Ce titre singulier fait écho à la proposition inverse, émise par Pierre Boulez, en 1952, dans un pamphlet argumenté. L'homme, jamais avare de provocations, laissait ainsi entendre que la méthode sérielle de Schönberg aurait épuisé ses effets et qu'elle serait prématurément entrée au musée : devenue un simple objet d’étude, elle manquerait désormais de l'élémentaire potentiel subversif, capable de nourrir la musique de l'avenir. La meilleure oeuvre de Schönberg aurait, dès lors, été son élève, Anton Webern, seul porteur d'un renouveau menant au sérialisme généralisé. Tous ces conditionnels sont là pour préciser que ces propos ne sont - et ne seront jamais - de moi. Si les débats idéologiques qui ont entouré l'oeuvre de Schönberg vous intéressent, je vous recommande vivement la transcription écrite d'un cycle d'émissions radiophoniques que François Nicolas a consacré à la position de Schönberg dans le 20èmesiècle, dans 5 émissions diffusées, sur France Musique, du 18 au 22 mai 1998.
Schönberg était très fier de son invention (Le dodécaphonisme) qu'il comparait volontiers, en importance, à la relativité restreinte d'Einstein (1905). Au fond, en jouant sur les mots, Boulez ne faisait que regretter qu'il n'ait pas suivi l'exemple de l'illustre physicien, en tirant les conclusions logiques de son système : le sérialisme généralisé, comme la relativité du même nom (1916). Au lieu de radicaliser sa pensée, Schönberg a, au contraire, opéré de fréquents retours en arrière que Boulez ne lui a jamais pardonnés.
Boulez admirait cependant les essais novateurs de Schönberg, qu'il a servis par ses talents de chef d'orchestre. Pierrot lunaire, Un survivant de Varsovie, Moses und Aron, Die Jakobsleiter etc, figurent dans deux albums, comportant 11 CD, qui résument la part de l'oeuvre du maître autrichien qu'il bénissait. Ces enregistrements Sony sont disponibles à prix très doux (en cherchant à peine, vous devriez les dénicher pour nettement moins de 20 euros chacun) et ils constituent un maillon essentiel de toute discothèque digne de ce nom. Vous y trouverez les oeuvres précitées mais, par contre, vous n'y trouverez "évidemment" pas - je verrais bien l'adverbe dans la bouche de Boulez - quantité d'oeuvres, telles les Concertos pour violon ou pour piano, jugés par lui rétrogrades.
Dès lors, que faire si l'on veut une véritable intégrale ? C'est ici que Naxos vole à votre secours, vous la proposant, sous la baguette de Robert Craft, un fan de Schönberg qui ne s'est jamais rétracté. Cette intégrale est toujours en cours et à 87 ans, Robert Craft a encore du pain sur la planche. N'empêche, ce chef est en passe d'offrir au label Naxos un de ses plus beaux fleurons. Stylistiquement très différente de la version boulézienne, elle supporte la comparaison sans peine.
Chef d'orchestre, Robert Craft est surtout connu pour avoir été le plus proche collaborateur d'Igor Stravinsky (1882-1971) durant les 20 dernières années que celui-ci a passées à Los Angeles. C'est lui qui a aidé le compositeur à mettre ses oeuvres au net et à en préparer des enregistrements cautionnés par leur auteur. Craft était également un fervent admirateur d'Arnold Schönberg (1874-1951), ce que Stravinsky réprouvait au moins en public. L'entente n'était, en effet, pas cordiale entre les deux hommes qui s'évitaient bien qu'habitant à quelques pâtés de maison l'un de l'autre. On sait qu'après la mort de son rival, Stravinsky reconsidéra son point de vue et qu'il s'essaya à son tour aux techniques dodécaphoniques. Craft nous a laissé un témoignage intéressant sur ce revirement d'attitude.
Depuis la disparition de son mentor, Craft se consacre essentiellement à l'enregistrement de l'œuvre de Schönberg. Douze volumes sont déjà parus chez Naxos et on souhaite longue vie à Craft afin que l'entreprise arrive à son terme (Note ajoutée : Craft nous a quittés en 2015, il avait 92 ans).
Ce projet Schönberg est le meilleur espoir de convertir le mélomane lambda à un univers musical centenaire qu'il ignore encore largement. Il est pourtant plus que temps que publics et interprètes se rejoignent autour de cette oeuvre magistrale. Cependant, l'exploration du néophyte doit impérativement être guidée : débuter aux accents du Pierrot lunaire ou de la Suite pour piano, opus 25 (même jouée parfaitement, comme ici par Glenn Gould), est le moyen le plus sûr de répéter les erreurs du passé. Réduisant inconsciemment cette musique à sa composante indigeste, le mélomane paresseux puise dans cette approximation grossière les meilleures raisons d'ignorer le reste de la production. C'est assurément du temps gagné mais c'est surtout un paradis perdu.
Pleinement conscient du fossé qu'il creusait par instants entre le public et sa musique, Schönberg a diversifié sa rhétorique, écrivant quantité d'oeuvres beaucoup plus accessibles qu'on ne le pense généralement et qui furent précisément à la base de la grogne de Boulez.
Arnold Schönberg est né autrichien, de parents tchèque et slovaque. Fait surprenant, ceux-ci n'étaient pas du tout musiciens - son père vendait des chaussures - si bien qu'à 20 ans, Arnold gagnait sa vie comme employé de banque. Au plan musical, sa formation largement "autodidacte" fut complétée sous l'égide de son professeur et futur beau-frère, Alexandre von Zemlinsky (1871-1942) dont il épousa effectivement la soeur, Mathilde, en 1901. Le couple aura trois enfants et il connaîtra quelques déboires qui ne furent pas sans incidence sur la carrière de l'artiste.
Artiste, Schönberg l'était au-delà des normes : aussi doué pour la peinture que pour la musique, il hésita longtemps entre les deux "carrières". En 1908, au terme d'un premier cheminement musical, il se lança effectivement dans la peinture, côtoyant les meilleurs artistes du temps et se liant d'amitié avec le peintre, Richard Gerstl. Ce qui pouvait arriver arriva : Mathilde s'enfuit avec Richard, ne revenant au bercail que "pour les enfants". Gerstl, anéanti, se suicida et Schönberg se remit à ... la musique. Hasard ou nécessité, c'est pendant l'épisode dramatique de la séparation que Schönberg changea, pour la première fois, sa manière d'écrire : le 13ème lied du cycle en chantier, Das Buch der Hängenden Gärten, Op. 15, ne fait plus aucune référence à une clef particulière. Le temps n'était décidément plus à la mélodie.
Note. Superstitieux, Schönberg garda un mauvais souvenir du nombre 13, plongeant dans une triskaïdékaphobie opportunément entretenue par les charlatans qu'il consultait. On raconte qu'il faut chercher l'erreur orthographique dans le titre de son opéra "Moses und Aron" (Aaron devenant Aron) dans le fait qu'il comportait 13 lettres ! Il en vint à redouter ses anniversaires multiples de 13 jusqu'à ce qu'un astrologue particulièrement attentionné lui fasse remarquer qu'il ferait tout aussi bien de se méfier du 76ème (Voyez-vous pourquoi ?). L'année 1950 passa pourtant sans encombre mais il rendit l'âme six mois plus tard, le ... 13 juillet 1951. Foi de numérologue, on n'échappe décidément pas à son destin !
Revenons aux premières années, 1900 : le style postromantique du jeune Schönberg fut immédiatement remarqué et apprécié non seulement par von Zemlinsky mais encore par les deux musiciens les plus en vue à l'époque, Gustav Mahler (1860-1911) et Richard Strauss (1864-1949). C'est Strauss qui lui a trouvé un poste d'enseignant lui permettant de vivre pleinement de son art et c'est von Zemlinsky qui a favorisé la programmation de ses œuvres au concert. Schönberg, qui était né de confession juive, avait pris la précaution de se convertir au protestantisme luthérien, dès 1898, davantage par opportunisme que par conviction profonde : à cette époque, la judaïcité ne facilitait pas l'accès aux postes officiels.
L'estime de ces illustres pairs ne dura pas. Schönberg allait bientôt mûrir et durcir son langage : Strauss, notoirement conservateur, cria au fou tandis que Mahler se contenta de déclarer ne pas comprendre cette évolution (et encore en décédant en 1911, il ignora pour toujours la suite des événements !).
Patriote mais de santé fragile, Schönberg servit, en retrait, lors de la Première Guerre mondiale. Ce fut une période difficile pour lui (comme pour tout le monde !) et quantité d'oeuvres entamées ne furent, de fait, jamais achevées. Les années qui suivirent furent encore plus sombres : le régime nazi, en pleine ascension rangea bientôt sa musique dans la catégorie "dégénérée" et le compositeur, un luthérien de plus mais certes pas un juif de moins, ne vit d'autre issue que l'exil définitif, assorti d'une reconversion - sincère cette fois - au judaïsme, en 1933. Transitant par Paris, il finit par s'établir en Californie où on lui confia un enseignement qu'il compléta par des leçons privées.
L'activité musicale de Schönberg n'a pas suivi une trajectoire évolutive linéaire. Elle a, au contraire, opéré de fréquents retours en arrière qui, au bilan, assurent la cohésion de l'oeuvre mais aussi son intelligibilité. Dans l'inventaire qui suit, les références sont faites en fonction des enregistrements Naxos déjà parus. En principe vous devez avoir accès libre à 25% de chaque plage (la connexion peut être lente, sachez être patients !) et à la totalité si vous vous abonnez pour une somme modique (Actuellement, 20 $/an).
Le projet de Robert Craft n'est pas achevé sans qu'on sache avec précision combien de volumes il comportera. Il me paraît peu probable que Moses und Aron, déjà présent au catalogue Naxos dans une excellente version, soit réenregistré. On attend, par contre, avec impatience, quelques oeuvres essentielles qui manquent encore à l'appel, telles le Concerto pour piano, opus 42, Theme & Variations, opus 43b, Von Heute auf Morgen, opus 32 et surtout Die Jakobsleiter (opus inachevé et complété par Winfried Zillig sur requête de Gertrude Schönberg, seconde épouse du compositeur).
Schönberg a transformé la graphie allemande de son nom en Schoenberg lors de la procédure de naturalisation américaine. Il a cependant apparemment souhaité, qu'à sa mort, sa dépouille soit rapatriée à Vienne. Il est, de fait, enterré dans l'allée des musiciens du Zentralfriedhof. Sa stèle est facilement reconnaissable à son design moderne. Personnellement, j'aurais plutôt installé un dodécaèdre mais évidemment c'eût été plus cher.
Les archives qu'Arnold Schoenberg avait léguées à la University of Southern California sont également rentrées au pays au terme d'une action intentée par ses héritiers. Ceux-ci reprochaient à l'USC de ne pas avoir respecté un point du contrat stipulant que les locaux du Centre Schoenberg ne pouvaient résonner que de la seule musique du compositeur.
Note. Loin de moi l'idée de vouloir commenter l'issue d'un procès qui a engraissé les avocats des deux parties pendant 25 ans, le fait est que l'USC a perdu et que le Centre Arnold Schönberg est désormais installé à Vienne. On ne m'empêchera cependant pas de manifester - pour le principe - contre cette propension qu'ont les héritiers d'artistes célèbres à se spécialiser dans les actions juridiques. C'est à croire qu'ils n'ont rien d'autre à penser. Ce n'est pas que je leur conteste un droit de regard sur le sort qu'on réserve à leur héritage (im)matériel mais plutôt qu'ils y déploient un zèle que le principal intéressé - trop occupé à créer - n'aurait même pas imaginé. Il est vrai que la remarque vaut davantage pour les peintres que pour les musiciens mais précisément Schönberg était les deux.
Le portrait de Mathilde vous a peut-être donné l'envie de découvrir plus avant l'art pictural de Schönberg. Voici un site qui propose un éventail d'oeuvres dont j'ai extrait trois échantillons de valeur.