Compositeurs négligés

Franz Liszt, Grand-Père de la Modernité

Tout le monde connaît le musicien Franz Liszt, de nom sinon de réputation. On retient de lui l'artiste romantique par excellence, celui qui, à l'égal de Chopin, a ébloui les témoins de son temps par l'exercice d'une virtuosité hors du commun et fait chavirer les coeurs par l'expression d'une sensibilité exacerbée. Pourtant seuls les spécialistes connaissent son oeuvre en profondeur quand le grand public n'en retient que quelques pages sentimentales ou virtuoses, pas forcément les meilleures.

L'amateur superficiel se contente en effet souvent des inévitables Consolation n°3 (en 41:37) et Liebestraum n°3 (en 10:58, en fait une adaptation d'un lied antérieur, O Lieb, so Lang du Lieben kannst - Merveilleuse Margaret Price ! - mais tant que vous y êtes, écoutez les n°1 & 2 qui précèdent). S'il est davantage curieux, il connaît la célèbre Sonate en si mineur, les deux Concertos pour piano, une ou deux Rapsodies hongroises (n°2 & n°6) et l'un ou l'autre Poème symphonique (Les Préludes) et cela s'arrête souvent là.

Cette chronique survole l'immense catalogue du musicien (près de 700 oeuvres !) et il tente, autant que possible, de distinguer l'essentiel de l'accessoire. Elle insiste, en particulier, sur les oeuvres de la dernière manière, annonciatrices d'un monde musical en pleine mutation.

Eléments biographiques

Franz Liszt (1811-1886) est né Autriche-Hongrie, à Doborján (aujourd'hui Raiding en Autriche). Son père, Adam, violoncelliste dans l'orchestre Esterházy, a très tôt reconnu les dons stupéfiants de son fils, lui faisant faire ses premiers pas au piano avec l'intention qu'on devine. En 1822, la famille s'est installée à Vienne, alors capitale de l'Europe musicale, afin que le jeune prodige reçoive des leçons de Carl Czerny, pour le piano, et d'Antoine Reicha et Antonio Salieri, pour la théorie et la composition. Dans ses mémoires tardives (Vers 1875), Liszt a rapporté qu'il s'est produit en privé devant Beethoven, à l'âge de 11 ans, et que, fait rare, il aurait été complimenté par le Maître pour la qualité de son jeu. Toutefois, cette histoire semble un brin enjolivée car, en 1823, Beethoven était complètement sourd et largement retiré du monde.

Liszt a toujours revendiqué ses origines hongroises malgré le fait qu'il ne parlait pas la langue couramment. Réciproquement, si la France (Paris 1825), l'Allemagne (Weimar 1848) puis l'Italie (Rome 1861) l'ont successivement adopté, la Hongrie n'a jamais cessé de le considérer comme un enfant du pays. Il se débrouillait parfaitement en allemand (et en italien) mais avec le temps, sa langue de prédilection est devenue le français, qu'il a pratiqué lors d'un long séjour parisien, dans les salons, les salles de concert et les alcôves. C'est d'ailleurs à Paris qu'il a fréquenté une pléiade d'artistes inspirants, Hector Berlioz, George Sand, Alfred de Musset, Frédéric Chopin, Honoré de Balzac, Eugène Delacroix et Niccolò Paganini.

Liszt vers 1843
Liszt vers 1843

Note. Liszt est sans doute le premier grand compositeur à avoir été photographié (Ci-contre par Hermann Biow, vers 1843). On regrettera au passage que la technique photographique en usage à cette époque n'ait pas été au point 15 ans plus tôt : elle nous aurait livré, par exemple, un portrait de Beethoven, nécessairement plus ressemblant que les peintures idéalisées que nous connaissons. Les premiers daguerréotypes de personnes, obtenus au terme de temps de pose raisonnables, de l'ordre de la minute, datent en effet de 1840 environ (L'un des premiers modèles fut Honoré de Balzac, photographié en 1842 dans l'atelier de Louis-Auguste Bisson). Les essais antérieurs de Nicéphore Niepce (par héliographie) requéraient des temps de pose trop long pour convenir aux portraits et d'ailleurs la qualité des images laissaient encore à désirer.

Liszt au piano par Josef Danhauser
Liszt au piano par Josef Danhauser. De gauche à droite : Alexandre Dumas, Victor Hugo, Georges Sand, Niccolò Paganini, Gioachino Rossini, Franz Liszt et Marie d'Agoult.

La vie de Franz Liszt (1811-1886) a été le roman paradoxal d'un séducteur doublé d'un ascète, toujours prêt à servir Dieu, les femmes et ses semblables dans le besoin. Partout où il est passé, il a encouragé et aidé de ses propres deniers nombre de musiciens bien moins fortunés que lui, Hector Berlioz, César Franck, Camille Saint-Saëns, Bedrich Smetana, Edvard Grieg, Alexandre Borodine et bien-sûr son futur gendre, Richard Wagner. Liszt a également contribué à l'édification d'un monument à la gloire de Beethoven. L'inauguration à Bonn, en 1845, s'est faite aux sons d'une Cantate n°1 (S 67) de sa composition, à ne pas confondre avec la Cantate commémorant le centenaire du Maître (S 68, 1870, aucun document enregistré disponible sauf ces Improvisations pour piano, signées ... Camille Saint-Saëns).

Liszt n'a jamais connu la misère et sa réussite insolente, tant matérielle qu'artistique, lui a valu d'être jalousé : nombreux ont été ceux qui lui ont reproché une virtuosité ostentatoire au clavier, un succès unanime auprès de la gent féminine et in fine une orientation musicale au service d'une déconstruction progressive de l'édifice tonal en place depuis 200 ans. Pour ces (mauvaises) raisons, Liszt n'a pas joui de son vivant de l'estime unanime des critiques de son temps, en particulier de ceux qui n'ont vu en lui qu'un pianiste de l'effet. Ils lui ont, en particulier, reproché de galvauder son talent dans des duels stériles, destinés à le mettre en valeur (Les duels avec Sigismond Thalberg (1812-1871) sont demeurés célèbres).

Depuis lors, le temps des mesquineries est dépassé et tout est rentré dans l'ordre : notre époque ne pouvant juger Thalberg que sur base des partitions qu'ils a transmises à la postérité, force est d'admettre que sauf le domaine de la transcription où il a excellé (Brillantes Fantaisies opératiques), il n'a jamais atteint la dimension universelle de Liszt.

Dans sa vie de tous les jours, Liszt a été constamment tiraillé entre l'Amour, la Musique et la Religion, trois pôles d'intérêt qu'il a désespérément tenté de concilier :

  • Le séducteur impénitent a fasciné ses auditoires à commencer par les dames de la haute société. Même une longue liaison adultérine avec la Comtesse Marie d'Agoult (1833-1844) n'a pas freiné ses ardeurs parallèles. Elle lui avait pourtant donné trois enfants, Blandine, Cosima et Daniel, dont deux sont morts dans la vingtaine. Par contre, Cosima a vécu 93 ans d'une vie aussi mouvementée que la sienne.
    De Franz Liszt à Siegfried Wagner
    Note. Cosima Liszt (1837-1930) a épousé en premières noces le grand chef allemand, Hans von Bülow, auquel elle a donné deux filles (prénommées Daniela et Blandine, sans doute en souvenir de ses propres frère et soeur disparus prématurément). Cosima a ensuite été séduite - on pourrait dire envoûtée - par Richard Wagner (1813-1883), l'épousant à son tour et lui survivant pendant 47 années dont 25 mises au service du Temple de Bayreuth. Les rapports n'ont pas toujours été au beau fixe entre Cosima et son père, celui-ci reprochant à sa fille - non sans un certain toupet - d'avoir déserté le foyer conjugal pour rejoindre l'un de ses meilleurs disciples. Cosima a donné trois enfants à Richard dont un seul, Siegfried, porte le nom des Wagner (Isolde et Eva, ont conservé le nom des von Bülow, le divorce n'ayant pas été prononcé à temps). C'est la naissance de Siegfried qui a inspiré à Richard la célèbre Siegfried Idyll, cadeau de choix pour Cosima. A son tour, Siegfried est devenu un musicien de réelle valeur évoqué dans une chronique consacrée à l'Opéra romantique. Vous trouverez ici quelques détails relatifs à la vie de Cosima après la mort de Richard.

    Les amants se sont quittés en 1843, après 11 ans d'existence commune, et Liszt a poursuivi sa vie de virtuose itinérant jusqu'à la rencontre avec la Princesse russo-polonaise, Carolyne de Sayn-Wittgenstein (Kiev, en 1847). Mariée au Prince Nikolaus de Sayn-Wittgenstein et séduite à son tour, elle a introduit une demande d'annulation de son mariage auprès du Saint-Siège, en 1860, dans le but d'épouser Liszt. L'affaire a cependant traîné et le mariage n'a jamais eu lieu. Le décès du mari intervenu en 1864 aurait pu régler le problème mais les amants, lassés, s'étaient quittés en 1861. Pendant les 14 années qu'a duré leur liaison, Carolyne de Sayn-Wittgenstein a exercé une influence bénéfique sur Liszt, le convaincant de délaisser ses tournées virtuoses et de se consacrer sérieusement à la composition.
    Marie d'Agoult
    Marie d'Agoult
    Carolyne de Sayn-Wittgenstein
    C. de Sayn-Wittgenstein
  • Le musicien a vécu un choc artistique, en 1832, lorsqu'il a rencontré et entendu le grand violoniste Niccolò Paganini (1782-1840). Il a alors imaginé tirer de son piano les mêmes traits que ce diable d'homme obtenait de son violon. C'était une entreprise risquée, non pour ses finances car à cette époque la virtuosité rapportait gros, mais pour l'estime des critiques prompts à n'y entendre qu'un étalage de foire. De fait, si Paganini a été fêté comme le premier virtuose au sens moderne du terme, jamais il ne s'est imposé au sein du cercle fermé des génies créateurs. C'était au fond le sens de la recommandation que lui avait faite Carolyne de Sayn-Wittgenstein.
  • L'abbé. L'âge venant et la sagesse aidant, le compositeur s'est retiré pendant quelques années à Rome où il est entré dans les ordres mineurs, en 1865. Ce n'était nullement une fantaisie : le musicien a de tous temps ambitionné de servir (son) Dieu en musique. Outre quelques oeuvres sacrées majeures dont nous aurons à reparler, il a enrichi le répertoire consacré à l'orgue dans une série de nobles Responsorien und Antiphonen adaptés à divers instants de la liturgie.

Liszt est décédé en 1886 et Cosima s'est démenée pour rapprocher la tombe de son père de celle de son (second) mari, à Bayreuth.

Catalogue des oeuvres de Liszt

Le catalogue des oeuvres de Liszt est riche de plus de 700 oeuvres. Il a été classifié une première fois par le musicologue Humphrey Searle, entre 1940 et 1985, puis il a subi un certain nombre de retouches, en particulier de la part de Leslie Howard, un pianiste qui s'est complètement investi dans cette oeuvre monumentale. Searle a classé les partitions par genres en respectant autant que possible l'ordre chronologique. Sa numérotation est reconnaissable au préfixe S dont elle fait systématiquement usage pour désigner chaque oeuvre.

Note. Searle est moins connu comme compositeur. Ses 5 symphonies ne sont pourtant pas dénuées d'intérêt même si elles risquent de dérouter les auditeurs non préparés. Privilégiez d'abord les oeuvres de jeunesse, Night Music ou Symphonie n°1.

Les oeuvres pour piano

Les oeuvres pour piano sont majoritaires au catalogue de Liszt, en partie parce qu'elles existent souvent en plusieurs versions de difficultés variables. A l'époque, certaines pièces étaient considérées comme inutilement virtuoses (par les détracteurs) voire carrément injouables (par le commun des pianistes), si bien que multiplier les versions présentait au moins l'avantage d'intéresser un plus grand nombre d'interprètes potentiels.

La première oeuvre(tte) connue de Liszt, Variation S 147, dure à peine une minute mais elle a déjà une histoire. Datée de 1822 - Liszt n'avait que 11 ans ! -, elle a répondu à une invitation collective émanant de l'éditeur Anton Diabelli, désireux de publier un recueil de variations sur un thème de son invention. La contribution de Liszt a été publiée dans le Volume 2 (n°24), parmi 50 oeuvres recueillies auprès de musiciens en vue de l'époque (Pour mémoire, le Volume 1 était entièrement consacré aux célèbres Variations Diabelli de Beethoven).

Toutes les oeuvres pour piano de Liszt ne se valent pas et ce sont, sans surprise, celles qui n'ont proposé qu'une virtuosité gratuite qui ont apporté de l'eau au moulin des détracteurs du compositeur (Grand galop chromatique S 219). De fait, on trouve un peu de tout dans les pages isolées, qu'elles soient d'album (S 163 à 167), de Danses (S 208 à 225) ou de Marches festives ou funèbres (S 216 à 233), mais vous ne pouvez ignorer quelques chefs-d'oeuvre qui ont pour titres : Deux Légendes (St François d'Assise : la Prédication aux Oiseaux et St François de Paule : la marche sur les flots, S 175), Nuage gris (S 199), La Gondole lugubre I & II (S 200) et 3 Odes funèbres (S 112), sans oublier la fameuse Sonate en si mineur (S 178).

Sont également incontournables les cycles suivants, qui comptent parmi les plus importants composés au 19ème siècle :

- L'Album d'un voyageur (S 156) vaut surtout par son Livre I, qui propose 7 pièces dont 5 seront reprises dans les mythiques Années de Pèlerinage (S 160 à 163, ici dans l'interprétation légendaire de Lazar Berman), un chef-d'oeuvre en trois parties qui évoquent quelques souvenirs du couple Liszt-d'Agoult lors de leurs escapades en Suisse et en Italie. De même, les merveilleuses Harmonies poétiques et religieuses (S 172 et 173) sont un miracle d'introspection à mille lieues des éclats virtuoses.

- Les 19 Rhapsodies hongroises sont célèbres autant pour leur étalage de virtuosité que pour leur musicalité dépaysante (Interprétation légendaire des 15 premières par Georges Cziffra. Pour les suivantes, cf par exemple cet enregistrement complet d'Artur Pizarro).

- Précisément, le virtuose se devait de composer des recueils d'Etudes. Comme toujours chez Liszt, ils existent en plusieurs versions mais on joue le plus souvent les révisions suivantes : les 12 Grandes Etudes (S 137). les 12 Etudes d'exécution transcendante (S 139) et les formidables 6 Etudes d'exécution transcendante d'après Paganini (S 140, à ne pas confondre avec les 6 Etudes Paganini, S 141, nettement plus laborieuses, ni avec la Grande Fantaisie sur des Thèmes de Paganini, S 700).

Arrangements, fantaisies et/ou Paraphrases

Liszt a déployé des compétences étonnantes d'arrangeurs dans des transcriptions pour le piano d'oeuvres initialement prévues pour d'autres formations, y compris symphoniques ! C'était une façon comme une autre de les rendre accessibles à un public qui ne possédait pas les facilités d'écoute qui sont actuellement les nôtres :

- Il a réussi le véritable exploit de restituer, au seul piano, la diversité des climats présents dans les 9 Symphonies de Beethoven et il a récidivé avec quelques pages à peine mineures du Maître de Bonn, telles le célèbre Septuor ou la musique de scène des Ruines d'Athènes. La Symphonie fantastique de Berlioz a également bénéficié de la même attention de même que certains opéras de Wagner pour lequel Liszt éprouvait une vraie fascination (Extraits de Tannhäuser ou de Tristan und Isolde). A noter que Liszt a également transcrit ses propres oeuvres, par exemple la Faust Symphonie.

- Liszt a été parmi les premiers à explorer, au piano, l'univers des Préludes & Fugues de J-S Bach, lançant une mode qui, après lui, ne se démentira plus (Cf les oeuvres de Busoni, évoquées par ailleurs). Il a également rendu de nombreux hommages à Franz Schubert, transcrivant sa Wanderer Fantasie et réalisant des arrangements de grande facture de nombreux Lieder (Winterreise, Schwanengesang, Florilège), du grand Art. Il a de même exploré le répertoire des Lieder de Mendelssohn et de Schumann quoique moins systématiquement.

- Il a beaucoup sacrifié à un genre fort à la mode du temps, la vulgarisation de grands airs d'opéras italiens, allemands ou français. L'idée louable était de les rendre accessibles à tous les publics mais elle offrait aussi à Liszt l'occasion de mettre en valeur ses talents d'arrangeur-virtuose. La liste de ses Fantaisies, Réminiscences ou Paraphrases est particulièrement longue (Ces intitulés regroupent des variantes pas toujours perceptibles concernant le degré de fidélité ou au contraire de liberté par rapport à l'original) : Fantaisie sur des Thèmes de Rienzi de Wagner (S 439), Réminiscences des Huguenots de Meyerbeer (S 412), Réminiscences de Norma de Bellini (S 394), Paraphrase sur Aida de Verdi (S 436), Rêverie sur Roméo et Juliette de Gounod (S 409), ... . Enfin comment ne pas mentionner les anodines mais adorables Soirées musicales d'après Rossini (S 424).

Les plus grands pianistes se sont penchés sur l'oeuvre de Liszt mais seul Leslie Howard, pianiste britannique d'origine australienne, a réussi l'exploit de toute une vie d'en faire le tour complet (Intégrale parue chez Hyperion, 100 CD !). D'autres intégrales existent mais, à ma connaissance, elles font appel au concours de plusieurs interprètes.

Les lieder et mélodies

Liszt a composé un grand nombre de mélodies avec accompagnement de piano. Un enregistrement présumé intégral est paru chez Hyperion (6 CD). Bien que la plupart aient été composées sur des textes allemands (CD 4), les mélodies françaises (CD 6) ne sont pas rares, un souvenir évident de la fréquentation des salons parisiens.

L'oeuvre orchestrale

Au 19ème siècle, tous les musiciens se sont proclamés les héritiers naturels de Beethoven. Cependant, confrontés au problème d'innover en Musique quand tout semblait avoir été dit par le Maître de Bonn, deux courants ont pris naissance qui ont emprunté des voies fort différentes :

- Les traditionnalistes, Mendelssohn, Schumann, Brahms, ..., sont restés fidèles aux canons établis d'une musique pure cherchant l'inspiration dans les ressources propres de leur auteur : la Symphonie et le Quatuor à cordes ont dès lors conservé leur pouvoir d'attraction.

- Les progressistes, Berlioz, Liszt, Wagner, Franck, ..., ont introduit la notion de (musique à) programme où un argument littéraire voire philosophique porte l'intention musicale. La symphonie, remplacée par le Poème symphonique, a perdu son hégémonie et le Quatuor à cordes a carrément disparu,

Le catalogue des oeuvres avec orchestre de Liszt s'ouvre étrangement sur un opéra on ne peut plus traditionnel, Don Sanche (S 1). Reconnaissons que c'est davantage une curiosité qu'un chef-d'oeuvre. A partir de 1846, Liszt a travaillé épisodiquement un deuxième opéra nettement plus ambitieux (Sardanapalo, S687, prévu en 3 actes) mais il l'a abandonné après 4 scènes seulement (Celles-ci ont été exhumées et mises en forme exploitable par le musicologue anglais, David Trippett, pour un résultat plutôt convaincant) : on a invoqué des conflits avec le librettiste mais il est plus probable que la rencontre de Liszt avec Wagner et son projet d'un théâtre total l'a dissuadé de persévérer dans une voie italianisante promise à l'obsolescence (par Wagner !).

La carrière proprement symphonique de Liszt n'a véritablement démarré qu'en 1848 lorsque, poussé dans le dos par la Princesse Carolyne, il a accepté de prendre (à coeur) la direction de l'orchestre de Weimar, poste qu'il a occupé pendant 13 ans. Il en a profité pour se composer un répertoire, jouer ses oeuvres mais également se mettre au service de celles de Berlioz et de Wagner à une époque où l'un et l'autre peinaient encore à se faire entendre :

- Liszt a naturellement souhaité se produire en public avec des oeuvres concertantes de sa composition et, de fait, les Concertos n°1 (S 124) et n°2 (S 125) sont devenus célèbres. On sait moins qu'il en existe un troisième (S 125a, inachevé et arrangé en l'état par Jay Rosenblatt) et que Malédiction (S 121) et De profundis (S 691) sont deux oeuvres concertantes atypiques.

- Les 13 Poèmes symphoniques (Ce qu'on entend sur la montagne, Tasso: Lamento e Trionfo, Les préludes, Orpheus, Prometheus, Mazeppa, Mazeppa, Festklänge, Héroïde funèbre, Hungaria, Hamlet, Hunnenschlacht, Die Ideale et Von der Wiege bis zum Grabe, dans l'ordre de S 95 à S 107) sont autant d'oeuvres essentielles qui ont été enregistrées par les plus grands chefs (Kurt Masur et Bernard Haitink sont de bons choix pour une intégrale). On y ajoutera les "Deux épisodes d'après le Faust de Lenau" (S 110 : La Procession nocturne et La Danse dans l'Auberge de Village).

- Ses deux grandes symphonies comptent parmi ses plus belles réalisations; elles sont naturellement bâties sur des arguments littéraires (Faust, S 108, et Dante, S 109), ce qui les situe dans la lignée de la "Fantastique" de Berlioz.

- Autres corpus essentiel, les Six Rhapsodies hongroises (n° 2, 5, 6, 9, 12 et 14) ont été orchestrées par Franz Doppler, sous la supervision du compositeur. Elles sont parfois renumérotées dans l'ordre de 1 à 6, et elles figurent au catalogue avec la référence, S 244.

La plupart de ces oeuvres ont fait l'objet de réductions/transcriptions pianistiques.

Rappelons enfin que conformément à ce qui a été dit, il est inutile de chercher les formes usuelles de musique de chambre dans le catalogue lisztien (Trios, Quatuors, Quintettes, etc), elles n'ont jamais fait partie de ses préoccupations. Pourtant, en fouillant bien, vous trouverez des transcriptions pour instruments divers d'oeuvres personnelles ou empruntées, par exemple dans ce bel enregistrement de pièces pour violon & piano (Cf le Grand Duo concertant, plage n°3).

Musique sacrée
Liszt vers 1843
Liszt vers 1880

Même entré dans les ordres mineurs, Liszt n'a jamais abandonné la composition, loin de là. Effrayé par l'indigence qui était en train de gagner la musique pratiquée à l'église (Que dirait-il aujourd'hui ?), il a ambitionné de lui rendre une certaine dignité. Comme Beethoven l'avait déjà fait lors de période creuse des années 1816-18, il s'est replongé dans l'art de Lassus et Palestrina afin d'en tirer des leçons utiles pour un grand nombre de Chorals d'intonation facile à l'intention des fidèles.

Il a aussi écrit des pièces pour orgue dont la plupart sont des arrangements d'oeuvres de Bach (Fantaisie & Fugue sur le nom de Bach) ou de ses propres oeuvres (Funérailles). Sa partition autonome la plus importante est sans doute la Fantaisie & Fugue Ad nos, ad salutarem undam (S 259, ici dans sa version longue). Les bons enregistrements sont malheureusement rares, qui souffrent souvent du recours à un instrument blafard ou tonitruant (En général, avec l'orgue romantique, le problème majeur qui se pose n'est pas tant l'interprète que l'instrument). Une intégrale de l'oeuvre pour orgue est parue chez Brillant (Adriano Falcioni sur le bel instrument ancien de la cathédrale di San Lorenzo à Perugia).

Voici encore une bonne version du Requiem (S 266) : clairement les années folles sont maintenant bien loin et Liszt s'amende d'une vie tumultueuse en livrant une oeuvre de plus en plus ascétique. Le point culminant sera atteint avec Via Crucis (S 53), un chemin de Croix en 14 stations déclinées dans un style ancien empreint d'une foi sincère.

L'oeuvre religieuse de Liszt n'est pas toujours aussi austère et elle propose d'authentiques chefs-d'oeuvre nettement plus accessibles : La Légende de Sainte Elisabeth (S 2), Christus (S3, exigez la version ancienne mais insurpassée à ce jour d'Antal Dorati), Sainte Cécile (S 5), la Missa solemnis (S 9), la Missa choralis (S 10), la Messe du Couronnement (S 11) et le Requiem (S 12). A ces oeuvres de circonstance, il convient d'ajouter une collection de Psaumes d'une grande noblesse. De même, le Te Deum (S 27) est certes conventionnel mais il a au moins le mérite d'inviter à la prière intérieure.

Si Liszt a clairement puisé une partie de son inspiration stylistique dans l'étude des musiques sacrées de la Renaissance, inversement, il me semble tout aussi évident que bien des compositeurs postmodernes (tendance introspective, Pärt, Gorecki, ...) ont entendu le message de Liszt.

Le visionnaire

L'importance de Liszt dans l'Histoire de la Musique ne se résume pas à l'ensemble de son oeuvre; il convient d'insister sur le rôle qui a été le sien dans l'entreprise de libération de la Musique des contraintes du système tonal. Sans entrer dans les détails techniques que vous trouverez, par exemple, dans le très bel ouvrage "Franz Liszt, les éléments du langage musical" de Serge Gut (préfacé par Jacques Chailley, la rencontre de deux musicologues de grand renom), qu'il suffise ici d'évoquer quelques exemples démonstratifs :

1. Les mesures ci-dessous sont extraites de la Rhapsodie hongroise n°2. Avec ses 6 dièses à la clef, l'épisode est a priori compatible avec les tonalités de fa# majeur ou de ré# mineur (à préciser par une analyse approfondie relativement au contexte mais ce n'est pas l'objet), sauf qu'ils sont systématiquement remis en question par un flot d'altérations passagères qui ôtent toute signification à l'interprétation tonale usuelle. Manifestement, le bénéfice escompté d'épargner les notations en mettant une fois pour toutes les altérations en évidence (à la clé) est ruiné au plan syntaxique.

Rhapsodie hongroise n°2 (Liszt)
Liszt : Rhapsodie hongroise n°2 (Extrait en 7:22)

2. La Faust Symphonie commence par un enchaînement dissonant de seconde suivi d'une authentique série dodécaphonique organisée en 4 triades successives : sol si mib - fa# sib ré - fa la do# - mi sol# do.

Liszt Faust Symphonie

Notez l'absence assumée d'altération à la clé. Cependant tous les analystes n'admettent pas que cette série de 12 sons préfigure volontairement le dodécaphonisme à venir. Le fait est qu'elle ne heurte personne à l'écoute du fait qu'elle ne propose qu'une sage succession chromatique descendante (d'un demi ton à chaque palier) de trois sons en progression arithmétique ascendante de 4 demi-tons : cela apparaît plus clairement si on transcrit numériquement la série en base 12 (où le premier chiffre désigne l'octave de référence et le deuxième la note chromatique, en commençant par "do" = 0, cf La notation musicale) : 37 3Y 43 - 36 3X 42 - 35 39 41 - 34 38 40. C'est cette régularité dans la progression des intervalles qui confère une certaine euphonie à la série; si, de loin, Liszt a anticipé le dodécaphonisme, il l'a fait davantage dans l'esprit "para-mélodique" de Josef Hauer que dans celui "arithmétique" d'Arnold Schönberg.

3. Enfin l'étonnante Bagatelle sans tonalité (S 216a), composée un an avant la disparition du musicien, confirme clairement son intention (à moins que ce soit son intuition) de bousculer les règles établies afin qu'une liberté d'expression renouvelée revendique enfin ses droits.

Après la mort de Liszt, l'idée consistant à préconiser la gamme chromatique complète à 12 sons sera reprise dans le même esprit par Ferruccio Busoni (1866-1924), autre virtuose du piano, puis par Arnold Schönberg (1874-1951) dans une perspective complètement différente. Liszt peut être vu comme le lointain point de départ d'une aventure musicale en modernité qui ne se terminera qu'avec la deuxième guerre mondiale. C'est dans cette perspective qu'il apparaît comme le centre de gravité du 19ème siècle musical, à mi-chemin entre Beethoven et Schönberg et c'est à ce titre qu'il peut être vu comme le grand-père de la modernité.

Académie Franz Liszt (Budapest)
Académie Franz Liszt (Budapest)

Ici se referme l'histoire itinérante de ce grand musicien voyageur : né en Autriche-Hongrie, installé à Vienne pendant ses années de formation, Liszt a marqué les esprits partout où il est passé, brièvement, en récital, de Londres à Saint-Pétersbourg, et, durablement, à Paris, Weimar et Rome. Budapest aurait aimé l'accueillir en résidence mais il n'a jamais réussi à le convaincre de s'installer, sauf en statue, au fronton de l'Académie qui porte son nom depuis 1875.