Vienne a connu une grande effervescence artistique autour des années 1900, en Peinture et Musique mais aussi en Architecture. Dans les Arts de la représentation, le Jugendstil et le Sezessionstil, deux tendances liées à l'Art nouveau, ont lutté contre l'académisme ambiant avec, en particulier, la vocation de rendre la peinture au public à une époque où les marchands commençaient à la monopoliser. Suivent deux échantillons, du Maître symboliste Gustav Klimt et de l'un de ses disciples particulièrement turbulent, l'expressionniste Oskar Kokoschka. Tous deux ont été tôt exposés au "nouveau" Palais viennois des Expositions (dit de la Sécession) :
Les musiciens n'ont pas été en reste. Sans formellement adhérer à un mouvement qui ne se transposait pas aisément à leur Art, ils ont apprécié l'élan culturel qu'il représentait et la stimulation intellectuelle qu'il apportait. Certains ont rejoint l'éphémère "Vereinigung Schaffender Tonkünstler" (La Société des Musiciens créatifs), fondée par Arnold Schoenberg, Alexander von Zemlinsky et Oskar Posa quand d'autres, c'était la mode, se sont simplement fédérés autour de projets plus informels.
Gustav Mahler (1860-1911), Directeur de l'Opéra de Vienne, s'est naturellement imposé comme le "référent musical" de son temps et Alexander von Zemlinsky (1871-1942) s'est particulièrement investi dans les tâches pédagogiques de la nouvelle école viennoise, contribuant notamment à la formation d'Arnold Schönberg (1874-1951), d'Erich Korngold (1897-1957) et de Karl Weigl (1881-1949).
Note. La Vienne musicale a connu deux périodes fastes à plus ou moins un siècle de distance. La Première Ecole de Vienne a rassemblé quelques musiciens particulièrement fameux, Joseph Haydn, Wolfgang Mozart, Ludwig van Beethoven et Franz Schubert. La Seconde Ecole de Vienne a précisément rassemblé les musiciens que nous venons de citer. Un usage répandu voudrait que l'on réserve cette appellation aux membres de l'école dodécaphonique représentée par Arnold Schönberg et ses élèves Alban Berg et Anton Webern mais ce serait clairement minimiser le rôle joué par Zemlinsky et ses élèves.
Tout ce beau monde appartenant à la communauté juive de Vienne s'est retrouvé autour des estrades de concert mais aussi dans la vie civile : c'est Zemlinsky qui a enseigné le contrepoint à Schoenberg (1874-1951), lequel a épousé (en première noce) sa soeur Mathilde.
Lors de la montée du National-Socialisme, la plupart des musiciens juifs de Vienne (et d'ailleurs) se sont dispersés en exil, souvent aux quatre coins des Etats-Unis d'Amérique où chacun a tenté de diversifier ses activités pour survivre.
Note. De (très) près ou de loin, tous ont connu Alma Schindler (1879-1964), l'une des plus belles femmes de Vienne, musicienne à ses heures (Lieder) et grande séductrice devant l'éternel. Zemlinsky, qui lui a donné des leçons de piano et de composition, a eu la mauvaise idée d'en tomber follement amoureux. La belle qui ne s'intéressait qu'aux artistes de génie (Klimt avait été son amant) l'a laissé rêver avant de l'éconduire pour épouser Gustav Mahler et bientôt ... le regretter. On pourrait écrire un livre passionnant (et sans doute passionné) sur la vie de cette femme indépendante et d'ailleurs, en langue française, Françoise Giroud l'a fait avec "L'art d'être aimée".
Devenue veuve à 32 ans, elle a vécu à temps partiel une liaison longue et passionnée avec le peintre Kokoshka, avant d'épouser (en 2ème et 3ème noces) l'architecte Walter Gropius puis le dramaturge Franz Werfel. Elle les a tous enterrés, d'où son surnom de Veuve des 4 Arts.
On pourrait étendre davantage les ramifications artistiques de sa vie : Ernst Krenek, époux météorique d'Anna Mahler, la fille née de son union avec Gustav, a composé l'opéra Orphée et Eurydice à partir du drame éponyme et autobiographique de Kokoshka, momentanément converti à la littérature (Celui-ci y incarnait Orphée, Alma était Eurydice et Mahler Pluton !). Plus récemment, le compositeur François Cattin a tiré un opéra (2016) du même sujet, l'intitulant curieusement AMOK (Cherchez pourquoi ce titre étrange et ne vous égarez pas dans la psychanalyse ethnologique).
Poursuivons : Manon Gropius, née de son union avec Gropius et morte prématurément de la poliomyélite, a reçu la dédicace posthume du Concerto pour violon à la Mémoire d'un Ange d'Alban Berg (ami d'Alma). De même le Concerto de Korngold a été dédié à la mémoire de Werfel.
Outre la perte d'un grand nombre d'êtres chers, dont plusieurs enfants, le drame de la vie d'Alma a été d'avoir abandonné toute prétention musicale, en grande partie sous la contrainte de Mahler. Même libérée des liens du mariage mais égarée dans une vie sentimentale mouvementée, elle n'a jamais été en mesure de remédier à ce renoncement regrettable.
Karl Weigl (1881-1949) demeure le musicien le moins connu de la Bande à Mahler, c'est d'ailleurs pour cela que cette chronique lui est consacrée. Il a été dans un premier temps engagé par Mahler pour assurer les répétitions à l'Opéra de Vienne. Après deux ans, sûr de son métier, Weigl a rejoint la Société des "Musiciens créatifs" qui l'a reconnu comme l'un des derniers représentants du (post)romantisme viennois. De fait, malgré sa proximité avec Schönberg, Weigl n'a jamais adopté la technique à douze sons théorisée par celui-ci.
Au bilan d'une vie, l'oeuvre de Weigl n'est pas très abondante, en cause la conscription en 1914, les menaces visant les communautés juives du Régime mis en place en Allemagne et par-dessus tout des tâches d'enseignement qui l'ont absorbé à toutes les époques de sa vie. Le catalogue complet de ses oeuvres est disponible ici.
Son oeuvre symphonique comprend 6 Symphonies dont certaines ont été programmées en leur temps par quelques chefs célèbres, Bruno Walter, Wilhelm Furtwängler, George Szell et Leopold Stokowski. Ce dernier a notamment défendu la Symphonie n°5 (1945), surnommée "Apocalyptique" en raison de son introduction chaotique mimant les accords préliminaires de l'orchestre. Les symphonies n°1 (1908, superbe mouvement lent), n°4 (1936) et n°6 (1947) ont également bénéficié d'enregistrements récents parus chez Capriccio, Nimbus et Bis. Un CD Bis propose un complément de choix à la 5ème Symphonie, le brillant Phantastisches Intermezzo (1921). Les dates de composition sont mentionnées afin de distinguer les oeuvres composées en Europe et celles conçues en exil.
Ne passez pas distraitement à côté de quatre concertos pour : piano main gauche (1924, fruit d'une commande émanant du pianiste manchot Paul Wittgenstein), violon (1928), piano (1931) et violoncelle (1934). Les deux premiers ont été couplés sur un bel enregistrement paru chez Capriccio tandis que les deux derniers ont été enregistrés séparément chez CPO.
La musique de chambre de Weigl est encore plus intéressante, en particulier ses 8 Quatuors à cordes (n°1 (1906), n°2 (1906), n°3 (1909), n°4 ( 1924), n°5 (1933), n°6 (1939), n°7 (1942), n°8 (1949), les trois derniers composés en exil). Ils figurent parmi les oeuvres significatives de l'époque viennoise au même titre que ceux de Zemlinsky et de Schönberg et je ne comprends pas pourquoi l'intégrale du Quatuor Artis n'est plus intégralement disponible. Le Quatuor n°1 a été recommandé par Schönberg à son beau-frère, Arnold Rosé (1863-1946), premier violon du (célèbre) Quatuor Rosé, et la plupart ont également figuré au répertoire des formations rivales de cette époque, les Quatuors Busch et Havemann.
On dénombre encore une Sonate pour violoncelle & piano (1923), une autre pour alto & piano (1940), deux Sonates pour violon & piano (n°1 (1923) et surtout la belle n°2 (1937), seule enregistrée à ce jour), un Sextuor à cordes (1906), un Trio à clavier (1939) et un assez grand nombre de pièces pour piano hélas rarement jouées.
Des Lieder et un unique opéra non enregistré (Der Rattenfänger von Hameln, en français "Le Joueur de flûte de Hamelin") complètent cet ensemble chiche mais de qualité.
Un grand nombre de compositeurs allemands et autrichiens qui se sont exilés aux USA pour fuir le nazisme n'ont guère apprécié leur nouveau cadre de vie. Weigl a particulièrement souffert d'avoir dû se contenter de postes d'enseignant temporaire mal rémunérés et pourtant suffisamment absorbants pour entraver sa production musicale. Au fond, en moins résilient, il a subi un sort comparable à celui qu'a connu son collègue Korngold : il est passé de l'estime sincère de ses anciens confrères viennois à un isolement pesant en compagnie d'hôtes certes serviables mais peu disposés à prêter une oreille attentive à son oeuvre jugée rétrograde. Revenir en Europe après la guerre comme l'a fait Korngold sans réel succès n'aurait même pas été une solution pour à peu près les mêmes raisons et de toute façon sa santé chancelante ne l'aurait pas permis.
Valérie (dite Vally) Pick a été élève de Weigl avant de l'épouser en secondes noces. C'est elle qui s'est débrouillée pour obtenir les précieux visa d'entrée aux USA avec l'aide de la communauté Quakers. Contrairement à son mari, elle s'est accommodée de l'exil, s'insérant dans la vie culturelle de son pays d'adoption, en particulier au service de travaux en musicothérapie, une discipline qu'elle avait expérimentée sur elle-même.
Contrairement à Alma Mahler-Schindler, elle n'a jamais été empêchée de composer par son mari. Ses oeuvres certes mineures mais plaisantes sont rarement présentes au concert sauf aux USA lors de manifestations organisées dans le cadre de l'American Composers Alliance (Toccatina pour piano) ou exceptionnellement à Vienne, on y revient, par exemple lors de cette soirée de 2022 où l'on a rassemblé quelques-unes de ses oeuvres pour Soprano & petit ensemble (Programme en bas de page). Dévouée à la mémoire de son mari, Vally Weigl a consacré les 30 dernières années de sa vie à la Fondation qui porte son nom.