Il faut se faire une raison : il n'existe aucune explication raisonnablement convaincante à l'émergence du génie musical : les grands compositeurs sortent d'à peu près nulle part. Certes, on invoquera que leurs ascendants (in)directs peuvent avoir été de bons, voire d'excellents musiciens - généralement interprètes - mais cela n'explique rien. On trouve - a contrario - un beaucoup plus grand nombre de musiciens de talent n'ayant engendré aucun génie dans le domaine de la composition.
Voici trois musiciens passés à la postérité par fils interposé :
Johann Ambrosius Bach (1645-1695) était apprécié, en particulier, pour ses talents multiples d'interprète : à l'orgue mais aussi au violon, à la trompette et même aux timbales !
Léopold Mozart (1719-1787) était violoniste de formation, accessoirement compositeur mais surtout pédagogue renommé, mettant aussi opportunément que sévèrement ses talents au service de ses deux enfants : Wolfgang et Anna (surnommée Nannerl).
Johann van Beethoven (1740-1792) était ténor à la cour du Prince Electeur de Bonn. Il est devenu célèbre pour avoir détecté, très tôt, les dons exceptionnels de son fils aîné, malgré une imprégnation alcoolique permanente.
Une explication - plutôt triviale - au fait que les génies musicaux n'engendrent guère d'autres génies est que beaucoup de musiciens célèbres - Haendel, Haydn, Beethoven, Schubert, Mendelssohn, Chopin, Tchaïkovski, Brahms, Bruckner, Ravel, … - n'ont tout simplement pas eu de descendance (re)connue du tout ! Excepté Haydn, ils n'ont même jamais fondé de famille soit qu'ils n'excellaient que dans les amours contrariées soit que leurs préférences sexuelles ne les y destinaient pas.
On connaît quelques musiciens d'envergure, Stravinsky, Schostakovitch, …, ayant éduqué des interprètes de qualité. Debussy eut, quant à lui, moins de chance en perdant, à 14 ans, sa prometteuse Claude-Emma, surnommée Chouchou, à qui il eut quand même le temps de dédier sa célèbre suite pour piano, Children's Corner. Quant aux autres : Berlioz, Schumann, …, ils n'ont pas transmis leur métier musical à leurs enfants.
Tous les spécialistes des races de chevaux de course vous le diront : on ne marie une bonne poulinière qu'à un étalon de renommée internationale et tant pis pour la consanguinité. Le modèle est-il transposable en musique ? Se pourrait-il que la probabilité d'engendrer un génie croisse lorsque les deux parents sont génétiquement liés par un rapport de qualité à la musique ?
Voici trois cas d'école illustrés par un arbre généalogique convenablement élagué : hélas, ils prouvent tout et son contraire.
Il existe une exception notable à ce qui pourrait passer pour une règle que le génie musical ne se transmet pas génétiquement : elle concerne les deux fils, Wilhelm Friedemann (1710-1784) et Carl Philippe Emanuel (1714-1788), que Johann Sébastian Bach a eu d'un premier mariage avec sa petite cousine Maria Barbara, née Bach.
On ne peut qu'être fasciné par le fait que Johann Sébastian et Maria Barbara soient tous deux issus d'une même illustre lignée de musiciens. Bach père plaçait ses meilleurs espoirs en son aîné, Wilhelm Friedmann mais l'histoire ne lui a pas vraiment donné raison : Friedmann avait peut-être hérité du génie paternel mais certainement pas de son goût pour l'effort. Les œuvres de sa plume qui nous sont parvenues font état d'un musicien parfois en avance sur son temps - comparez ses symphonies à celles de ses exacts contemporains, Léopold Mozart (1719-1787) ou Franz Xaver Richter (1709-1789) - mais plutôt incapable d'en tirer les conclusions radicales qui s'imposaient face à un classicisme mourant.
Au bilan, c'est son frère Carl Philip Emanuel qui a produit le catalogue d'œuvres le plus convaincant, s'imposant devant l'histoire comme l'un des rares - sinon le seul - génie musical ayant réussi à se créer un style authentiquement personnel se démarquant de l'aura paternelle.
Les labels BIS & Capriccio (tous deux distribués par Naxos) se sont pas mal investis dans la publication de son œuvre monumentale. Rien que les concertos pour claviers occupent 17 CD ! L'une des caractéristiques qui rend le style instrumental de ce musicien immédiatement reconnaissable tient dans les brusqueries typiques de la courte époque "Sturm und Drang (Tempête et Passion)" séparant le classicisme du romantisme. Seul un orchestre qui soigne les articulations peut pleinement rendre la vitalité de cette musique. On n'a jamais fait mieux à cet égard que l'English Concert, dirigé par Trevor Pinnock, ici dans le finale de la Symphonie Wq 182/2 . Le musicien est tout aussi à l'aise dans les mouvements lents comme en témoigne ce début de l'adagio de la Sonate en Trio Wq161/1 (Un CD Hyperion que je recommande chaudement).
On notera que deux autres fils de Bach, Johann Christoph et Johann Christian, nés d'un second mariage avec Anna Magdalena Wilcke - excellente musicienne au demeurant - n'ont pas atteint la notoriété de leurs aînés. En écoutant les symphonies de Johann Christian (disponibles sur le site Naxos), vous ne manquerez pas de les trouver plus fades et convenues que celles de son demi-frère.
Franz Xaver Mozart (1791-1844) n'a jamais connu son père : Constanze Weber, cousine du célèbre compositeur, Carl Maria (von) Weber, était enceinte à la mort de Wolfgang. C'est pourtant lui et non son frère aîné, Karl Thomas, qui s'est consacré durablement à la musique. Musicien de valeur, il est cependant, comme tant d'autres à cette époque, né trop vieux dans un monde en pleine ébullition révolutionnaire, luttant qui plus est, pour entretenir la mémoire d'un père trop présent sur un terrain désormais balayé par le génie de Beethoven (1770-1827).
Les rares œuvres enregistrées valent cependant davantage qu'un détour d'estime : je vous recommande ce CD juxtaposant adroitement le 22ème concerto de Wolfgang et le 2ème de Franz Xaver. Comparez mouvement par mouvement : les climats sont semblables sauf que vingt ans ont passé et cela se sent. Mozart fils est nettement mieux à l'aise dans la forme plus intimiste de cette belle sonate pour violoncelle et piano. Signalons encore un récital que Barbara Bonney a consacré à quelques-unes de ses mélodies : elles sont charmantes mais n'y cherchez pas l'art d'écrire pour la voix que seul Mozart père possédait au plus haut degré.
Note : vous remarquerez que dans l'arbre généalogique ci-contre, j'ai volontairement placé entre parenthèses la particule nobiliaire dont Franz Anton a généreusement gratifié ses descendants. Le titre de noblesse est apparemment fantaisiste - à l'image du personnage d'ailleurs - mais l'état civil semble n'avoir jamais réagi. Voilà pourquoi l'histoire parle de Constanze Weber et de Carl Maria von Weber.
Le pedigree le plus impressionnant de toute l'histoire de la musique est, sans nul doute, celui de Siegfried Wagner; jugez plutôt : il est le fils de Richard Wagner, évidemment, mais aussi le petit-fils de Franz Liszt, par sa mère Cosima. La naissance du jeune Siegfried a été saluée par la dédicace de Richard à Cosima d'une très belle pièce pour cordes intitulée Siegfried-Idyll (CD2, plage 6, mais n'ignorez pas les autres plages avec quelques fameuses raretés à découvrir). Richard composant à cette époque son opéra Siegfried, le prénom du petit était tout trouvé et les thèmes de la pièce pour cordes aussi.
Siegfried Wagner n'avait que 14 ans à la mort de son père et il reçut ses premières leçons d'harmonie de son grand père, Franz Liszt, qu'il perdit trois ans plus tard. Il décida alors de se tourner vers l'architecture, ne revenant à la musique qu'à la faveur d'une relation entretenue avec le compositeur Clement Harris (1871-1897), bien oublié aujourd'hui (écoutez cependant ses Etudes de concert). C'est Engelbert Humperdinck (1854-1921), un élève de Richard, qui compléta sa formation musicale.
Bien qu'ayant reçu en héritage la gestion du festival de Bayreuth, il ne put véritablement en prendre les rênes qu'à partir de 1908, lorsque Cosima décida de se retirer. Celle-ci, autoritaire mais peu douée pour faire le ménage, n'a jamais vu les centimètres de poussières qui s'accumulaient sur des mises en scène d'un autre âge auxquelles elle interdisait pieusement que l'on change quoi que ce soit.
Siegfried n'eut guère le loisir de modifier cet état de chose : les finances du théâtre n'étant guère brillantes, il passa le plus clair de son temps à collecter des fonds. A sa mort, son encombrante épouse, Winnifred, prit le relais mais elle se fit exclure en 1945 par un tribunal de dénazification (cf infra). Ses fils, Wolfgang et surtout Wieland, lui succédèrent, innovant enfin. Aujourd'hui ce sont les petites-filles, Eva et Katharina, qui sont en charge de ce poste.
On le voit : la lignée des Wagner n'est pas près de s'éteindre. Il s'en fallut pourtant de peu. Cosima qui avait le sens de la famille, réussit, en effet, à convaincre son fils de se marier alors que ses préférences sexuelles étaient manifestement ailleurs. Quatre enfants naquirent coup sur coup, si j'ose dire, Wieland, Friedelind, Wolfgang et Verena.
Digression : Ce mariage avec la galloise, Winifred Marjorie Williams (1897-1980), n'eut pas que des effets heureux. Sa biographie personnelle fait état d'une réelle sympathie pour Adolf Hitler dès leur rencontre en 1923. Leur relation ne s'éteindra jamais, Winifred servant le (futur) Führer, tour à tour comme ravitailleuse lors de son emprisonnement (suite au putsch manqué de 1923), d'interprète lors de négociations avec les anglais ou d'hôtesse d'accueil à Wahnfried (le surnom de la villa des Wagner à Bayreuth). Le bruit d'un possible mariage a même couru en 1933. Même l'interview tardif (1975) - Winifried Wagner und die Geschichte des Hauses Wahnfried von 1914-1975 (Orig.: 302 mins., US version: 104 mins) - réalisé par le cinéaste allemand Hans-Jürgen Syberberg, la montre bien peu repentante et plus fascinée que jamais par le dictateur. La famille Wagner se serait bien passée de ce scandale supplémentaire.
Richard s'était, en effet, déjà distingué par des opinions ouvertement antisémites à une époque, il est vrai, où le phénomène était récurrent et où l'usage était de ne point trop s'en formaliser.
Siegfried Wagner en rajouta une couche en cosignant le Manifeste des 93. En 1914, l'Allemagne dut faire face à de graves accusations concernant le comportement barbare de son armée, à l'encontre des populations civiles, lors de l'invasion de la Belgique neutre. 93 intellectuels teutons se mobilisèrent, bien au chaud, pour récuser ces allégations dans un texte s'affirmant comme l'un des premiers exemples d'une propagande qui va bientôt se généraliser outre-Rhin. Il est vrai que Siegfried Wagner s'y trouvait en très bonne compagnie, en particulier une fameuse brochette de prix Nobel atteints de mauvaise foi patriotique : Adolf von Baeyer, Adolf von Behring, Paul Ehrlich, Fritz Haber, Gerhardt Hauptmann, Philip Lenard, Walther Nernst, Wilhelm Ostwald, Max Planck, Wilhelm Röntgen, Wilhelm Wien, la plupart chimistes ou physiciens mais j'en oublie sans doute. Les mathématiciens allemands étaient apparemment plus lucides : je n'ai noté la présence que du seul, Felix Klein. Quant aux musiciens, seuls Engelbert Humperdinck et Felix Weingartner ont apporté leur signature.
Les errements de Winifred menacèrent l'existence du festival de Bayreuth en 1945. Celui-ci ne rouvrit ses portes qu'en 1951 et - symboliquement - pour la première fois, avec une œuvre non composée par Wagner : la 9ème de Beethoven. Il y avait clairement un message symbolique dans cet événement vu que ce sanctuaire était traditionnellement réservé aux seuls dix opéras de la maturité de Richard (Le Vaisseau fantôme, Tannhäuser, Lohengrin, Tristan und Isolde, Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg, le Ring complet et Parsifal). Ce concert, dirigé par Furtwängler et enregistré pour la circonstance, fait partie de la légende discographique que tout citoyen du monde se doit de posséder. Fin de la digression.
Venons-en à la musique de Siegfried Wagner. Si elle est, certes, très loin d'égaler celle de son illustre père, elle vaut certainement celle de son professeur Engelbert Humperdinck qui lui, est resté au répertoire, essentiellement grâce à son œuvre fétiche, Hansel und Gretel et accessoirement, grâce à cet autre opéra, Königskinder.
Siegfried Wagner a écrit une quinzaine d'opéras dont aucun n'a survécu à la scène. De son père, il a retenu le goût du récit féerique (comme lui, il écrivait ses propres livrets) mais les sujets qu'ils affectionnaient étaient nettement moins épiques, davantage tournés vers les contes des frères Grimm que vers les Nibelungen : un héritage possible de son maître Humperdinck.
Pourtant ses meilleures œuvres, Der Bärenhäuter, Der Kobold et Der Schmied von Marienburg, occasionnellement montées dans les théâtres de province, méritent davantage qu'un succès d'estime. J'ajouterais volontiers à cette liste, Sternengebot, où apparaissent assez clairement ses talents d'orchestrateur. Voici le début du prélude . Les labels Marco Polo et CPO se sont relayés pour publier des versions discographiques d'une douzaine de ses opéras. Pour des raisons plutôt faciles à comprendre, on n'a pas réussi à rassembler les meilleurs interprètes du moment, ce qui dessert injustement des œuvres méritant de survivre. Si vous refusez d'investir entre 10 et 15 euros par opéras, sachez que CPO a rassemblé en 3 CD des airs isolés pour soprano, mezzo-soprano et baryton.
Siegfried a également écrit pour l'orchestre et le label CPO a là encore fait de l'excellent travail : un album de 7 CD est disponible au prix imbattable de 30 euros. J'ai sélectionné le début, lyrique à souhait, du Concerto pour violon .
Je ne peux m'empêcher de penser que la musique de Siegfried a - quelque part - dû pâtir des scandales successifs ayant entaché la famille Wagner et que si Richard a survécu avec tant d'éclat, c'est qu'il paraissait impossible de se fâcher à vie avec un tel génie.
Il ne sort décidément aucune réponse probante aux questions initialement posées : le génie génétique s'étudie dans les laboratoires mais l'art, en général, échappe à toute étude scientifique. Tout compte fait, c'est mieux comme cela.
Reste un autre débat, posé par ceux qui pensent, assez normalement d'ailleurs, que l'éducation a aussi son mot à dire. Je crains cependant qu'il ne tourne aussi court que le précédent : certes, des parents musiciens motivés peuvent convaincre leur progéniture de se lancer dans l'aventure artistique mais ils peuvent, tout aussi bien, les décourager à vie. D'ailleurs, quel enfant occidental, fut-il prodige, endurerait, aujourd'hui, l'incroyable pression qu'exercèrent sur leur enfant Léopold Mozart et Johann van Beethoven ?