Ernst Krenek (1900-1991) présente quelques points communs avec Wolfgang Korngold (1897-1957), déjà évoqué sur ce site : tous deux sont nés autrichiens d'origine tchèque et génies précoces. Applaudis dans leur patrie pendant leurs jeunes années, ils émigrèrent aux Etats-Unis lors de la montée du National-Socialisme. A partir de là, leurs ambitions professionnelles divergèrent, Korngold rejoignant les studios de Hollywood et Krenek se tournant vers l'enseignement. S'ils ont continué à composer, ce fut, avec quelques sérieuses nuances exposées ci-après, dans des directions opposées : Korngold s'est accroché au postromantisme tandis que Krenek a très régulièrement pris le train de la modernité (atonale, sérielle, électro-acoustique et même aléatoire). Au bilan, le résultat fut, dans un premier temps, fort pareil pour l'un comme pour l'autre, à savoir l'indifférence relative d'un public qui avait les oreilles ailleurs. Aujourd'hui, la musique de Korngold revit et celle de Krenek devrait suivre si l'on en juge par le nombre d'enregistrements qui ne cesse de croître.
Krenek a déployé une activité musicale considérable au cours de sa longue existence, proposant un catalogue de plus de 240 opus, sans compter les oeuvres non répertoriées. Extrêmement versatile, il a touché à tous les styles, postromantique, néo-classique, atonal et même expérimental. Cette évolution ne fut cependant pas linéaire et le compositeur, sans cesse à la recherche d'un auditoire, a opéré de fréquents retours en arrière à toutes les époques de sa vie.
Krenek a assez naturellement marché dans les pas de son maître, Franz Schreker (1878-1934), au tout début de sa carrière : ses premières oeuvres (Sonate pour violon & piano, opus 3 et Sérénade, opus 4) sont clairement dans la mouvance fin-de-siècle. Le compositeur s'est souvenu toute sa vie du lyrisme de ses premières années, même s'il l'a fréquemment dissimulé sous des apparences volontairement rugueuses ou une feinte indifférence : avec ses arpèges initiaux, le somptueux Quatuor n°4 (1923) annonce ... Philip Glass, avant de rejoindre l'univers plus rude du contemporain, Paul Hindemith (1895-1963). Reinsenbuch aus den österreichischen Alpen (1929), une incursion dans le monde de Schubert, est à coup sûr sa partition la plus rétro. Il est dommage qu'elle attende encore une bonne interprétation en studio. Bien plus tard, en pleine période sérielle, on trouve encore des pages nostalgiques sous sa plume telles Echoes from Austria (1958) dont le titre est suffisamment évocateur.
C'est encore Krenek qui a complété la Sonate inachevée D840 du même Schubert. Il a également acquiescé à la demande de son ex-belle-mère, Alma Mahler-Schindler, de se pencher sur les esquisses d'une 10ème symphonie laissées en l'état par son défunt mari (Seul le premier mouvement était à peu près écrit). Toutefois, scrupuleux, il n'accepta de se pencher que sur le troisième mouvement (Cet adagio est d'ailleurs resté longtemps seul disponible à l'écoute avant que Derry Cooke complète les trois derniers mouvements sur base d'esquisses nettement plus fragmentaires).
Krenek s'est beaucoup intéressé à l'opéra, en écrivant pas moins de 22 ! Trois d'entre eux (Der Diktator (1926), Das geheime Königreich (1927) et l'opérette burlesque Schwergewicht oder die Ehre der Nation (1927)), tous en un acte, méritent d'autant plus votre attention qu'ils sont chantants à souhait comme le montre cet enregistrement paru chez Capriccio.
La réaction à Schreker, de moins en moins disponible pour ses élèves, ne tarda pas et dès 1920, Krenek chercha à s'émanciper au contact du compositeur Ferruccio Busoni (1866-1924) et du chef Hermann Scherchen. Il fut un temps séduit par le goût de Busoni pour la récupération romantique d'oeuvres de Bach (Eine kleine Suite (1922)), puis il s'intéressa à l'atonalisme qu'il mit aussitôt librement en pratique. Pour un coup d'essai, reconnaissons que Sechs Klavierstücke (1920), fit preuve d'une belle inventivité. Atonales également furent ses deux premières symphonies. Si la Symphonie n°1 demeure de dimensions modestes, la Symphonie n°2 est une oeuvre ambitieuse destinée à en mettre plein les oreilles à Anna Mahler, la deuxième fille de Gustav Mahler et Alma Schindler, qu'il venait d'épouser alors qu'elle n'avait que 20 ans (... mais déjà divorcée, à 17 ans, du chef Rupert Koller : la vie d'Anna fut aussi tumultueuse que celle de sa mère : elle se maria 5 fois, un record pour l'époque, que son statut de sculpteur indépendante explique partiellement, sans doute).
Cette période atonale fut interrompue par un épisode néo-classique (cfr infra) mais elle reprit de plus belle vers la fin des années 1920, cette fois dans le cadre plus strict du mouvement dodécaphonique d'Arnold Schönberg. Le sommet opératique de cette période est assurément Karl V (Charles Quint, 1933) dont vous apprécierez le lyrisme omniprésent. Le Quatuor n°6 (1936), les Variations pour piano (1937) et les Lamentatio Jeremiae prophetae (1941) sont autant d'autres temps forts de cette période féconde.
C'est lors de son séjour à Paris, en 1924, que Krenek a connu la musique de Stravinsky, alors en pleine période néo-classique, au grand dam de ceux qui ne juraient que par les Noces et le Sacre du Printemps. Il suivit la même voie, croyant y trouver un public qui autrement se faisait tirer l'oreille mais le succès ne fut guère au rendez-vous : malgré un savoir-faire évident, le Quatuor n°3 (1923), la Sonate n°1 pour violon & piano, la Triophantasie, opus 63 (1929) ou la Sonatine, WoO 76 (1929) n'égalent pas leur modèle russe.
En 1926, Krenek connut une gloire inattendue grâce à une oeuvre complètement atypique, d'ailleurs restée sans lendemain, l'opéra "Jonny spielt auf" (Argument : Jonny joue sur un violon dérobé à Daniello son supposé rival auprès d'Anita, je vous passe les détails, ils sont rarement intéressants à l'opéra). On l'a qualifié de jazz-opéra à cause de quelques scènes aux accents jazzy mais globalement l'oeuvre demeure d'essence lyrique traditionnelle, oscillant entre le vérisme à l'américaine et l'opérette ambitieuse (extrait).
L'oeuvre plut au public, qui découvrait le jazz à cette époque encore insouciante, mais la critique se montra plus hostile, y voyant un succès plus opportunément commercial que musical. Les choses s'aggravèrent même bientôt, à l'avènement du National-Socialisme, qui épingla l'oeuvre comme le modèle de la musique dégénérée. L'exposition de Düsseldorf (1938) l'a particulièrement mise au pilori, annonçant clairement la couleur sur une affiche amalgamant négritude, judaïcité (Krenek n'était pas juif mais tout fait farine au mauvais moulin) et saxophone, ce dernier considéré comme un instrument bâtard. Krenek, de plus en plus dépassé par un succès qui le plaçait entre deux chaises, tenta de rétablir la situation en changeant de style mais il se trompa de chemin en adoptant le dodécaphonisme, également méprisé par les nazis. L'opéra, Karl V, fut retiré de l'affiche de l'Opéra d'état de Vienne, d'autant plus rapidement que l'oeuvre était conçue comme un hommage à un monarque humaniste européen, un véritable pied de nez au régime totalitaire en train de se mettre en place en Allemagne.
Le début de l'exil américain (1938) se doubla d'une croisade didactique en faveur du sérialisme, que le Vassar College qui l'employait n'apprécia que modérément. Fragilisé dans sa position, il finit par rejoindre l'Université Saint Paul (Minnesota), moins prestigieuse certes mais plus ouverte et d'ailleurs animée par le chef progressiste Dimitri Mitropoulos qui, de fait, s'intéressa à son oeuvre.
Krenek fut occasionnellement de retour sur le continent et, en 1955, invité par les studios de la WDR à Cologne où travaillait déjà Stockhausen, il s'adonna à l'expérimentation électro-acoustique alors à la mode écrivant, entre autres, Spiritus Intelligentiae Sanctus (1956) et Pfigstoratorium (1958), deux oeuvres qui mélangent habilement voix et électronique.
Même en pleine période sérielle, Krenek n'a jamais fait preuve de dogmatisme et plus d'une composition n'hésitent pas à renouer avec des styles pratiqués antérieurement. Un CD, paru chez Capriccio, propose des oeuvres pour cordes si bien écrites qu'on se fiche pas mal de savoir si elles sont tonales ou pas (Belle Elégie à la mémoire d'Anton Webern).
La dernière période américaine regorge de pièces modernes souvent originales comme From Three Make Seven (1961), Horizont umkreist (1967), Dream Sequence (1976) ou Dream Sequence (1975). Krenek continua d'écrire jusqu'au milieu des années 1980 : les oeuvres de cette dernière manière montrent à quelle synthèse acceptable il était parvenu (Quatuor n°8 (1980) et Concerto n°2 pour orgue & orchestre (1982), une de ses dernières oeuvres).
Beaucoup d'oeuvres parmi les plus intéressantes de Krenek n'ont pas été classées ci-dessus parce qu'elles n'appartiennent à aucun courant clairement identifiable. Quel point commun pourrait-on trouver entre la Cantate expressionniste "Die Zwingburg", les (hyper)classiques George Washington Variations (1950, à connaître !), la Sonate n°2 (du grand piano joué ici par Maria Yudina), le Quatuor n°8 (1980), les Concertos n°1 pour violon et n°2 pour violon, le Concerto pour deux pianos & orchestre ou les 3 Concertos pour piano, étrangement absents des catalogues (Je vous ai quand même trouvé une alléchante réduction pour deux pianos du n°1) ?
Après vous avoir bien embrouillé l'esprit, je vole, plein de sollicitude, à votre secours en proposant quelques enregistrements prioritaires, dans les domaines de la musique instrumentale (Les 8 Quatuors (!) et certaines pièces pour piano) et de l'opéra :
Krenek a connu les honneurs officiels et collectionné les médailles de toutes sortes, tant dans son pays d'origine (après la guerre !) qu'aux USA. Nul doute qu'il aurait préféré recueillir les suffrages d'un public qu'il n'a jamais vraiment réussi à fidéliser du fait de ses hésitations perpétuelles entre des styles opposés. Au soir de sa vie, il revint passer les étés dans son Autriche natale mais désabusé, il ne put s'empêcher de regretter d'y passer désormais pour un américain (pas sûr que c'était un compliment) alors que l'Amérique l'avait toujours considéré comme un immigrant autrichien de plus.