Faits divers

Pour la main gauche

Cela fait 150 ans que de nombreux compositeurs alimentent le répertoire pianistique pour la seule main gauche alors que rien de semblable n'existe pour la main droite. Voici quelques éléments explicatifs de ce mystère apparent :

  • On conçoit qu'on cherche un progrès technique dans la maîtrise de la main gauche, traditionnellement moins sollicitée : Leopold Godowsky (1870-1938) a été très loin dans cette voie dans ses 43 Etudes d'après Chopin (attendez 4 minutes !), dont 22 sont effectivement écrites pour la main gauche seule. Bela Bartok a également écrit une Etude du même genre.
  • La virtuosité pure a occupé des pianistes romantiques soucieux d'impressionner leur auditoire par quelque performance inédite. Alexander Dreyschock (1818-1869) et Adolfo Fumagali (1828-1856) ont compté parmi les pionniers de l'exercice à une main mais on ne les écoute plus guère.
  • Quelques compositeurs, Leopold Godowsky, Alexandre Scriabin (Prélude & Nocturne, opus 9, par Grigory Sokolov), Felix Blumenfeld (Etude opus3 n°1, par Stanislav Guminiuk), ont cherché le moyen d'écrire autrement pour le clavier, mêlant plus intimement, sur les doigts d'une seule main, la mélodie et son accompagnement. Notez, à ce propos, qu'une écriture pour la seule main droite buterait sur l'obstacle que les doigts forts joueraient l'accompagnement et les doigts faibles la mélodie.

L'essentiel du répertoire pour la main gauche répond toutefois à une motivation plus dramatique. Des pianistes privés de l'usage de leur main droite ont commandé et obtenu de compositeurs en vue l'écriture d'oeuvres adaptées à leur handicap, une paralysie (Ottakar Hollman), une amputation (Géza Zichy, Paul Wittgenstein) ou, plus fréquemment, une dystonie (Robert Schumann et plus récemment, Léon Fleisher ou Gary Graffman) se manifestant par une perte de contrôle de l'agilité des doigts. Si la cause de ce mal insidieux est connue, un abus d'exercices répétés, le remède infaillible ne l'est pas. Ce type de surmenage affecte essentiellement la main droite des pianistes mais on trouve des variantes dans la pratique virtuose d'autres instruments.

Les Concertos pour la main gauche écrits pour Wittgenstein ...

Le hongrois, Géza Zichy (1849-1924), victime d'un accident de chasse alors qu'il n'avait que 15 ans, ne s'est nullement découragé d'apprendre le piano, recevant même des leçons de Franz Liszt. On lui doit le premier concerto connu pour la main gauche (1895). Je ne peux vous le faire entendre : à part quelques oeuvrettes parsemant de rares récitals, l'oeuvre de Zichy (comme celle de Dreyschock et Fumagali, cités plus haut) est largement oubliée.

Paul Wittgenstein
Paul Wittgenstein
Ludwig et Paul Wittgenstein
Ludwig et Paul Wittgenstein

Paul Wittgenstein (1887-1961) est le plus célèbre pianiste ayant perdu l'usage du bras droit, en fait pendant la première guerre mondiale. Il est né dans une famille richissime et cultivée : Clara Schumann, Johannes Brahms, Pablo Casals, Bruno Walter et Gustav Mahler ont fréquenté les salons des Wittgenstein, décorés de tableaux de Gustav Klimt, et son frère, Ludwig, demeure l'un des philosophes les plus influents du 20ème siècle. A l'abri du besoin mais pas du sort que lui réserva son séjour sur le front, il consacra une (modeste) partie de sa fortune à la commande d'une quarantaine d'oeuvres pour la main gauche à quelques-uns des meilleurs musiciens du moment. Pianiste confirmé, Wittgenstein put créer la plupart des oeuvres commandées avec le concours des meilleurs chefs de l'époque (Bruno Walter, Pierre Monteux, Wilhelm Furtwängler, Serge Koussevitzky et Eugene Ormandy) :

  • Le (second) concerto de Ravel (1887-1961) est le plus justement célèbre parmi les 17 concertos recensés. Les échanges entre Ravel et Wittgenstein ne furent pourtant pas sereins, le compositeur s'indignant des "retouches" que le commanditaire s'était permis d'apposer au motif que l'ayant (de son point de vue) grassement payée, l'oeuvre lui appartenait en propre, au moins jusqu'à son décès.
  • Diversions, opus 21 (Thème et 11 Variations), de Benjamin Britten (1913-1976) est rarement joué au concert cependant c'est une oeuvre magnifique à découvrir absolument.
  • Variations concertantes sur un thème de Beethoven de Franz Schmidt (1874-1939) est en tous points digne des meilleures oeuvres de ce maître encore trop négligé.
  • Concerto n°2, opus 28, de Sergei Bortkiewicz (1877-1952).
  • Le concerto d'Erich Wolfgang Korngold (1897-1957) plaira à ceux qui ont apprécié celui de Schmidt.
  • Richard Strauss (1864-1949) a honoré deux commandes pour Wittgenstein : Parergon, opus 73 (part 1, part 2), d'après la  Symphonie Domestique, ainsi que Panathenäenzug, opus 74, étonnantes études symphoniques en forme de passacaille, deux raretés !
  • Le 4ème concerto de Sergei Prokofiev (1891-1953) ne fut jamais créé par Wittgenstein qui ne comprit rien à sa modernité.
  • Que dire alors de Klaviermusik, opus 29, de Paul Hindemith (1895-1963) qui ne quitta l'état de partition qu'en 2002 lors de l'exhumation des archives conservées par sa veuve ? L'oeuvre a été créée et enregistrée récemment par Léon Fleisher. Trois tonnes de ces archives (lettres, partitions, notes diverses et même une mèche de cheveux de Beethoven !) ont été mises en vente publique en 2009 et c'est un collectionneur basé à Hong Kong qui les a acquises, en principe pour les rendre progressivement accessibles.
  • Il convient d'ajouter à la liste précédente quelques concertos écrits par des musiciens plus ou moins oubliés aujourd'hui : Josef Labor (1842-1924), Karl Weigl (1881-1949), Rudolf Braun (1869-1925), Norman Demuth (1898-1968), Eduard Schütt (1856-1933), Leonard Kastle (1929-2011), Eduard Schütt (1856-1933), Alexandre Tansman (1897-1986). Je n'ai pas recensé les pièces de musique de chambre dont vous trouverez la liste ici.

... et pour les autres

D'autres interprètes ont suivi les traces de Wittgenstein :


  • Le tchèque, Ottakar Hollman (1894-1967), se vit dédier quelques belles oeuvres par ses compatriotes, Janacek (Capriccio pour piano & vents), Martinu (Divertimento, opus 173), Jaroslav Tomasek (Sonata), Erwin Schulhoff (Suite n°3), sans compter quelques musiciens peu connus, Jaroslav Tomasek, Václav Kaprál et Josef Bartovský.
  • La britannique, Harriet Cohen (1895-1967), handicapée lors d'un accident domestique stupide (un bris de verre), a reçu un concerto de son compagnon, Arnold Bax, tandis que le néerlandais, Cor de Groot (1914-1993), bénéficiait des oeuvres écrites par 6 compatriotes.

Enfin quelques compositeurs ont contribué au genre sans que je connaisse le dédicataire de chaque concerto. Voici quelques noms plus ou moins (in)connus :

Kurt Leimer (1920-1974), Johannes Paul Thilman (1906-1973), Jan Zimmer (1926-1993), Lucijan Marija Škerjanc (1900-1973), Dieter Nowka (1924-1998), Raoul Sosa (1939- ), Lukas Foss (1922- ), Stanisław Skrowaczewski (1923- ) (Concerto Niccolò, à découvrir !), Pehr Henrik Nordgren (1944-2008), Mario Alfagüell (1948- ) (Concerto, opus 145), Takashi Yoshimatsu (1953- ) (Concerto, opus 102 "Cepheus Note").

Avec le progrès de la civilisation, on rencontre de moins en moins de pianistes manchots, sauf peut-être au Moyen-Orient. Par contre, la dystonie sévit toujours de façon intermittente : outre Leon Fleisher et Gary Graffman, Michel Beroff et Jean-Efflam Bavouzet ont souffert occasionnellement du même mal. Fleisher a dû patienter 40 ans avant de rejouer à deux mains mais Graffman n'a pas eu cette chance, se repliant sur des œuvres pour la main gauche commandées à David Haynes, Ned Rorem (un compositeur à découvrir), Daron Hagen, Luis Prado, Richard Danielpour et William Bolcom. On attend des enregistrements de toutes ces oeuvres récentes.