s

Compositeurs négligés

Anton Rubinstein

L'éveil de la musique russe

Il a fallu attendre plusieurs décennies, au 19ème siècle, pour que des compositeurs authentiquement russes alimentent enfin la Cour impériale. Avant eux, ce sont des musiciens plus ou moins importants, venus d'Occident, qui ont rempli cette tâche, en particulier des italiens (Giuseppe Sarti (1729-1802, Oratorio russe), Vincenzo Manfredini (1737-1799), Carlo Magno, ...) puis des français (François-Adrien Boieldieu (1775-1834), Les Voitures versées, Pierre Rode (1774-1830, Concerto n°8 pour violon), ...). De grands Maîtres ont également honoré des commandes émanant de la noblesse locale, tel Ludwig van Beethoven (1770-1827) répondant aux attentes du comte Andreas Razumovsky (Quatuors n°7 à 9) ou du Prince Nicolas de Galitzine (Quatuors n°12, 13, 15). Cette dépendance vis-à-vis de musiciens étrangers a eu pour conséquence (ou pour cause ?) qu'une tradition musicale authentiquement russe a tardé à se mettre en place. 

Elle est née sous l'impulsion de Mikhaïl Glinka (1804-1857), considéré habituellement comme le père de la musique russe.  Plutôt que de s'insérer dans le mouvement européen dominant, il a préconisé un (re)tour vers les musiques populaires locales (Une vie pour le Tsar et Rousslan et Ludmilla). En cela, il n'a fait que suivre le mouvement, devenu général en Europe, du développement des écoles nationales. C'est cette ligne directrice qu'a suivie le Groupe des Cinq, constitué en 1861 autour d'Alexandre Borodine (1833-1887, Symphonie n°2), César Cui (1835-1918, Suite n°3 en mode populaire), Mili Balakirev (1837-1910, Symphonie n°1), Modeste Moussorgski (1839-1881, Boris Godunov) et Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908, Symphonie n°1) : le but était de créer une musique "authentiquement" russe en réaction contre l'hégémonie austro-allemande. Ces musiciens, tous issus de la petite noblesse, ont pratiqué leur Art à temps partiel tels des dilettantes talentueux (Borodine était principalement Médecin-Chimiste, Cui Ingénieur militaire, Moussorgski Fonctionnaire; même Rimski-Korsakov, le plus professionnel de tous, était Officier de marine, heureusement sous-employé !). Tous ont connu Saint-Pétersbourg, la capitale culturelle de l'Empire russe, pourtant ostensiblement tournée vers ... l'Occident.

La jeune école ne s'est pas imposée sans résistance et elle a dû, en particulier, éclipser un musicien influent en place, Anton Rubinstein (1829-1894).

Anton Rubinstein : Un musicien conservateur

Anton Rubinstein
Anton Rubinstein

Anton Rubinstein est né en Polodie, territoire actuellement ukrainien mais faisant partie, à l'époque, de l'Empire russe. Pianiste prodige, il a reçu les leçons d'Alexandre Villoing (1808-1878, fils d'émigré français), lui-même élève du fameux John Field (1782-1837, autre émigré mais cette fois irlandais et dont les 18 Nocturnes ont ouvert la voie à Chopin).

A l'âge de 11 ans, ses progrès ont été tels que son professeur l'a emmené en tournée à travers l'Europe; il a rencontré Liszt et Chopin et fait sensation partout où il s'est produit. Quatre ans plus tard, la famille Rubinstein s'est installée à Berlin où le jeune Anton a fait la rencontre arrangée de Felix Mendelssohn (1809-1847) et Giacomo Meyerbeer (1791-1864), deux compositeurs influents d'ascendance juive comme lui. En 1846, il a déménagé à Vienne puis est retourné à Saint-Pétersbourg, où il est entré au service de celle qui allait devenir sa protectrice, Elena Pavlova, belle-soeur du Tsar Nicolas 1er. C'est elle qui a favorisé son ascension professionnelle, l'aidant à fonder le Conservatoire de Saint-Pétersbourg dont il a assumé la direction de 1862 à 1867 (puis, à nouveau, de 1887 à 1894, l'interruption étant consécutive à d'autres tournées pianistiques).

Protégé par des compétences musicales indiscutées, il a résisté, pendant trois décennies, aux pressions nationalistes orchestrées par le Groupe des Cinq :

- Il a été l'un des rares pianistes de son temps à rivaliser avec Franz Liszt (1811-1886). Son répertoire immense a couvert toutes les époques, et il en a fait étalage lors de nombreuses tournées à travers l'Europe.

- Il y a enseigné le piano et la composition et son élève le plus fameux a été d'emblée Piotr Ilyich Tchaïkovski (1840-1893), qui a conservé de ses leçons un regard tourné vers l'Occident mais avec une touche de romantisme slave qui a séduit un vaste public.

- Enfin, et surtout en ce qui nous concerne, il a composé deux centaines d'oeuvres qu'on redécouvre à mesure que les éditeurs s'y intéressent. Ancrées dans le romantisme austro-allemand, elles se sont heurtées aux critiques du Groupe des Cinq, en particulier celles, virulentes, de Balakirev. Rubinstein n'a pas manqué de déplorer ces attaques au point qu'on lui a prêté ces propos amers : Les Russes me qualifient d'Allemand, les Allemands de Russe, les juifs de chrétien et les chrétiens de juif. Les pianistes me considèrent comme un compositeur, les compositeurs comme un pianiste, les classiques comme un moderne, les modernes comme un réactionnaire. Qui suis-je, après tout cela ? Les sections suivantes tentent de répondre à cette interrogation sur base de l'écoute de quelques oeuvres significatives disponibles sur le marché de l'enregistrement.

Note. Ne confondez pas Anton Rubinstein avec son frère, Nikolaï Rubinstein (1835-1881), qui a été le premier Directeur du Conservatoire de Moscou, créé en 1866. Lui aussi a composé (à temps partiel) mais ses pages d'album demeurent plutôt anodines (Tarentelle opus 15). Quant au célèbre pianiste Arthur Rubinstein (1887-1982), il n'était en rien apparenté aux précédents, d'ailleurs il était Polonais.

Oeuvres significatives

Le catalogue des oeuvres de Rubinstein comporte 200 opus environ dont beaucoup n'ont malheureusement pas (encore ?) été enregistrés. Marco Polo, Naxos et CPO comptent parmi les labels qui se sont le plus systématiquement investis dans ce répertoire mais d'autres ont collaboré ponctuellement. Certaines illustrations qui suivent proviennent de Russie, pays où la musique de Rubinstein connaît un certain regain d'intérêt; hélas les enregistrements ne sont pas toujours d'excellente qualité.

Oeuvres symphoniques. Pendant longtemps, nos grands-parents n'ont connu de Rubinstein qu'une Mélodie de salon à l'eau de rose (opus 3 n°1). Aujourd'hui, les plus curieux connaissent son Concerto n°4 pour piano, en particulier son très bel andante (en 12:03); ils devraient également apprécier sa Symphonie n°2, encensée par Liszt en son temps. Elle fait partie d'un ensemble de 6 Symphonies de valeurs inégales :

- La n°1 est banale et la n°4, qui dépasse allègrement l'heure d'écoute, aurait précisément gagné à être écourtée.

- La n°3 est plutôt bien construite, de même la n°5 dont les mouvements impairs séduisent par quelques touches de ce charme slave qui a trop souvent fait défaut à Rubinstein, tandis que les mouvements pairs débordent d'une fantaisie à nouveau inhabituelle de sa part. La n°6, publiée en 1886, se laisse écouter mais, contemporaine de la 1ère de Gustav Mahler, elle ne supporte guère la comparaison, de quoi expliquer sa disparition des radars de l'Histoire.

- La n°2 est à coup sûr la plus intéressante de toutes et elle a une histoire. Initialement en 4 mouvements (Version 1951), elle a reçu deux mouvements supplémentaires en 1863, empruntés à une Symphonie jamais éditée pour cause de répudiation, puis un septième (!), inédit, en 1880. La version définitive dure, dès lors, 72 minutes mais elle n'est pas souvent jouée en concert, les chefs préférant la version initiale, à vous de juger.

Rubinstein a également composé quelques pages symphoniques isolées, suivant la mode du Poème symphonique : Faust, Fantaisie héroïque, Don Quixote et Ivan 4, ces deux derniers enregistrés chez Delos.


Concertos. Pianiste accompli, Rubinstein a composé 5 Concertos pour son instrument parmi lesquels émergent le n°4 (déjà mentionné pour son célèbre andante) et le n°5. Trois oeuvres concertantes, la Fantaisie, opus 84, le Caprice russe, opus 102, et le Concertstuck, opus 113, complètent cet ensemble.

Le Concerto pour violon est nettement plus banal, plombé par une partie soliste terne; les deux Concertos pour violoncelle (n°1 & 2) sont mieux réussis mais ils n'ont pas réussi à trouver leur place au grand répertoire pourtant en demande.

Anton Rubinstein : Symphonie n°2
Anton Rubinstein : Concertos n°2 et 4

Musique de chambre. La musique de chambre avec piano est particulièrement digne d'intérêt. On y trouve :

Trois Sonates pour violon & piano (opus 13, opus 19 et opus 98), une Sonate pour alto et piano (opus 49), deux Sonates pour violoncelle & piano (opus 18 et opus 39), cinq Trios à clavier (n°1, opus 15/1, en fa, n°2, opus 15/2, en sol mineur (à écouter en priorité!), n°3, opus 52, en si bémol majeur, n°4, opus 85, en la mineur et n°5, opus 108, en ut mineur), deux Quatuors à clavier (opus 55a et surtout 66), un Quintette à clavier (opus 99), un Quintette pour piano & vents (opus 55) et un Octuor (opus 9) pour piano, cordes et vents.

La musique de chambre pour cordes seules manque cruellement d'enregistrements : un Quintette pour cordes opus 59 en fa majeur (Il en existe une version pour quatuor à clavier), un Sextuor à cordes, opus 97, et 10 Quatuors à cordes : n°1 à 3, opus 17/1,2,3 (sol majeur, do mineur et fa majeur), n°4 à 6, opus 47/1,2,3 (mi mineur, si bémol majeur et ré mineur), n°7 à 8, opus 90/1,2 et n°9 à 10, opus 106/1,2 (en la bémol majeur et fa mineur).

Les Sonates sont disponibles chez Brillant, les Trios chez Metronome et les Quatuors chez CPO.


Musique pour piano.

Rubinstein a naturellement beaucoup composé pour son instrument favori. Comme tous les pianistes-compositeurs, il a publié beaucoup d'oeuvres de salon (destinées au amateurs) ou de circonstances (destinées à alimenter ses tournées). Elles ont été enregistrées dans le désordre chez Naxos. Parmi les oeuvres plus ambitieuses, on note surtout les 4 Sonates (opus 12, 20, 41 et 100), bien enregistrées (chez Hyperion) par Leslie Howard, le grand spécialiste de Liszt.

Deux CD reprenant de très belles oeuvres pour piano à quatre mains sont disponibles chez Brillant (Volume1, Volume 2). La Sonate opus 89 a bénéficié d'un autre très bel enregistrement (à découvrir !).

Anton Rubinstein : Quaturos n°2 et 3
Anton Rubinstein : 4 Sonates pour piano

Musique vocale. Quelques enregistrements de Mélodies existent parmi lesquels les Persian Love Songs (opus 34) dont le Lied n°9 n'a jamais cessé de figurer au répertoire des grandes basses russes (Ici Mark Reizen).

Parmi la vingtaine d'opéras achevés, seul Le Démon figure encore à l'affiche. Les autres ont disparu ou sont réduits en lambeaux (The Merchant Kalashnikov), à leur ouverture (Dmytri Donskoy) ou à leur ballet (Feramors). Les enregistrements de l'époque soviétique sont hélas rarement bons.

Le seul chef-d'oeuvre incontestable (et cette fois bien restitué, mais par des polonais !) est le Drame sacré Moses, ne le manquez pas !

Anton Rubinstein : Moses
Anton Rubinstein : Persian Love Songs

La fin d'une époque

La disparition d'Anton Rubinstein a coïncidé avec la fin d'une époque : le Groupe de Cinq a gagné son combat, ouvrant une voie dans laquelle s'est engouffrée avec succès une armée de musiciens d'élite formée dans les deux Conservatoires principaux du pays. Rien ne l'a arrêtée dans sa progression, pas même la dictature prolétarienne.

Le Conservatoire de Saint Pétersbourg n'a jamais porté le nom de son père-fondateur (Anton si vous suivez) mais bien celui de Rimski-Korsakov; c'était un signe. De même, celui de Moscou n'a jamais porté le nom de son frère (Nikolaï) mais bien celui de Tchaïkovski, au motif qu'il y a enseigné. L'immense majorité des grands compositeurs modernistes russes (et des fameux interprètes, pianistes et violonistes) sont, de fait, issus de l'un ou l'autre établissement :

- Le premier a formé Serge Prokofiev et Dimitri Schostakovitch (Mais aussi Gavriil Popov, Boris Tichtchenko, Serge Slonimski, ... ). Igor Stravinsky aurait également voulu y étudier mais Rimski-Korsakov l'en a dissuadé, se réservant de lui donner des cours particuliers.

- Le second a formé Alexandre Scriabine, Serge Rachmaninov et Alfred Schnittke (Mais aussi Nikolaï Miaskovski, Vissarion Chebaline, Rodion Shchedrin, Aram Khatchatourian, ...).

Au bilan, il ne reste plus guère de place, dans les Histoires de la Musique, pour honorer la mémoire d'Anton Rubinstein autrement que comme l'un des derniers romantiques hélas incapable de percevoir l'imminence de la modernité. Son oeuvre n'est pas oubliée pour autant et elle demeure présente au vaste programme muséal de recensement (et d'enregistrement) des musiques (savantes) composées à toutes les époques. C'est toujours ça de pris !