuvres tardives

Un triple CD enregistré chez Hyperion, par Marc-André Hamelin, propose un florilège d'oeuvres pianistiques tardives. Vu la politique restrictive pratiquée par Hyperion, il n'est possible d'en faire entendre que de courts extraits choisis que vous identifierez en vous reportant au catalogue de la firme anglaise. Ecoutez quelques pièces choisies mais dans d'autres interprétations : les 7 Elégies (BV 249, 1907), en particulier la 7ème (Berceuse élégiaque), à la mémoire de sa mère décédée, l'album pour la jeunesse An die Jugend (BV 254, 1909), les 6 Sonatines (n°2, BV 259, 1912), l'Indianisches Tagebuch (BV 267, 1915) et les 7 Pièces courtes pour le développement du jeu polyphonique (BV 296, 1923).

L'art de la recomposition

Le moment est venu d'évoquer un pan essentiel de la production pianistique de Busoni, fait de compositions originales et d'un très grand nombre d'adaptations d'oeuvres anciennes se présentant comme autant de recompositions fascinantes.

Busoni a excellé dans l'art de repenser les oeuvres de grands maîtres du passé, au premier rang desquels figure J-S Bach. Il n'était pas si courant, vers 1900, de s'intéresser aussi activement à l'oeuvre de Bach, une passion-culte que le jeune Ferruccio a héritée de son père. Le résultat a été une collection de chefs-d'oeuvre dont la (7ème et) dernière édition (1920), supervisée par Busoni en personne, tient en 7 volumes, répartis comme suit :

- Vol. 1 : Adaptations simples, à vocation pédagogique (Bearbeitung, Lehrstücke).
- Vol. 2 : Adaptations savantes (Bearbeitung, Meisterstücke).
- Vol. 3 : Transcriptions simples (Übertragungen).
- Vol. 4 : Compositions et adaptations libres (Kompositionen und Nachdichtungen).
- Vol. 5 & 6 : Adaptations du Clavier bien tempéré (Cahiers I & II).
- Vol. 7 : Importante collection d'oeuvres mêlant les styles énoncés ci-avant.

Il est aussi compliqué de s'y retrouver dans les éditions successives, dites Bach-Busoni, que dans la classification du catalogue complet par numéros d'opus. On y recense nombre de transcriptions et d'adaptations, encore faut-il se mettre d'accord sur le sens que Busoni entendait prêter à ces appellations; on pense éventuellement, en littérature, à la distinction qu'on ferait entre une traduction littérale (pauvre mais fidèle à l'original) ou littéraire (riche au risque de détourner la pensée de l'auteur primitif).

Note. Cette interprétation diffère éventuellement de celle couramment admise. En musique (dite) classique, la SACEM (Organe français de défense des droits d'auteurs) distingue une (simple) transcription d'un arrangement, la première n'impliquant aucune création personnelle, par exemple lorsqu'elle se borne à changer l'instrumentation d'une pièce et éventuellement sa tessiture. Cette pratique a été d'usage courant par le passé : les Lieder de Schubert ont souvent été transcrits en plusieurs versions qui les rendent chantables par une voix de soprano, de ténor, de baryton voire de basse; Liszt a réduit les Symphonies de Beethoven (n°7) pour le piano afin de les mettre à disposition d'un public qui n'y avait pas (encore facilement) accès et Bach, en personne, a transcrit pour orgue plusieurs Concerti de Vivaldi (Cf aussi la célèbre transcription, pour 4 clavecins, du Concerto pour 4 violons & orchestre). L'arrangement, au contraire, sous-entend un vrai travail de (re)composition impliquant un apport créatif.

Il n'est pas certain que Busoni se soit fort soucié de ces distinctions subtiles. Certes, il les comprenait mais il a toujours revendiqué une part suffisante d'originalité pour justifier que son nom soit présent sur chacune de ses partitions aux côtés de celui qui l'a inspiré. L'adaptation au sens de Busoni est toujours ambitieuse, elle s'empare de son modèle pour le réinventer non parce qu'il le trouve faible mais parce qu'il entend lui offrir une seconde existence.

La grande idée de Busoni repose sur cette observation que la notation musicale est incapable de restituer fidèlement l'intention du compositeur, un phénomène qui est encore amplifié sinon "aggravé" par l'interprète lorsqu'il livre sa propre restitution. Il en a tiré la conclusion radicale que tout est transcription et qu'il ne fait aucun dommage que s'y ajoute une troisième, émanant du transcripteur-arrangeur, c'est même tout bénéfice pour la musique. Bref, une fois dépassé le stade primitif de l'imitation, tout devient recomposition. Les Cycles de Variations (Goldberg, Diabelli, etc) dont on fait habituellement grand cas, en musique, peuvent être vus comme autant d'arrangements d'un thème connu; pourquoi celui-ci serait-il de moindre intérêt lorsque le thème est inconnu ? Busoni s'est longuement expliqué sur ces sujets et vous trouverez d'autres détails retranscrits dans un article de Goran Filipec, paru dans la revue du Conservatoire de Paris (09/12/2017).

Bach, le passé recomposé
Bach-Busoni : transcriptions
Bach-Busoni : Transcriptions

Busoni a réalisé un grand nombre de transcriptions de pièces de Bach, initialement prévues pour orgue. Le double CD ci-contre, paru initialement chez Capriccio, est actuellement disponible sur le site chandos.net par le jeu du regroupement erratique des labels discographiques. Tout est digne d'intérêt dans cet enregistrement, à commencer par les (transcriptions des) 10 Préludes Chorals pour orgue, BV 27 (1897). Voici, par exemple, l'enchaînement des chorals BWV 734 et 639 où l'on passe de la joie virtuose au recueillement . Ne manquez pas non plus le "Caprice sur le départ du frère bien aimé" (extrait), l'étonnant Das Calvarium, BV B46 (fragment) ou l'extraordinaire Improvisation (à 4 mains), BV 271, sur le Choral Wie wohl ist mir, O Freund der Seelen. On redécouvre Bach avec un confort d'écoute pianistique que l'orgue ancien ne garantit pas nécessairement, surtout lorsqu'il sonne étriqué ce qui est hélas fréquent.

Busoni par John Ogdon
Busoni : 3 oeuvres majeures

Un CD, produit chez Continuum mais actuellement disponible chez Altarus, doit impérativement retenir votre attention. Il propose trois oeuvres incontournables, la Fantasia contrappuntistica, la Fantasia d'après Bach et l'irrésistible Toccata (Le début !), le tout emballé de mains de maître par John Ogdon. Si vous ne devez posséder qu'un seul enregistrement de Busoni (voire de piano tout court !), optez pour celui-ci car il est sensationnel.

Basée sur un fragment de l'Art de la Fugue, la Fantasia contrappuntistica est une oeuvre personnelle à part entière. Busoni en était tellement fier qu'il en avait édité 100 copies numérotées et signées, distribuées au compte-gouttes à quelques privilégiés.

Fin de l'Art de la Fugue
Fin de l'Art de la Fugue
NB : Ueber dieser Fuge, wo der Nahme B A C H im Contrasubject angebracht worden, ist Der Verfaßer gestorben

Notes. 1) L'Art de la Fugue est une oeuvre mystérieuse à bien des égards. Elle nous est parvenue sous diverses formes comprenant, en tout ou en parties (nul ne sait vraiment), 14 Contrepoints (Contrapunctus), 4 canons et un Choral. Un thème très simple de 4 mesures les relie qui fait l'objet de développements contrapuntiques impressionnants. L'ordonnance de l'oeuvre fait débat depuis toujours, en particulier la présence des canons et du choral. L'ambiguïté se retrouve dans les enregistrements effectués à ce jour, chaque interprète justifiant ses choix : dans la version de Grigory Sokolov, mentionnée ci-avant, les canons sont détachés des fugues au motif défendu par certains qu'ils sont étrangers à l'oeuvre proprement dite et le Choral est volontairement omis. Le contrepoint 14, en fait une triple fugue, est censé clore l'oeuvre, en tous cas il nous est parvenu inachevé (Dans cet enregistrement de Mac Gregor, il se termine brusquement en 1:17:27 et dans celui de Sokolov en 1:06:45). Une tradition remontant à Carl Philipp Emanuel Bach voudrait que son père soit mort en pleine dictée; une mention manuscrite sans doute de sa main mentionne en effet : "C'est sur cette fugue où le nom (de) B A C H a été amené comme contre-sujet que l'auteur est mort". Certains pensent qu'il s'agit d'une légende, la datation de la page ne correspondant pas à l'année de la mort de Bach (1750. Si les détails vous intéressent reportez-vous, par exemple, à un article polémique mais documenté du musicologue Charles Dewulf). Le dernier (?) contrepoint devait revêtir la forme d'une triple fugue dont seules deux parties étaient finalisées et la troisième seulement esquissée (sur les notes, B A C H); l'oeuvre s'interrompt brusquement au moment où les trois thèmes se rencontrent pour la première fois. Quelques spécialistes ont émis l'idée que le thème récurrent qui parcourt l'oeuvre devait "forcément" reparaître à ce stade, ce qui aurait engendré une fugue quadruple. Quoiqu'il en soit de la vérité historique, c'est cette idée que Busoni a retenue au sein d'une reconstruction époustouflante comptant parmi ses meilleures réalisations. Bien que l'analyse de la Fantasia de Busoni soit réservée aux spécialistes, il semble impossible de passer à côté de l'immense improvisation libre qui tient lieu d'introduction à tel point que le profane doit attendre 12 minutes pour identifier à coup sûr les références explicites à (l'original de) Bach. Voilà un pur produit de l'imagination de Busoni.
2) Busoni s'est également intéressé à d'autres monuments de l'oeuvre de Bach, en particulier à deux oeuvres qui ne semblent pas destinées à être recomposées par qui que ce soit, le Clavier bien tempéré et les Variations Goldberg. Il s'agit en fait d'adaptations-éditions pianistiques fidèles, aux ornements près, d'oeuvres prévues initialement pour le clavecin.

Busoni s'est attaqué à d'autres chefs-d'oeuvre de Bach dont la célèbre Chaconne (initialement pour violon solo), jouée ici par John Ogdon, ou encore l'impressionnante Toccata & Fugue, jouée cette fois par Gianluca Cascioli.

Autres transcriptions et paraphrases
Busoni : Paraphrases
Busoni : Transcriptions et Paraphrases

On retrouve Hölger Groschopp dans un quadruple album proposant d'autres transcriptions sur des oeuvres de Bach mais aussi, ce qui est plus rare, d'autres musiciens célèbres : Mozart (Fugue en ut mineur), Schubert (Ouverture D 648), Chopin (Variations & Fugue sur le Prélude en ut mineur, opus 22), Mendelssohn (Songe d'une Nuit d'été) et Brahms (Préludes Chorals opus 122). Deux curiosités valent un détour :

- La transcription de la transcription de Liszt d'après La Campanella de Paganini, soit une transcription au carré !

- La transcription du Klavierstücke, op 11/2, de Schönberg a suscité la réaction de celui-ci, qui ne s'attendait guère à ce que quelqu'un s'emploie à recomposer une oeuvre qu'il considérait initiatrice d'une voie nouvelle (l'atonalité libre). Busoni a sans doute voulu marquer son intérêt pour le travail de Schönberg tout en atténuant son côté radical.

Le même album propose quelques paraphrases de Busoni, un genre souvent considéré comme mineur non qu'il manque de science ou d'intérêt mais plutôt parce que les modèles en manquent généralement, puisés hors contexte dans le répertoire opératique. Franz Liszt (sur Rigoletto de Verdi), Carl Tausig (sur Die Fledermaus de Johann Strauss II), Eugen d'Albert (sur son propre opéra Die toten Augen) s'y étaient déjà illustrés et Busoni a sans doute pensé qu'il pouvait faire aussi bien sinon mieux : paraphrases sur des airs de Don Giovanni (Sérénade), de Carmen (Potpourri condensé dans la Sonatine n°6, BV 284, 1920), des Contes d'Hoffmann (Barcarolle) ou du Crépuscule des Dieux (Marche funèbre). On ne sait trop si Busoni a hérité son goût pour la paraphrase de Liszt, son modèle, ou de son père qui s'adonnait au genre afin d'étendre le répertoire de sa clarinette.

Cette chronique a fait la part belle aux pianistes, Ogdon, Hamelin et Groschopp, mais d'autres ont su tirer leur épingle du jeu, en particulier la grande Maria Tipo souveraine dans l'univers de Bach (Ses Partitas ne quittent pas ma table de chevet) et Nikolai Demidenko en cours d'intégrale (?) chez Hyperion.

De même, Wolf Harden s'est courageusement lancé dans une intégrale Busoni pour le compte de Naxos (11 volumes parus à ce jour). Vérifiez, avant d'acquérir, que vous appréciez le jeu de cet interprète un peu sage à mon goût, par exemple dans la redoutable Fantasia contrappuntistica (Comparez avec d'Ogdon). Chaque phrase est certes bien articulée mais toutes le sont sur un ton égal et sur le long terme d'une intégrale, cela pourrait peser.

L'opéra

Mise à part une oeuvre de jeunesse non publiée, Sigune, oder das stille Dorf, BV 231 (1889), l'essentiel de la production théâtrale de Busoni tient en 4 oeuvres très réussies. Busoni a pourtant avoué être mal à l'aise avec le genre opéra auquel il reprochait, en particulier, une culture de l'invraisemblance dépassant souvent les bornes. L'opéra est de fait soumis à un ensemble de conventions qui réclament l'adhésion inconditionnelle du public. Un brin provocateur, Busoni a fini par conclure que tant qu'à verser dans la fantaisie plus ou moins absurde, autant en rajouter une couche en vertu, sans doute, du principe que moins par moins pourrait donner plus.

- Die Brautwahl (Le choix de la fiancée) a été le premier essai publié, écrit dans une veine fantastique. La musique est fort belle mais elle ne se démarque guère des conventions du genre que l'auteur comptait pourtant éviter.

- Les deux essais suivants, nettement apparentés, sont plus originaux. Ce sont des Intermèdes, dans l'esprit de la Commedia dell'arte, en ce qui concerne Arlecchino, et des chinoiseries à la mode du temps, en ce qui concerne Turandot (BV 273, 1917). On y trouve une facilité pour l'écriture vocale sans doute héritée des ancêtres italiens de Busoni. Ces oeuvres pleines de fantaisie ont été pensées en italien mais réalisées en allemand, pour plaire au public auxquelles elles étaient initialement destinées. Force est de constater que cet alliage germano-latin résiste à toutes les formes de corrosion. Ces deux opéras sont généralement couplés au sein d'un double album et vous avez le choix entre les versions également bonnes, dirigées par Gerd Albrecht (Chez Capriccio) ou par Kent Nagano (Chez Virgin Classics).

- Doktor Faust (BV 303) a été le grand projet des dernières années de Busoni (1916-24). Il cherchait depuis longtemps le sujet d'une oeuvre majeure mettant en scène un personnage mythique. Après avoir longtemps hésité entre Léonard de Vinci, Merlin l'enchanteur et Don Juan, il s'est fixé sur le mythe inépuisable de Faust. Busoni a tardé à conclure son Faust, peu pressé de produire une oeuvre qui ne serait pas parfaite mais, surpris par la mort, il ne l'a pas terminée. Bien qu'entièrement ébauchée, la fin de l'oeuvre a été mise au net par son élève Philip Jarnach puis retravaillée ultérieurement par Antony Beaumont, sur base d'esquisses retrouvées. Il suffit d'écouter le prélude initial pour comprendre que Busoni cherchait une voie nouvelle pour un art qui, à l'exception de celui de Richard Strauss, peinait à s'affranchir de l'esthétique wagnérienne. On y assiste à une étonnante leçon de dissonance maîtrisée, conciliant le lyrisme avec les exigences d'un langage modernisé. Dans ce Faust, le chant conserve une place prépondérante comme, par exemple, dans le finale. Doktor Faust devait être le chef-d'oeuvre de Busoni, il l'est effectivement.

Busoni avait tout pour s'imposer comme l'un des grands créateurs de son temps mais en dispersant ses activités, en particulier en se consacrant à la cause de Bach, il a inévitablement manqué du temps nécessaire pour s'exprimer pleinement. La postérité, volontiers amateur de raccourcis simplistes, l'a dès lors catalogué un peu vite comme arrangeur de génie, associant pour l'éternité son nom à celui de son illustre modèle et négligeant sa part de création personnelle. Puisse cette modeste chronique inciter les mélomanes curieux à revisiter l'ensemble de son oeuvre.

Le lecteur intéressé par d'autres détails concernant la biographie de Busoni peut se reporter à l'étude de Paul Gilbert Langevin, parue dans la Rivista Bimestriale di Critica Musicale e Informazione discografica (22/23, 1966, pp 6-15).

Annexe

Busoni s'est également investi dans une réflexion concernant la notation, qu'il jugeait anachronique au regard de l'évolution musicale vers une modernité inéluctable. Pour Busoni, la notation n'est qu'un moyen de fixer une improvisation pour l'éternité. Toutefois, dans son insuffisance, elle n'est en fait qu'une transcription de la pensée de son auteur sans aucune certitude de lui être fidèle.

En 1910, il a publié un essai illustré sur une notation organique pour le piano (Versuch einer organischen Klavier-Noten-Schrift : praktisch erprobt an Joh. Seb. Bachs Chromatischer Phantasie in D-moll). L'idée, d'ailleurs partagée par Schönberg, était de refondre la notation musicale afin de la mettre en accord avec les deux piliers d'une atonalité programmée, l'adoption du mode chromatique à 12 sons et celle du tempérament égal. Pour Busoni comme pour Schönberg, cela passait par l'éradication des altérations et des clés devenues obsolètes (Pour plus de détails, cf La notation musicale). L'un et l'autre ont proposé leur solution reposant sur une portée modifiée mais conscients que leur projet ne rencontrerait aucun succès auprès des interprètes, ils ont renoncé à le mettre en pratique. La seule exception est venue de Busoni qui, sûr de son fait, a voulu (dé)montrer que sa "notation organique" était viable en l'appliquant à une transcription fidèle de la Fantaisie chromatique de Bach.

Notation chromatique de Busoni
La portée dans la Notation chromatique de Busoni

Busoni a mené une autre réflexion à propos des intervalles constituant l'octave. Il s'est interrogé, en particulier, sur la légitimité de la "pixellisation" historique de l'octave (1200 cents) en 12 demi-tons de 100 cents environ. Pourquoi ne pas recourir aux tiers de ton (≈67 cents), soit 18 notes par octaves dont 6 (seulement) coïncideraient avec les notes tempérées usuelles ? Nos oreilles seraient-elles à ce point conditionnées qu'elles seraient incapable d'entendre ces tiers de ton sans les assimiler à des demi-tons désaccordés ? Busoni a rapporté que les expériences qu'il a menées auprès d'auditoires non préparés lui auraient révélé que les tiers de tons ne créaient pas le malaise qu'on leur prédisait.

Busoni a commencé des recherches théoriques à ce sujet en 1906 et il y est revenu régulièrement mais avec précaution, conscient de la responsabilité qui était la sienne en tant qu'enseignant. Ses spéculations impliquaient que les instruments soient adaptés à produire ces tiers de tons, ce qui semblait problématique pour les instruments à sons fixes. Cependant, un facteur italien installé à New-York lui avait bricolé un harmonium sur base de deux claviers accordés en tiers de ton mais décalés d'un demi-ton, ce qui a eu pour conséquence logique de générer des sixièmes de tons incluant cette fois les 12 demi-tons usuels !

Gamme par sixièmes de tons
Gammes par : 1) tiers de tons & 2) tiers de demi-tons
Les demi-tons sont notés en base 12 et
+ (-) indique l'élévation (l'abaissement) d'un sixième de ton
Portée à 6 lignes
Gamme par tiers de demi-tons sur une portée à 6 lignes

Précisons que Busoni n'a fait aucun usage pratique de ses "découvertes" sauf dans "sa" notation de la Fantaisie chromatique de Bach. Il s'est bien rendu compte qu'aucun interprète ne le suivrait dans cette voie. Le seul qui lui a témoigné son intérêt a été Schönberg, également impliqué en théorie mais aussi peu en pratique (Cf La notation musicale). Mentionnons quand même que les ambitions microtonales de Busoni ont été reprises et adaptées par son élève, Alois Haba.

Le fantasme de Busoni pour les petits intervalles a sans doute été entretenu par une invention de l'ingénieur, Thaddeus Cahill, qui l'a beaucoup impressionné. Le Dynamophone était un instrument électro-acoustique capable de donner le contrôle du son à un interprète d'un nouveau genre. C'était bien sûr l'ancêtre des électrophones modernes. On peut penser et craindre que Busoni ait été abusé par la magie d'un appareil totalement inédit à une époque où les progrès de l'électronique n'avaient pas encore blasé les esprits. Les progrès récents en cette matière seraient peut-être de nature à restaurer une certain intérêt pour les théories de Busoni mais on connaît le prix acoustique à payer pour ce genre d'inventions : les sons sont formatés artificiellement et en cherchant à les diversifier, on tend, au contraire souvent à les fondre dans un moule unique.