Cela fait 150 ans que de nombreux compositeurs alimentent le répertoire pianistique pour la seule main gauche alors que rien de semblable n'existe pour la main droite. Voici quelques éléments explicatifs de ce mystère apparent :
L'essentiel du répertoire pour la main gauche répond toutefois à une motivation plus dramatique. Des pianistes privés de l'usage de leur main droite ont commandé et obtenu de compositeurs en vue l'écriture d'oeuvres adaptées à leur handicap, une paralysie (Ottakar Hollman), une amputation (Géza Zichy, Paul Wittgenstein) ou, plus fréquemment, une dystonie (Robert Schumann et plus récemment, Léon Fleisher ou Gary Graffman) se manifestant par une perte de contrôle de l'agilité des doigts. Si la cause de ce mal insidieux est connue, un abus d'exercices répétés, le remède infaillible ne l'est pas. Ce type de surmenage affecte essentiellement la main droite des pianistes mais on trouve des variantes dans la pratique virtuose d'autres instruments.
Le hongrois, Géza Zichy (1849-1924), victime d'un accident de chasse alors qu'il n'avait que 15 ans, ne s'est nullement découragé d'apprendre le piano, recevant même des leçons de Franz Liszt. On lui doit le premier concerto connu pour la main gauche (1895). Je ne peux vous le faire entendre : à part quelques oeuvrettes parsemant de rares récitals, l'oeuvre de Zichy (comme celle de Dreyschock et Fumagali, cités plus haut) est largement oubliée.
Paul Wittgenstein (1887-1961) est le plus célèbre pianiste ayant perdu l'usage du bras droit, en fait pendant la première guerre mondiale. Il est né dans une famille richissime et cultivée : Clara Schumann, Johannes Brahms, Pablo Casals, Bruno Walter et Gustav Mahler ont fréquenté les salons des Wittgenstein, décorés de tableaux de Gustav Klimt, et son frère, Ludwig, demeure l'un des philosophes les plus influents du 20ème siècle. A l'abri du besoin mais pas du sort que lui réserva son séjour sur le front, il consacra une (modeste) partie de sa fortune à la commande d'une quarantaine d'oeuvres pour la main gauche à quelques-uns des meilleurs musiciens du moment. Pianiste confirmé, Wittgenstein put créer la plupart des oeuvres commandées avec le concours des meilleurs chefs de l'époque (Bruno Walter, Pierre Monteux, Wilhelm Furtwängler, Serge Koussevitzky et Eugene Ormandy) :
D'autres interprètes ont suivi les traces de Wittgenstein :
Enfin quelques compositeurs ont contribué au genre sans que je connaisse le dédicataire de chaque concerto. Voici quelques noms plus ou moins (in)connus :
Kurt Leimer (1920-1974), Johannes Paul Thilman (1906-1973), Jan Zimmer (1926-1993), Lucijan Marija Škerjanc (1900-1973), Dieter Nowka (1924-1998), Raoul Sosa (1939- ), Lukas Foss (1922- ), Stanisław Skrowaczewski (1923- ) (Concerto Niccolò, à découvrir !), Pehr Henrik Nordgren (1944-2008), Mario Alfagüell (1948- ) (Concerto, opus 145), Takashi Yoshimatsu (1953- ) (Concerto, opus 102 "Cepheus Note").
Avec le progrès de la civilisation, on rencontre de moins en moins de pianistes manchots, sauf peut-être au Moyen-Orient. Par contre, la dystonie sévit toujours de façon intermittente : outre Leon Fleisher et Gary Graffman, Michel Beroff et Jean-Efflam Bavouzet ont souffert occasionnellement du même mal. Fleisher a dû patienter 40 ans avant de rejouer à deux mains mais Graffman n'a pas eu cette chance, se repliant sur des œuvres pour la main gauche commandées à David Haynes, Ned Rorem (un compositeur à découvrir), Daron Hagen, Luis Prado, Richard Danielpour et William Bolcom. On attend des enregistrements de toutes ces oeuvres récentes.