Le quatuor à cordes est le genre noble par excellence de la musique savante occidentale. Un quatuor réussi vaut tous les brevets de compétence musicale car avec un effectif réduit à 16 cordes, il n'est tout simplement pas possible de tricher. C'est Joseph Haydn (1732-1809) qui en a scellé les règles, encore largement respectées aujourd'hui : deux violons, un alto et un violoncelle, conversant sur un pied d'égalité, enfin autant que possible car là réside la difficulté. La formule en quatre mouvements, retenue par Haydn, est largement demeurée en l'état, seulement bousculée par le Beethoven tardif puis, un siècle plus tard, par Schönberg et le Schostakovitch tout aussi tardif.
On pourrait penser qu'en 280 ans, une formule aussi stricte serait inévitablement passée de mode mais il n'en est rien : on n'a jamais cessé d'écrire des quatuors. Outre la satisfaction de réussir "son" quatuor, un compositeur actuel trouve plus facilement quatre interprètes disposés à étudier une partition nouvelle qu'un grand orchestre symphonique. Les jeunes ensembles "quatuors" prolifèrent de fait par dizaines, constitués de musiciens ne souhaitant pas s'exposer individuellement aux aléas qui planent sur la carrière de soliste de concert. Ils se font souvent connaître en sortant de l'oubli des oeuvres absentes du répertoire ou en créant des oeuvres nouvelles, tous profits pour le mélomane boulimique qui n'en espérait pas tant, il y a 50 ans à peine (et on dit que le CD classique est en crise ...).
Le lecteur francophone qui veut (presque) tout savoir sur l'histoire du quatuor à cordes peut consulter l'ouvrage monumental de Bernard Fournier, Histoire du quatuor à cordes, paru en trois volumes chez Fayard. Evidemment, 4000 pages sans avoir encore entendu une seule note de musique, c'est l'indigestion assurée ! Consulter en ligne le catalogue (de vente) jpc peut combler cette lacune mais, cette fois, la difficulté est d'un autre ordre : ce sont plus de 4000 entrées à (di)gérer ! Le site web Earsense est une alternative : il vous propose un inventaire étendu au siècle dernier (voire un peu plus) et Silvertrust fait de même pour le siècle précédent (idem). C'est le but de cette modeste chronique de voler au secours de l'amateur (pas trop) pressé, en lui proposant une visite guidée aussi objective que possible. Les oeuvres incontournables sont brièvement resituées dans leur contexte historique et, surtout, de nombreuses perles rares sont extraites de gisements apparemment encore loin d'être épuisés. L'accent est mis particulièrement sur la situation du quatuor au 20ème siècle, qui n'a jamais cessé de produire des oeuvres intéressantes.
Le quatuor est né, sans surprise, dans les contrées qui ont développé très tôt une facture à grande échelle des instruments à cordes, l'Italie et la Bohême. Avec le temps (150 ans), l'idée a germé de réunir, sur une même estrade, deux violonistes, un altiste et un violoncelliste (ces deux emplois encore peu fréquents à l'époque) :
- En Italie, le genre a dérivé de la Sonata a quatro (parte) débarrassée de son continuo (généralement un clavecin ponctuant le discours à la basse). On attribue les premiers essais à Alessandro Scarlatti (1660-1725) qui en a composé six dans les dernières années de sa vie (n°4). Ils lui ont d'ailleurs valu une décoration de chevalier, octroyée en 1715 par le pape Clément XI. C'était plutôt flatteur car il ne s'agissait pas de chefs-d'oeuvre immortels, Scarlatti (père) n'ayant guère été aussi bon en musique instrumentale qu'en musique vocale. Une génération plus tard, la formule adoptée par Giovanni Battista Sammartini (1701-1775) portait un autre nom (Concerti a Quatro) mais le principe était le même pour un résultat déjà meilleur. Le niveau monte encore avec Pietro Nardini (1722-1793) dont les 6 quatuors florentins (1767) se démarquent plaisamment du modèle (concurrent) viennois (Un superbe enregistrement est disponible chez Brillant).
- En Bohême, le quatuor est apparu à l'époque préclassique (vers 1730), en se positionnant d'emblée de façon autonome et non plus comme un produit dérivé de la Sonata a 4. L'école de Manheim a connu un vrai rayonnement grâce, en particulier, aux talents de Franz Xaver Richter (1709-1789) (Quatuors opus 5), Ignaz Hozbauer (1711-1783), Christian Cannabich (1731-1798) et Carl Stamitz (1745-1801), ce dernier particulièrement prolifique dans le genre (24 quatuors dont cet opus 14 n°3). Il est dommage qu'on tarde à enregistrer ce répertoire au motif qu'il fait encore la part trop belle au premier violon (Je vous ai quand même trouvé un CD consacré à trois membres de la famille Stamitz, le père Johan Wenzel et ses deux fils, Carl et Anton).
C'est en Autriche que le quatuor a véritablement pris racine : on considère, en effet, qu'il a trouvé sa forme définitive lors des séances privées que le Baron Karl Joseph von Fürnberg organisait dans sa demeure d'été de Weinzierl, près de Vienne. Deux amateurs, le Pasteur de l'endroit et le gestionnaire des domaines, Mathias Penzinger, tenaient les parties de violon, tandis que deux professionnels tenaient les parties d'alto et de violoncelle, respectivement Joseph Haydn, en personne, et un certain Albrechsberger diversement identifié par les historiens (Peut-être le célèbre contrapuntiste, Johann Georg, ou son frère, Anton). Haydn, alors engagé comme Maître de Musique, fut prié d'alimenter le groupe par quelques nouvelles partitions dès 1756 : les 6 Quatuors de l'opus 1 et les 4 de l'opus 2 (n°2) sont nés à cette occasion mais ils n'ont été publiés qu'ultérieurement, chez Breitkopf und Härtel, sous le nom de Divertimentos.
Le type concertant du quatuor haydnien s'est imposé face aux variantes virtuoses concurrentes, italiennes et surtout françaises. En Italie, seul Luigi Boccherini (1743-1805) s'est montré aussi brillant que prolixe (près de 100 quatuors !), comme en témoignent les 6 Quatuors de l'opus 2 (n°1). A la même époque, les compositeurs français ont souvent exagéré le rôle d'un instrumentiste principal (généralement le premier violon), clamant sa mélodie sur fond d'accompagnement des trois autres : François-Joseph Gossec (1734-1829) (6 Quatuors opus 15 n°6, datés de 1772), Pierre Vachon (1738-1803) (opus 11 n°1), Henri-Joseph Rigel (1741-1799) (opus 10 n°3), André-Modeste Grétry (1741-1813) (6 Quatuors de jeunesse : opus 3 n°6), Chevalier de Saint-Georges (1745-1799) (n°3) et Nicolas Dalayrac (1753-1809) (n°5). Une génération plus tard, on ne saura jamais de quoi Hyacinthe Jadin (1776-1800) aurait été capable s'il avait vécu plus longtemps, lui qui a quand même trouvé le temps (entre 1795 et 1798) d'en écrire 12 par bouquets de 3 (opus 1 n°3). Ne le confondez pas avec son frère, Louis-Emmanuel Jadin (1768-1853), qui a vécu plus longtemps mais a cessé de composer à partie de 1820 (Beau fa mineur, daté de 1800).
Il est piquant de constater qu'en prônant un juste équilibre entre les parties instrumentales, les viennois n'ont fait que mettre en pratique des idées empruntées au Siècle français des Lumières : une conversation musicale égalitaire entre comparses rêvant d'un nouvel ordre social. Ce nouvel idéal classique a d'autant mieux fait fortune qu'il offrait à la bourgeoisie naissante et pratiquante (on parle de musique !) l'occasion de participer, en salon privé, à la propagation de la musique de l'avenir. A la même époque, l'orchestre était encore l'apanage - mais plus pour longtemps - d'une noblesse fortunée.
Haydn n'a jamais cessé d'écrire des quatuors, 68 au total (environ ...), le plus souvent par bouquets de 6 comme c'était l'usage (Les commanditaires étaient apparemment davantage intéressés par la quantité que par l'individualité des oeuvres écrites). Un choix s'impose au sein de ce catalogue bien trop vaste pour que toutes les oeuvres s'y situent à un même niveau. Les 6 quatuors, opus 20, dits "Du Soleil", datent de la période Sturm und Drang (Tempête et Passion), assurément l'une des plus intéressantes vécues par le musicien. Le surnom, qui n'était vraisemblablement pas de Haydn, évoquait l'astre du jour tel que représenté sur la couverture de l'édition originale. C'était plus qu'anecdotique : à cette époque, les idées rousseauistes de retour à la Nature imprégnaient l'air du temps, en réaction contre l'esprit galant. En particulier, on note un intérêt pour les musiques populaires comme dans cette danse tzigane qui anime le menuet de l'opus 20 n°4 (en 19:08).
Les oeuvres tardives de Haydn sont également intéressantes du fait qu'elles annoncent le jeune Beethoven, particulièrement les 6 Quatuors, opus 76 ("Erdödy" du nom du Comte hongrois dédicataire de l'ensemble; écoutez le n°5 joué par quatre artistes coréennes plus viennoises que nature) et opus 77 ("Lobkowitz", du nom du dédicataire Prince de Bohême; retenez ce nom et écoutez les n° 1 & 2).
Si vous n'appréciez pas ces oeuvres à leur juste valeur, il est peu probable que vous vous passionnerez pour les autres, les recueils, opus 9, 17, 33 ("Russes"), 50 ("Prussiens"), 54 & 55 ("Tost I & II", destinés au public parisien), 64 ("Tost III", destiné au public londonien) et 71 & 74 ("Apponyi"). Pour information, le Comte Anton George Apponyi était un membre de l'aristocratie viennoise et Johann Tost était second violon à la cour du Prince Esterházy, l'employeur principal de Haydn.
Si on ajoute les oeuvres isolées, opus 42, 51 (Les 7 dernières paroles du Christ en croix) et 103 (inachevée), cela représente, en tout, 68 oeuvres, de qualités variables, à vous d'apprécier selon vos affinités. Certaines portent des surnoms passablement fantaisistes dont la vertu principale est d'aider à les repérer (L'Alouette, La Grenouille, Les Plaisanteries, Le Cavalier, Les Quintes, L'Empereur, ...).
De son vivant, Haydn a connu quelques rivaux moins célèbres :
- Deux grands voyageurs tchèques, Jan Ladislav Dussek (1760-1812), dont les 3 quatuors opus 60 (n° 3) sont plutôt réussis, et Johann Baptist Vanhal (1739-1813) (opus 1 n°3, opus 6 n°2).
- Un autre viennois, l'excellent Karl Ditters von Dittersdorf (1739-1799), dont les 6 Quatuors (1789) (n°5) sont à découvrir.
- Quelques petits maîtres dont on commence à peine à redécouvrir les oeuvres : Ignaz von Beecke (1733-1803) (33 symphonies et 17 quatuors dont ce sol majeur, d'un bel équilibre), et Paul Wranitzky (1756-1808) (opus 16/1, 1770).
Le seul concurrent véritable de Haydn - mais aussi son plus fervent admirateur - fut Mozart (1756-1791). Le catalogue (Ludwig von) Köchel mentionne 23 oeuvres, soit trois fois moins que l'illustre modèle et dont seules les dix dernières sont passés à une postérité incontestable : les 6 Quatuors n° 14 à 19, (dits) dédiés à Haydn (KV 387, 421, 428, 458, 464, 465), l'isolé n°20 (KV 499), dédié à l'ami, Franz Anton Hoffmeister (1754-1812), lui-même auteur d'un nombre inconnu de quatuors passe-partout (n° 13), et enfin les 3 brillants Quatuors prussiens (KV 575, 589 & 590), destinés au royal commanditaire, Friedrich Wilhelm II. A leur sujet, sachez que Mozart a retiré sa dédicace, juste avant de mourir, n'ayant pas été payé autant que convenu. Ces trois oeuvres présentent un équilibre remarquable, en particulier grâce à l'émancipation du violoncelle qui reçoit (enfin) une partie gratifiante. Elles constituent à bien des égards les modèles parfaits du classicisme viennois que seuls les 6 Quintettes à cordes, du même Mozart, surpassent peut-être. Vous apprécierez l'interprétation proposée du Quatuor Alban Berg, un modèle du genre.
Parfaitement équilibrés, les quatuors de Haydn et de Mozart n'ont évidemment jamais bousculé les formes à peine établies. Il appartient à Beethoven (1770-1827) d'avoir compris que l'Art musical ne pouvait progresser qu'en prenant des risques, sans se soucier des attentes des commanditaires, des éditeurs ou du public. Avec lui, on change non seulement de siècle et de régime, on change aussi le statut de l'artiste, bref on change tout et rien ne sera plus jamais comme avant. Les paragraphes qui suivent sont une exception à la règle habituellement respectée sur ce site de ne pas s'étendre sur les musiques présentes au grand répertoire : il serait, en effet, impensable sinon inconvenant d'expédier en trois lignes le corpus totalement hors norme des 16 Quatuors du Maître de Bonn.
C'est peu dire que le Quatuor a connu son apogée sous le règne de Beethoven : ses 16 opus ont projeté le passé dans un avenir qui n'en a pas encore épuisé les leçons. Quand les meilleures oeuvres de Haydn ou de Mozart faisaient la révérence à leurs illustres commanditaires, celles de Beethoven prenaient le parti délibéré de s'adresser à l'humanité entière, dans une langue accessible au plus grand nombre mais sans jamais céder à la facilité. Ces 16 quatuors sont répartis équitablement entre les trois grandes périodes créatrices du compositeur dont les spécialistes nient volontiers l'étanchéité :
- Le jeune Beethoven (30 ans quand même !) était connu, à la Cour de Vienne, pour ses postures résolument rebelles. Cependant les 6 quatuors de l'opus 18, une commande du Prince Joseph von Lobkowitz (vous rappelez-vous ?), ont encore sacrifié à la mode du bouquet. Ecoutez cet opus 18, parfaitement interprété par le Quartetto Italiano, actif entre 1945 et 1980, période pendant laquelle il a fait des merveilles, dont celle-ci précisément. Ces 6 oeuvres affirment d'emblée la personnalité indépendante de leur auteur : tout y est en effet bien plus que charmant, tel cet étonnant adagio introductif (La Malincolia) au finale du Quatuor n°6, qui tourne définitivement le dos au 18èmesiècle.
- Avec les 5 opus suivants, le compositeur est entré en révolution romantique, s'exprimant, avec force, à la première personne du singulier. Les 3 quatuors de l'opus 59 ont répondu à une commande du Comte russe Andreï Razoumovsky (Beau-frère de Lobkowitz, le monde est petit). Le Comte avait été anobli, en 1815, à la faveur de sa défense des intérêts du Tsar Alexandre Ier lors du Congrès de Vienne mais c'est bien grâce à la célèbre dédicace que le nom des Razoumovsky est passé à la postérité, le triomphe de l'Art sur la politique ! Tout est nouveau dans ces trois oeuvres, à commencer par l'étonnante tirade du violoncelle, qui entame le n°7 avec la même vigueur que les violoncelles de l'orchestre l'avaient fait, deux ans auparavant, en entamant la Symphonie n°3 ("Héroïque"). Mais le mouvement lent du n°8 ou la fugue finale du n°9 sont d'autres moments inoubliables de ce cycle (Ecoutez par exemple la version du Quatuor Alban Berg). Ont suivi deux oeuvres isolées, le n° 10, opus 74 ("Les Harpes", à cause des pizzicati évocateurs qui animent le premier mouvement) et le n° 11, opus 95 ("Serioso", pour une fois un surnom d'origine). Cet opus 95 mériterait à lui seul une longue étude : il propose 20 minutes de musique intransigeante dont on n'entendra un écho que beaucoup plus tard, chez Bartok. Rien ne semble plus difficile, pour un ensemble de 4 musiciens, d'entamer cette oeuvre sans ménagement mais aussi sans sécheresse. Parcourez la toile à le recherche de votre version préférée et ne vous laissez pas distraire par d'éventuelles différences de qualité dans la prise de son : voici sans doute deux bonnes entrées en matière, signées par les Quatuors Zemlinsky et Cleveland, pourtant pas les plus célèbres. Ce n'est pas un hasard si ce quatuor radical fut choisi par Gustav Mahler pour une tentative d'orchestration pour ensemble de cordes renforcées à la basse.
- Toutefois le meilleur restait à venir : non content d'avoir révolutionné le genre une première fois vers 1806, Beethoven s'est payé le luxe de récidiver 18 ans plus tard avec 5 oeuvres (numérotées de 12 à 16) qui ont occupé ses dernières années. Les quatuors n°12, 15 et 13, composés dans cet ordre, ont répondu à une commande du Prince russe, Nikolaï Borissovitch Galitzine (1794-1866) dont l'histoire mérite d'être résumée.
Violoncelliste amateur, Galitzine a passé son adolescence à Vienne avant de se faire enrôler dans l'armée du Tsar. On suppose qu'il y a connu Beethoven, au moins de réputation. De retour au pays et se souvenant du succès rencontré par les "Razoumovsky", il s'est risqué à son tour à la commande de 3 nouveaux quatuors. La lettre (datée de novembre 1822) adressée au compositeur était rédigée ... en français (Les temps ont bien (?) changé !) et celui-ci répondit favorablement, dans un français tout aussi acceptable, signant même Louis van Beethoven. Le compositeur fixa ses honoraires à 50 ducats or pour chaque oeuvre fournie (L'équivalent de 6 mois de salaire moyen d'un fonctionnaire de l'époque) et tout se serait certainement passé comme prévu si Beethoven avait livré les oeuvres projetées dans les délais jugés raisonnables à l'époque. Il n'en fut rien et l'affaire s'est gâtée sans qu'on puisse blâmer le compositeur eu égard à la complexité des oeuvres en chantier. En très bref (mais vous pouvez consulter quelques documents authentiques sur le site de la Beethoven Haus, à Bonn), Galitzine a bien transféré 50 ducats provisionnels sur le compte du compositeur mais il dut attendre deux ans avant de recevoir le Quatuor, opus 127. Bon prince (c'est le cas de le dire !), Galitzine ne s'est pas opposé à ce que l'auteur conserve ses droits de vente auprès de l'éditeur de son choix (Ce sera Artaria) alors que les règles en vigueur prévoyaient de conserver l'exclusivité au commanditaire, pour un temps à négocier. Beethoven livra les deux autres quatuors (opus 132 & 130) en 1825 sans recevoir le solde convenu, le prince ayant fait faillite entretemps. Malentendus et quiproquos se sont alors succédés et l'affaire n'a été définitivement réglée, devant les tribunaux, qu'en 1852 (le compositeur était mort depuis 25 ans), au profit du neveu, Karl van Beethoven !
Tout est nouveau dans les Quatuors "Galitzine" : non seulement la forme a éclaté, passant de 4 à 5 puis à 6 mouvements mais le discours s'est complètement libéré, alternant les sections d'allure faussement populaire (scherzo du n°12, alla danza tedesca du n°13 ou alla marcia du n°15) aux grands développements à variations continues (adagio du n°12, cavatine & fugue du n°13 ou molto adagio du n°15). Ces oeuvres légendaires ont été analysées sous toutes leurs coutures et plutôt en vain s'il s'agit de percer leur mystère. Une des études les plus complètes à ce jour, "Beethoven, Naissance et Renaissance des derniers quatuors", a été publiée, en 1964, sous forme richement illustrée, par Yvan Mahaim, cardiologue, musicographe et musicien. Vu que je ne prête pas mon exemplaire (j'y tiens !), vous ne le trouverez probablement qu'en bibliothèque.
Ce n'est pas tout car le sommet du genre "Quatuor" a été atteint avec l'opus 131, qui ne faisait pas partie de la commande Galitzine. Ce Quatuor n°14 enchaîne sans interruption 7 mouvements contrastés mais reliés organiquement sur des bases harmoniques parfaitement calculées. Considéré par le compositeur comme définitivement sa meilleure oeuvre, vous situerez dès lors ce quatuor au sommet du Monde de la Musique, sans doute en compagnie de l'Art de la Fugue de Bach. Ce fut en tous cas l'oeuvre que Franz Schubert voulut entendre cinq jours avant de mourir, se désespérant : "Que peut-on encore écrire après cela ?". Aucune réponse effective n'a jamais été apportée à cette question : Beethoven était allé trop loin dans l'abstraction, enjambant le romantisme à peine commencé et le dépassant de 100 ans. Ses successeurs, au premier rang desquels Mendelssohn et Schumann (et Berlioz dans le domaine symphonique), ont sagement retenu l'option de reprendre en amont le cours de l'histoire du romantisme comme si les "derniers quatuors" n'avaient pas existé (On trouve cependant, çà et là, chez Mendelssohn et Schumann, des échos discrets de ces oeuvres phares, cf infra).
Le quatuor n°16, opus 135, fut le dernier de la série. De coupe à nouveau classique, en 4 mouvements très ramassés, il se situe un niveau plus bas (Tout est relatif !) tout comme le finale de substitution pour le quatuor n°13 que des commentateurs bien (mal) intentionnés avaient suggéré au compositeur.
Note. Il n'est pas inutile de rappeler, à ce stade, ce qu'il convient d'appeler un modèle de dérive musicale. Contre toutes les règles en usage mais en parfaite connaissance de cause, Beethoven a composé le Quatuor n°13 en six mouvements (Adagio ma non troppo, Allegro - Presto - Andante con moto ma non troppo, Poco scherzando - Alla danza tedesca, Allegro assai - Cavatina, Adagio molto espressivo - Fugua) atteignant la durée inhabituelle de 45 minutes. L'oeuvre était incroyablement dense et pour tout dire hors de portée du public de l'époque, singulièrement la colossale fugue finale. L'éditeur Artaria eut l'audace d'insister auprès du compositeur pour que ce finale soit détaché comme oeuvre indépendante et remplacé par un nouveau mouvement plus accessible. Le compositeur eut peut-être la faiblesse d'y voir l'occasion de doubler ses gains, en tous cas il n'eut pas la force de résister à cette demande inepte et il (re)composa un nouveau finale (brillant mais) hors de propos. Toutes les analyses subséquentes, celles concernant, en particulier, l'enchaînement harmonique pour ne pas dire organique de la cavatine et de la fugue, ont évidemment conforté l'intention initiale du compositeur et, de nos jours, il ne viendrait plus à l'idée d'interprètes sains d'esprit de faire autre chose que restituer l'oeuvre dans sa version originale. L'histoire de la musique a révélé d'autres exemples de "révisions" de ce type, aboutissant généralement à la même conclusion : les artistes véritables se trompent rarement d'intuition et le fait est que toutes les fois que des proches bien intentionnés se sont permis de leur suggérer des changements, cela s'est mal passé. De nos jours, Boris Godounov ou les Symphonies de Bruckner exigent leurs versions primitives.
On a souvent comparé les intégrales discographiques des 16 quatuors sans jamais parvenir à un consensus. Vous trouverez les résultats d'une longue analyse sur le site du Beethoven Project mais ses conclusions vous laisseront probablement sur votre faim : le Quatuor Busch en sort grand vainqueur, à condition de se satisfaire d'une prise de son telle qu'on pouvait en faire vers 1937 (Ne craignez cependant pas le pire !). Trente ans plus tard le Quatuor Italiano a fait aussi bien, la luminosité en plus, mais n'oubliez pas les Lindsay, Prazak, Talich, la liste est presque infinie. La Fugue finale de l'opus 130 (Quatuor n°13) est tellement monumentale qu'elle a fait l'objet d'orchestrations de la part des chefs Wilhelm Furtwängler et Felix Weingartner : l'interprétation de cette dernière par l'illustre Otto Klemperer est impressionnante. De même, le chef Dimitri Mitropoulos a transcrit l'opus 131 (Quatuor n°14) pour (orchestre à) cordes : admirez la déclamation de la fugue initiale que Bernstein a obtenue des cordes des Wiener Philharmoniker et le reste est à l'avenant, du grand art.
Le 19ème siècle a produit tellement de quatuors de qualités inégales qu'il n'est pas question d'en tenter un inventaire même partiel. Les chefs-d'oeuvre (re)connus seront cette fois simplement évoqués au profit d'oeuvres davantage méconnues mais étonnamment intéressantes.
Quelques musiciens ont connu Beethoven de près ou de loin :
- Le plus illustre fut assurément Franz Schubert (1797-1828), qui a composé des quatuors dès l'âge de 13 ans. Sans atteindre les hautes cimes, ses 11 oeuvres de jeunesse (1811-1816) sont constamment plaisantes, en particulier le deuxième (n°2, n°3, n°7). Les chefs-d'oeuvre ne sont venus que plus tard, s'étalant sur la période de fin de vie, 1824-1828 (n°12 inachevé "Quartettsatz", n°13, n°14 et surtout l'étonnamment négligé n°15).
- Andreas Romberg (1767-1821), qui l'a sans doute connu à Bonn, s'est plutôt bien débrouillé dans ce n°1, précisément contemporain de l'opus 18 de Beethoven.
- La vingtaine d'oeuvres de l'ami de toujours, Anton Reicha (1770-1836), font actuellement l'objet d'une intégrale de la part du Quatuor Kreutzer, disponible en écoute libre sur le site du label Toccata, profitez-en.
- Celles de Johan Wilhelm Wilms (1772-1847) (n°1, 1806) méritent également le regain d'intérêt qu'elles suscitent depuis quelques années parmi les éditeurs.
- Joseph Wölfl (1773-1812), un temps son rival au piano, a tenté d'en faire autant au quatuor (opus 30/3, 1805).
- Ludwig Spohr (1784-1859) fut mieux avisé comme compositeur (opus 58) que comme critique de l'oeuvre de son illustre ainé : ne s'est-il pas ridiculisé en clamant haut et fort que les derniers quatuors du Maître étaient non seulement incompréhensibles mais tout simplement horribles ?
- Friedrich Ernst Fesca (1789-1826) fut un représentant de l'école allemande de violon. On ne s'étonnera pas que ses quatuors aient fait la part si belle à son instrument favori. Ils font l'objet d'une intégrale de la part du Quatuor Diogenes, chez CPO.
- Beethoven n'a formé que très peu d'élèves (entre 1800 et 1810) : Ferdinand Ries (1784-1838) a écrit 4 quatuors (enregistrés chez CPO par le Quatuor Schuppanzigh : n°2) et Carl Czerny (1791-1857) en a écrit une vingtaine (ré mineur), partiellement enregistrés chez Capriccio par le Quatuor Sheridan. De bonnes factures mais en régression formelle, on ne peut dire que leurs auteurs aient été au bout des leçons reçues.
La disparition de Beethoven a posé de sérieux problèmes à la génération suivante, désireuse de perpétuer le genre du quatuor sans paraître insignifiante. Felix Mendelssohn (1809-1847), trop souvent admiré avec une pointe de condescendance, a renoué avec les fondamentaux du classicisme dans 6 oeuvres parfaitement équilibrées, saupoudrées de ce qu'il fallait d'élans passionnés (n°4, n°5, & n°6). N'oublions pas sa soeur, Fanny Mendelssohn (1805-1847) (Quatuor en mi bémol majeur) et tant qu'on y est de rendre hommage aux dames, sa consoeur, Emilie Mayer (1812-1883) (opus 14).
Le quatuor s'est fait plus rare sous la plume des musiciens romantiques en vue : Robert Schumann (1810-1856), Pyotr Ilyich Tchaïkovsky (1840-1893) (n°1) et Johannes Brahms (1833-1897) (n°3) se sont limités à 3 opus, tous parfaitement connus des amateurs. J'ai une tendresse particulière pour ceux de Schumann, dont le n°1 reproduit avec bonheur le climat des "Razoumovsky" (mouvement lent, en 12:50) et le n°3 fait preuve d'un bel équilibre. Ah j'allais oublier les essais sans lendemains du jeune et encore inexpérimenté Anton Bruckner (1824-1896) (ut mineur, 1862), à mille lieues de ses futurs exploits symphoniques.
Il est bien dommage qu'Hugo Wolff (1860-1903) ait été frappé par la folie car c'était un des musiciens les plus prometteurs de la génération suivante. Toutes ses oeuvres achevées attestent de son immense talent, dont ce bouleversant quatuor en ré mineur (Vous connaissez peut-être mieux la Sérénade italienne ou l'Intermezzo, écrit pour la même formation). Je suis nettement moins enthousiaste envers les 6 quatuors passablement indigestes écrits par Max Reger (1873-1916) dont ce n°3 d'une longueur inhabituelle qui ne s'imposait pas vraiment.
En Allemagne profonde, impossible de ne pas mentionner en priorité le toujours plaisant Franz Lachner (1803-1890) dont les 6 quatuors numérotés (plus une oeuvre de jeunesse) sont simples mais de bon goût (opus 75). Ils ont été enregistrés par le Quatuor Rodin. La génération suivante réserve d'autres surprises agréables à commencer par Joachim Raff (1822-1882), qui a composé 8 oeuvres de grande qualité (n°1, 1855, n°2, 1857 et n°5, 1867). Max Bruch (1838-1920), si souvent décrié par les puristes, démontre une fois de plus qu'il est capable de séduire (opus 9, 10 et posth.) de même qu'Heinrich von Herzogenberg (1843-1900) (opus 63, 1889) dont les 5 oeuvres ont été magnifiquement enregistrées par le Quatuor Minguet (Label CPO). J'attire encore votre attention sur les oeuvres de Josef Rheinberger (1839-1901) (n°1, 1876 et n°2, 1886), sur les 8 quatuors de Bernhard Molique (1802-1869) (n°7, 1851) pas franchement innovants mais bien écrits et sur le Quatuor n°5 (1859) de Friedrich Robert Volkmann (1815-1883), le meilleur d'une série de six.
La France (musicale) qui émergeait avec difficulté de la période révolutionnaire a été aidée, dans un premier temps, par quelques musiciens d'origines étrangères bien implantés sur son territoire. Une fois installé à Paris, à l'âge de 27 ans, Luigi Cherubini (1760-1842), n'a plus quitté la capitale française, y exerçant les plus hautes fonctions officielles. Il m'étonnerait que Beethoven, qui tenait sa musique vocale en haute estime, ait été aussi enthousiaste envers ses 6 Quatuors, plutôt académiques. George Onslow (1784-1853), né à Clermont-Ferrand d'un père qui a fui l'Angleterre pour éteindre un scandale personnel, a fait nettement mieux. On l'a surnommé un peu pompeusement le "Beethoven français", sans doute à cause de ses 36 Quatuors (n°25), renouant avec la grande tradition viennoise. Berlioz ne fut pas étranger à la légende d'Onslow, qui fit déposer une plaque sur sa tombe, rédigée ainsi : "Depuis la mort de Beeethoven, il tient le sceptre de la musique instrumentale". Le peintre auvergnat, Edouard Onslow (1830-1904), était le neveu du compositeur.
Le météore espagnol Juan Crisóstomo de Arriaga (1806-1826), surnommé le "Mozart espagnol" (C'était apparemment une manie !), est mort prématurément à Paris, lieu de ses études, sans avoir pu confirmer l'excellence de ses 3 quatuors (n°1, n°2 et n°3), composés à l'age de 17 ans !
Le français de souche, Félicien David (1810-1876), a fait partie, avec Onslow, des rares musiciens qui ont combattu la mode envahissante du tout-puissant opéra-comique parisien. Il a écrit 4 quatuors (fa mineur , 1868, la majeur, 1869, ré mineur, 1869, mi mineur, 1869) d'une beauté désinvolte. On pourrait en dire autant de Benjamin Godard (1849-1895) scandaleusement réduit à la Berceuse de Jocelyn et qui montre dans ce n°3 (1892) de quel bois il se chauffait.
Forte d'une longue tradition en lutherie, l'Europe centrale se devait de cultiver le genre du quatuor à cordes; elle l'a fait de brillante manière ! Le tchèque Bedřich Smetana (1824-1884) a écrit deux (belles) oeuvres au parfum national (n°1, 1876, le mieux connu, et n°2, 1883). Son illustre compatriote, Antonín Dvořák (1841-1904), en a écrit 14 qui plairaient à coup sûr à un large public si seulement on se donnait la peine de les jouer au lieu de s'en tenir aux n°12 (Américain) et n°14 (A noter que le n°3 dépasse allègrement l'heure d'écoute !). Le côté narratif de ces oeuvres a inspiré quantité de musiciens étiquetés nationaux qui y ont vu la possibilité de mettre en valeur leur patrimoine folklorique, en particulier celui des mélodies populaires et des rythmes dansants. Toujours en Tchéquie, ne manquez pas les 3 quatuors de Johann Baptist Wenzel Kalliwoda (1801-1866), débordants d'énergie et de passion, ou ceux de Zdeněk Fibich (1850-1900) (n°2, 1878), voire de David Popper (1843-1913) (opus 74, 1904) et, plus près de nous, ceux (excellents !) de Pavel Haas (1899-1944) (n°1, 1920, n°2, 1925, n°3, 1938). Quittant la Tchéquie, vous pouvez poursuivre votre exploration à l'écoute des 3 quatuors du slovaque, Johann Nepomuk Hummel (1778-1837), enregistrés chez Hyperion par le Quatuor Delmé (sol majeur), ou encore de ceux des austro-hongrois, Ernő Dohnányi (1877-1960) (n°1, 1899, n°2, 1906, n°3, 1926), Hugo Kauder (1888-1972) (n°4, 1927) et Carl Goldmark (1830-1915) (opus 8, 1865), sans oublier l'incontournable roumain, George Enescu (1881-1955) (n°1, 1920, n°2, 1952).
L'école nationale russe a pris son essor au 19ème siècle, sous l'impulsion de Mikhail Glinka (1804-1857) (ré majeur, 1824 et fa majeur, 1829), d'Anton Rubinstein (1829-1894) (n°1, 1850, n°2, 1850, passionnés et passionnants !) puis du Groupe des Cinq. Celui-ci ne s'est guère senti concerné par le quatuor : Alexandre Borodine (1833-1887) en a quand même écrit deux, d'ailleurs passés à la postérité (n°1, 1879, n°2, 1881), et Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908) ne s'y est mis que tardivement (sol majeur, 1897). Il a fallu attendre Serge Taneiev (1856-1915) pour que la production russe s'affirme au moins en quantité (9 opus : n°3, 1899, n°8, 1883). D'autres contributions significatives ont ensuite été signées par Anton Arensky (1861-1906) (n°2, 1894) et Reynold Glière (1875-1956) (n°1, 1899, n°2, 1905). Au rayon des curiosités, on connait un quatuor de Nikolai Afanasiev (1821-1898) sentant bon les mélodies populaires russes (La Volga, 1860). Mentionnons enfin le biélorusso-polonais Stanisław Moniuszko (1819-1872), largement sousestimé malgré des dons mélodiques évidents que d'aucuns jugent naïfs (n°1, n°2).
L'Europe du Nord a produit quelques beaux spécimens signés, Franz Berwald (1796-1868) (n°2, 1849), Edvard Grieg (1843-1907) (n°1, 1878), Wilhelm Stenhammar (1871-1927) (n°5) et Niels Gade (1817-1890) (ré majeur, 1877), ce dernier cependant moins à l'aise que dans le genre symphonique.
Il convient enfin d'évoquer le cas particulier de compositeurs qui ont consacré leur vie à l'opéra, par goût, sensibilité ou opportunisme, mais qui n'auraient pas dédaigné s'illustrer dans un genre réputé plus savant. L'exemple le plus flagrant a été celui de Gaetano Donizetti (1797-1848), connu pour avoir écrit 71 (!) opéras de réputations variables mais qui nous a aussi laissé 18 Quatuors fort plaisants (n°7 à 18). Plus prudents, Charles Gounod (1818-1893) (n°3), Ambroise Thomas (1811-1896) (opus 1, 1833), Giuseppe Verdi (1813-1901) (mi mineur) et Giacomo Puccini (1858-1924) (ré majeur) n'ont pas insisté au-delà de quelques essais préliminaires de tenue honorable.
Les années 1870-1914, qui ont séparé les deux premiers conflits franco-allemands, ont également témoigné de grands bouleversements musicaux où les nationalismes se sont progressivement affirmés. De nouveaux styles d'écriture musicale se sont frayés un chemin en plein romantisme et chaque nation a innové à sa façon : si les pays germaniques ont joué la carte de la complexité contrapuntique, la France a réagi par un allègement de la matière sonore (impressionnisme) et la plupart des autres nations ont cultivé une culture populaire réinventée. Chacun y a été de "son" quatuor (parfois deux, rarement davantage) auquel il était éventuellement de bon ton de donner un surnom destiné à frapper les imaginations. Un tour nouveau d'Europe s'impose à ce stade.
En Europe du Nord, on espérait le finlandais Jean Sibelius (1865-1957) mais celui-ci, peu porté sur la musique de chambre traditionnelle, n'a écrit qu'un seul quatuor (opus 56, "Voces intimae", 1909). L'oeuvre a par moment tendance à se traîner d'où, pour cette fois, je lui préfère celles de son compatriote Erkki Melartin (n°2, 1900, n°4, 1910) et plus encore de l'alter ego danois, Carl Nielsen (1865-1931). Ce dernier est l'auteur de 4 oeuvres d'une grande beauté (s'étalant sur la période 1889-1904), que je recommande jouées par le Jeune Quatuor danois. C'est une émanation du fameux Quatuor Danois, dont l'identité des membres a changé si souvent que vous devez être vigilant. Ces deux CD (Vol I, Vol II), parus chez DaCapo sont absolument incontournables par l'enthousiasme communicatif qu'ils dégagent, un vrai remède contre la mélancolie ! Ne le confondez pas Carl avec Ludolf Nielsen (1876-1939) nettement plus sage. Johan Svendsen (1840-1911) a écrit des oeuvres légères mais bien faites (opus 1, 1865) et Louis Glass (1864-1936), bien moins connu, mérite également de revivre (n°4, 1907).
En France, à cette époque, on commence par deux immigrés belges fameux, le Maître César Franck (1822-1890) (ré majeur, 1889) et l'élève surdoué, Guillaume Lekeu (1870-1894) (sol majeur, 1888), dont le travail a pour une fois motivé celui du professeur et non l'inverse. Peu de temps après, deux oeuvres très différentes ont monopolisé l'attention générale, l'opus 10 (1893) de Claude Debussy (1862-1918) et le fa majeur (1903) de Maurice Ravel (1875-1937), deux oeuvres qu'on ne présente plus. Le maître, Gabriel Fauré (1845-1924), si à l'aise en musique de chambre où il n'a laissé que des chefs-d'oeuvre, n'a abordé le quatuor qu'un an avant sa mort; c'était trop tard pour convaincre un monde en pleine mutation d'autant qu'il n'était plus question pour lui de remettre son style en question (opus 121, 1923). Ses collègues ont été plus actifs, s'en donnant à coeur joie (rien que des chefs-d'oeuvre ou presque !) : Théodore Gouvy (1819-1898) (sol majeur, 1888, n°5 dont le finale inspiré emprunte clairement sa pulsation au finale de l'opus 132 de Beethoven), Camille Saint-Saëns (1835-1921) (n°1, 1891, n°2, 1897), Alexis de Castillon (1838-1873) (n°1, 1867 à ne pas manquer), Vincent d'Indy (1851-1931) (n°1, 1891, n°2, 1897 et n°3, 1829), Guy Ropartz (1864-1955) (n°1, 1893 mais il y en a 5 autres, s'étalant jusqu'en 1949, tous enregistrés chez Timpani par le Quatuor Stanislas), Alberic Magnard (1865-1914) (opus 16, 1903), Charles Koechlin (1867-1950) (n°1, 1913, n°2, 1915 et n°3, 1921, remarquables !). Retour en Belgique, sur les traces du verviétois Henri Vieuxtemps (1820-1881) (n°2, 1870, à la bonne humeur communicative), des trois liégeois, d'une part Joseph Jongen (1873-1953) (n°2, 1916 et surtout n°3, 1921) et Jean Rogister (1879-1964) (n°2, 1914), tous deux lauréats du Prix de Rome (belge), d'autre part du scandaleusement négligé Désiré Pâque (1867-1939) (n°4, 1914), enfin du dinantais Albert Huybrechts (1899-1938) (n°1, 1924).
En Italie, Ferruccio Busoni (1866-1924) (n°1, 1876 et surtout n°2, 1889), Ermanno Wolf-Ferrari (1876-1948) (n°3, 1939) et Ildebrando Pizzetti (1880-1968) (n°1, 1906 et n°2, 1933) demeurent incontournables. Roffredo Caetani (1871-1961) fut un aristocrate à peine dilettante qui écrivit peu mais bien comme en témoigne ce n°1 (1888), une oeuvre originale à découvrir. Quant au célèbre Ottorino Respighi (1879-1936), il a écrit 6 oeuvres (non) numérotées dans un tel désordre que je ne suis pas sûr des dates de référence (n°3, 1904, dorien, 1924).
L'Espagne a été peu active entre le confidentiel Ruperto Chapi (1851-1909) (n°1, 1903, au finale singulier) et le mieux connu Joaquín Turina (1882-1949) (opus 4, 1910).
La source s'est nettement tarie en Europe centrale, où l'on ne dénombre plus que des musiciens isolés, tels Jan Levoslav Bella (1843-1936) (n°4, 1887), Vitĕzslav Novák (1870-1949) (n°2, 1904) et surtout Franz Schmidt (1874-1939) qui a composé un véritable chef-d'oeuvre (n°1, 1925).
Bien que né en Suisse, Ernest Bloch (1880-1959) a beaucoup voyagé et ses 6 quatuors numérotés datent de sa période américaine (n°1, 1916, une heure de musique !). Vous lui préférerez sans doute son compatriote, Othmar Schoeck (1886-1957) (n°1, 1913, et surtout le n°2, 1923, une belle surprise), voire les moins connus, Volkmar Andreae (1879-1962) (n°1, 1905) ou Werner Wehrli (1892-1944) (n°2, 1914).
En Grande-Bretagne, Edward Elgar (1857-1934) (mi mineur, 1918) a été à la hauteur de son immense réputation mais n'oubliez pas la concurrence : Ethel Smyth (1858-1944) (mi mineur, 1902), Ralph Vaughan Williams (1872-1958) (n°1, 1909 et surtout le tardif n°2, 1944), Donald Tovey (1875-1940) (n°1, 1909), Ernest Moeran (1894-1950) (excellent n°1, 1921). Plus anecdotique, l'écossais Sir John Blackwood McEwen (1868-1948) a écrit 17 quatuors dans une veine populaire mais plaisante (n°6).
La Germanie, menacée de régression après 200 ans de règne sans grand partage, n'a pourtant pas encore dit son dernier mot, écoutez plutôt : Felix Weingartner (1863-1942) (n°3, 1903), Eugen d'Albert (1864-1932) (superbe n°2, 1893), le jeune Richard Strauss (1864-1949) (opus 2), Max von Schillings (1868-1933) (mi mineur, 1887, d'une grande noblesse déclamatoire), Hans Pfitzner (1869-1949) (n°3, 1926), Alexander Zemlinsky (1871-1942) (n°1, 1896 et n°2, 1915), Richard Wetz (1875-1935) (n°1, 1916), Karl Weigl (1881-1949) (n°3), Franz Mittler (1893-1970) (n°3, 1918) et Erich Wolfgang Korngold (1897-1957) (n°1, 1924, n°2, 1937), qui feront chacun une belle carrière aux USA. Aucun déclin apparent dans cette énumération, juste un certain refus de la modernité qui a finalement coûté son hégémonie à l'école austro-allemande.
En Russie, deux musiciens originaires d'Europe occidentale, Georgy Catoire (1861-1926) (opus 23, 1913) et Paul Juon (1872-1940) (n°3, 1905), se sont parfaitement adaptés au climat du pays d'accueil. Alexandre Glazounov (1865-1936) a écrit 7 oeuvres (n°7) formellement très au point mais regardant obstinément vers le passé (On raconte que lorsqu'il est mort, à Neuilly, en exil pour raisons de "santé", tout le monde croyait qu'il était mort depuis longtemps !). Mieux connu pour ses oeuvres vocales religieuses, Alexander Gretchaninov (1864-1956) démontre qu'il avait d'autres cordes à son arc (brillant n°4, 1929). Sous Lénine, très peu de musiciens ont profité de la courte période pendant laquelle les expérimentations modernistes étaient tolérées; la seule exception notoire a été Nikolai Roslavets (1881-1944) (n°1, 1913).
Aux USA, Charles Ives (1874-1954), on y revient sans cesse, a composé deux quatuors complètement différents : le très plaisant n°1 (1896) fait le meilleur usage d'hymnes religieux tandis que le n°2 (1913) affiche une polytonalité résolument grinçante (Exercez-vous à identifier les collages présents !). Toutefois Ives était une personnalité trop en avance sur son temps pour pouvoir servir de modèle exploitable. Les compositeurs américains, obnublilés par l'idée de combler leur retard sur la "Vieille Europe", n'ont pas suivi ses traces; ils ont préféré concentrer leurs efforts sur la musique symphonique. L'exotique Alan Hovhaness (1911-2000) illustre bien ce cas de figure : il n'a écrit "que" 5 quatuors (n°3 et n°4) mais 67 symphonies ! Sinon, reportez-vous aux oeuvres de Charles Martin Loeffler (1861-1935) (la mineur, 1889), Samuel Barber (1910-1981) (opus 11, 1936, dont l'adagio est passé à la postérité et aux cérémonies funèbres !), Randall Thompson (1899-1984) (lumineux n°2, 1967) et Howard Hanson (1896-1981) (opus 23, 1927).
Le 20ème siècle a assuré au quatuor une deuxième jeunesse grâce, en particulier, à trois corpus ambitieux, signés Bartok, Schönberg et Schostakovitch, réputés comme les plus importants (au sens novateur du terme) depuis Beethoven. Ils sont complètement différents, preuve s'il en fallait de la richesse potentielle de la formule instrumentale. Curieusement, les cycles Bartok et Schönberg commencent tous les deux par une oeuvre de jeunesse portant la même numérotation (Bartok : n°1, opus 7, 1896 et Schönberg : n°1, opus 7, 1905), évidemment ce n'est qu'une coïncidence :
- Bartok a écrit 6 quatuors parfaitement concentrés où aucune note n'est en défaut ni en excès. Bien que leur écriture se soit étalée sur 43 ans, ils forment un cycle parfaitement homogène qui a incarné pour toute une génération d'amateurs l'essence même de la modernité musicale. Le nombre des intégrales disponibles est impressionnant et si la vieille génération de mélomanes à laquelle j'appartiens aime demeurer fidèle à la légendaire interprétation du Quatuor de Tokyo (aujourd'hui probablement introuvable à l'état neuf), vous devrez vous faire votre opinion parmi un choix très vaste. Veillez à l'incisivité des attaques comme, par exemple, dans cet Allegro molto capriccioso extrait du n°2 (1939). Le Quatuor Takacs me semble parfaitement à l'aise dans le radical n°4 (1928), proposant un bon équilibre entre douceur et rugosité.
- Arnold Schönberg (1874-1951) a publié 5 oeuvres très différentes allant du romantisme tardif à la dodécaphonie parfaitement maîtrisée. Le premier, qu'on note habituellement n°0 (1897), est encore un exercice d'école comme seuls les génies sont capables d'en produire : il a été supervisé par son professeur et futur beau-frère, Alexander von Zemlinsky (1871-1942). Rien n'est révolutionnaire dans ce quatuor sauf qu'il fait preuve d'une inventivité phénoménale pour un musicien de 23 ans. Développement et contrepoint denses se disputent le quatuor n°1 (1905). On entre manifestement dans une ère nouvelle mais ce n'est que le début, l'oeuvre affichant encore une tonalité principale de ré mineur ! Le quatuor n°2 (1908), en fa dièse mineur, est moins chargé formellement mais il gagne en intensité expressive d'autant que le compositeur a inséré une voix de soprano dans les deux derniers mouvements (Mouvement IV); ce sera la seule tentative du genre. Les deux derniers (n°3, 1927) et (n°4, 1936) ont été écrit en pleine période dodécaphonique et cependant il montre les libertés que le compositeur aimait prendre avec sa théorie. Ecoutez et réécoutez (surtout) le formidable n°4 (Part I, II, III, IV), le plus libre de tous bien que ses quatre mouvements soient construits sur une même série dodécaphonique (exercez-vous à la repérer au début de chaque mouvement). Surtout, ne vous découragez pas, cette oeuvre n'est pas si difficile qu'il y paraît et elle est essentielle au 20ème siècle.
- On a longtemps considéré que les deux cycles précédents suffisaient pour incarner la modernité jusqu'à ce qu'un musicien soviétique démontre que tout n'avait pas été tenté. Dimitri Schostakovitch (1906-1975) a manifestement souhaité marcher au plus près des traces laissées par Beethoven, trop de détails en témoignent. A côté de 15 symphonies devenues extrêmement populaires, il a réservé le meilleur de son inspiration pour autant de quatuors à peine réservés aux amateurs de bonne volonté. Ici aussi trois périodes créatrices regroupent respectivement les n°1 à 6 (Rageurs n°3, 1946 ou n°5, 1952), puis les quatuors de la période médiane, n°7 (1960) à 10 (1964), tour à tour pessimistes, ironiques et détachés, enfin les cinq derniers, exprimant la résignation douloureuse d'un homme qui se sait condamné par la maladie et qui devine qu'il ne terminera pas le cycle des 24 oeuvres projetées, une dans chaque tonalité majeure et mineure. Comme chez Beethoven, les cinq "derniers quatuors" rompent avec toute forme de tradition, en particulier la succession de 4 mouvements : ils en comportent de un à sept (6 mouvements lents dans l'amirable n°15, 1974 !), où des séries de 12 sons sont insérées dans un cadre globalement tonal. Ce cycle magistral a été enregistré un grand nombre de fois, ce qui est remarquable pour un ensemble de cette dimension. Le grand interprète classique est le Quatuor Borodine, ici en concert dans le célèbre, n°8 (1960). Si vous souhaitez comparer des enregistrements plus récents, voici un début de piste pour une écoute limitée mais autant vous prévenir vous n'y retrouverez sans doute pas la qualité d'émotion distillée par les Borodine.
Bartok, Schönberg et Schostakovitch ont marqué l'histoire du quatuor à cordes, chacun à leur manière mais avec la volonté affirmée de proposer des cycles cohérents. D'autres musiciens sans doute moins géniaux mais parfaitement respectables ont tenté de les imiter avec plus ou moins de bonheur. J'ai choisi d'en mettre 12 en évidence, un choix inévitablement subjectif mais qui tente de démontrer l'existence d'une étonnante diversité de styles. Si vous êtes pressés, retenez en priorité, Hindemith, Bacewicz et surtout Toch (C'est LA découverte mais je crains l'instabilité des liens Youtube pourchassés par Naxos America. Si c'est le cas, refaites une recherche souvent couronnée de succès car les admirateurs de Toch veillent au grain). Si vous êtes frileux, retenez Weinberg et Diamond et si vous êtes vraiment curieux, plongez sur Johnston. Cela dit, vous auriez tort de négliger les 6 autres mais je ne promets pas que vous trouverez facilement les enregistrements car les éditeurs sont parfois capricieux (CPO, par exemple, d'habitude si sérieux semble compliquer l'accès aux oeuvres de Toch).
A côté de ces cycles parfaitement réussis, il en est d'autres moins constants, qui brillent surtout par la grâce de l'un ou l'autre opus particulier :
- Nikolai Miaskovsky (1881-1950), professeur influent du Conservatoire de Moscou, a formé Khachaturian, Kabalevsky, Shebalin, Shchedrin, Lokshin et Tchaïkovsky (Boris !), excusez du peu, et il a quand même trouvé le temps de composer 13 quatuors (n°7, 1941, n°13, 1950) taxés en son temps de "formalistes pessimistes" par l'internat du collège soviétique. On l'aurait mieux cru s'ils les avait taxés de stéréotypie.
- Gian Francesco Malipiero (1882-1973) a écrit 8 quatuors de qualité chronologiquement croissante (n°1, 1920, n°2, 1923, n°5, 1950).
- Egon Wellesz (1885-1974) a écrit 9 quatuors nettement sérieux et sévères, tous enregistrés par le Quatuor Artis (chez Nimbus) (n°3, 1918, n°4, 1920, n°6, 1947).
- Heitor Villa-Lobos (1887-1959) n'a jamais joui d'une réputation flatteuse auprès des puristes. Stravinsky qui n'était tendre avec personne l'a été moins encore avec lui, allant jusqu'à confesser "Comment se fait-il que chaque fois que j'entends une musique qui ne me plaît pas, il s'avère qu'elle est de Villa-Lobos ?". Le compositeur a en fait trop écrit, imaginant composer un nouveau quatuor chaque année à partir du n°7 (1942), un rythme qu'il n'a d'ailleurs pas respecté exactement. Cette musique est sincère et généreuse mais elle sait être ennuyeuse (n°10) quoique parfois les choses s'arrangent l'année suivante (n°11) ! Le Quatuor Latinoamericano a enregistré les 17 opus pour le label Dorian.
- Bohuslav Martinu (1890-1959) a, lui aussi, beaucoup écrit et souvent de belles choses stimulantes mais ses 7 Quatuors (n°3, 1929, n°5, 1938, n°7, 1947) ne constituent sans doute pas la meilleure part de sa production.
- Darius Milhaud (1892-1974) fut un autre artiste prolixe, à rapprocher de Villa-Lobos à plus d'un titre : ses 18 quatuors oscillent également entre intérêt et ennui. Le Quatuor Parisii les a enregistrés pour Auvidis (n°1 (1912), n°6 (1922), n°7 (1925)). Notez que les quatuors 14 et 15 sont prévus pour être joués ensemble sous la forme d'un octuor à cordes (ici le Quatuor Manfred a rejoint les Parisii) !
- En Suède, Hilding Rosenberg (1892-1985), élève de Schönberg, a tenté d'adoucir les contours dans ses 12 quatuors, du n°1 (1923) au n°12 (1957).
- Aloïs Haba (1893-1973) s'est spécialisé dans l'exploration microtonale, une opération plus facile à réussir au quatuor à cordes qu'au piano trafiqué. Il en a précisément écrit 16, certains aventureux (n°4, 1922, en quarts de tons, et n°16, 1967, en cinquièmes de tons), d'autres moins (n°1, 1919, modestement en demi-tons). Tous sont conçus pour déstabiliser vos oreilles, ce qui n'est pas une tare. Le Quatuor Stamitz s'est investi dans une intégrale (chez Baya) mais il existe un concurrent direct, précisément le Quatuor Haba (chez Neos), on reste entre compatriotes.
- Ernst Krenek (1900-1991) est à rapprocher de Paul Hindemith sauf que vous serez davantage perturbés par une dose croissante d'atonalité. Commencez, dès lors, par les petits numéros, en comptant de 1 à 8 (n°1, 1921, n°3, 1923, n°7, 1944). Ils ont été enregistrés par les Quatuors Sonare, chez DGG, et Petersen, chez Capriccio.
- Vissarion Chebaline (1902-1963) a écrit 9 quatuors en tous points respectables sur une période de 40 ans (1923-1963) (n°5, n°6, n°7). Proche de Miaskovsky, son écriture est à la fois plus intellectuelle et plus claire, ce qui n'est pas plus mal. Le Quatuor Krasni a gravé une intégrale pour Olympia mais je ne promets pas que vous la trouverez facilement : l'URSS a été championne de la pénurie et je ne suis pas certain que la Russie actuelle fasse nettement mieux.
- Vagn Holmboe (1909-1996), un danois de plus (il y en aura d'autres !), a écrit au moins 20 quatuors (mais on s'y perd dans les oeuvres de jeunesse non comptabilisées) (n°1, 1949). Le Quatuor Kontra n'a pas fait le détail en les enregistrant tous pour le label DaCapo.
- Le britannique, Robert Simpson (1921-1997), a écrit 15 quatuors enregistrés chez Hyperion, par le Quatuor Delmé. Ce label faisant une chasse impitoyable aux dépôts sauvages sur le WEB, vous devrez vous contenter de miettes (n°7 & 8, n°2 & 5) et tant pis (pour Hyperion, quoi qu'il en pense) si cela vous décourage d'explorer davantage, ce qui serait dommage.
- Le danois Pelle Gudmundsen-Holmgreen (1932-2016) a écrit 14 quatuors relativement aisés à entendre comme en témoigne le n°10 (2011) qui ne vous dépaysera pas en revisitant le Canon de Pachelbel. Les autres, enregistrés chez DaCapo, ne devraient pas vous intimider davantage (n°11).
- L'américaine Gloria Coates (1938- ) en est actuellement à 9 oeuvres, toutes enregistrées par le Quatuor Kreutzer. Ils sont d'un accès difficile ce qui, vu la diversité de l'offre sur le marché, risque de nuire à leur diffusion (n°5, n°8).
- Le britannique, David Matthews (1943- ), a numéroté 14 quatuors à ce jour et il a omis d'en numéroter quelques autres. Ce musicien écrit de très belles choses dans une esthétique plutôt traditionnelle. Le Quatuor Kreutzer a enregistré une intégrale pour le label Toccata et comme elle y est en écoute libre, vous n'aurez aucune excuse de l'ignorer. David a un frère cadet, Colin Matthews (1946- ), moins prolifique mais pas moins intéressant (n°2).
- A ce jour, Salvatore Sciarrino (1947- ) a écrit 8 quatuors (n°7) qui jouent essentiellement sur les vertus lyriques du sonorisme (après tout on est en Italie !). A vous de juger.
- Wolfgang Rihm (1952-2024) en est à 13 oeuvres (n°4 et n°13) et je demeure perplexe pour ne pas dire dubitatif. Le Quatuor Arditti, au répertoire systématiquement improbable, les enregistre au fur et à mesure et j'ai envie de reprendre à mon compte la phrase de Stravinsky "Comment se fait-il que chaque fois que j'entends un quatuor qui ne me plaît pas, il s'avère qu'il est joué par les "Arditi" ?
A côté des cycles évoqués, on dénombre un grand nombre d'oeuvres plus ou moins isolées ou du moins n'ayant pas fait partie d'un projet concerté de la part de leur auteur. On y retrouve la plupart des compositeurs modernes connus mais aussi quelques autres qui le sont moins :
- Le tchèque Leoš Janáček (1854-1928) s'est particulièrement distingué grâce à deux oeuvres tellement connues qu'il ne semble pas nécessaire d'insister (n°1, "Sonate à Kreutzer Sonata" (1923) et n°2, "Lettres intimes" (1928)), .
- Les disciples de Schönberg ont fait honneur à leur professeur. L'oeuvre d'Anton Webern (1883-1945) (6 Bagatelles) tient sur un seul CD et encore y trouverez-vous des oeuvres de jeunesse au postromantisme inattendu. Celle d'Alban Berg (1885-1935) est également parcimonieuse mais de qualité (opus 3, Suite lyrique). Enfin je regrette qu'il soit si difficile de trouver des illustrations sonores de l'oeuvre de Hans Erich Apostel (1901-1972) (n°1), l'élève si rarement cité et pourtant si doué pour réconcilier les extrêmes. Vous trouverez cet opus 7 sur un précieux album du Quatuor Doelen.
- La France, qui avait pris un départ fulgurant au tournant du siècle, a perdu progressivement son souffle. On n'entend bientôt plus que les trois quatuors d'Arthur Honegger (1892-1955) (n°1, 1917, n°2, 1936 et n°3, 1937), sans concession mais parfaitement conçus, voire celui bien moins connu d'Albert Roussel (opus 45, 1932). Plus près de nous, Henri Dutilleux a écrit le désormais classique Ainsi la nuit (1976) et Olivier Greif (1950-2000) a terminé sa trop courte carrière sur ce beau n°4 ("Ulysses" ).
- Au Royaume-Uni, si Benjamin Britten (1913-1976) a particulièrement brillé (n°1, 1941, n°2, 1945 & n°3, 1975), ses collègues ne sont jamais demeurés très loin : Arnold Bax (1883-1953) (n°1, 1918, n°2, 1924), Edmund Rubbra (1901-1986) (n°2, excellent !), William Walton (1902-1983) (n°2, idem !), William Alwyn (1905-1985) (n°10, 1984), Michael Tippett (1905-1998) (n°1, 1934, n°3, 1946) et Benjamin Frankel (1906-1973).
- En URSS, Serge Prokofiev (1891-1953) fut égal à lui-même dans ses deux quatuors (n°1, 1930, n°2, 1941). Alexander Mosolov (1900-1973) était encore dans sa période futuriste lorsqu'il a écrit ce n°1 (1926) avant de rentrer opportunément dans les rangs stalinistes et y retrouver Dimitri Kabalevski (1904-1987) (Beau n°1, 1928). Avec le temps (et la disparition du petit père des peuples, en 1953), certains se sont enhardis, tel Boris Tishchenko (1939-2010) (n°3, 1970) et surtout Alfred Schnittke (1934-1998), la figure incontournable de l'après-Schostakovitch; son quatuor n°3 (1983) est un grand chef-d'oeuvre à écouter par le Quatuor Borodine.
- En Pologne, outre Grażyna Bacewicz déjà évoquée, Karol Szymanowski (1882-1937) (n°2, 1927) et Witold Lutoslawki, (String Quartet, 1965, semi aléatoire) dominent leur siècle à 50 ans d'intervalle.
- En Autriche-Hongrie, Zoltán Kodály (1882-1967) (n°1, 1909, et n°2, 1918) n'a pas cherché à faire concurrence à Bartok, privilégiant les musiques populaires de son pays. Erwin Schulhoff (1894-1942) (n°1, 1924 et n°2, 1925) a imprégné sa musique d'une énergie fort peu annonciatrice de sa fin tragique dans les camps de la mort. Toutefois, la palme revient incontestablement à Gyorgy Ligeti (1923-2006) qui a bouleversé le genre dans deux oeuvres d'une modernité inouïe (n°1, 1954 et n°2, 1968); exigez plutôt le Quatuor Artemis, à défaut le La Salle).
- En Allemagne-Autriche, si Boris Blacher (1903-1975) (n°1 à 5, enregistrés magistralement par le Quatuor Petersen, précipitez-vous sur le n°5, en 42:52 !) n'a pas encore conquis la place qui lui revient dans les Histoires de la musique, il n'en va pas de même de Karl Amadeus Hartmann (1905-1963) (n°1, 1933 et n°2, 1946); j'ai une préférence pour Blacher mais cela dit, tous deux sont excellents.
- Les compositeurs américains n'ont pas cherché à rivaliser en modernité avec leurs collègues européens préférant apporter leur touche personnelle parfois agréablement rétro : Leo Ornstein (1893-2002) (n°2, 1930), Howard Hanson (1896-1981) (String Quartet), Roy Harris (1898-1979) (n°3, 1948), Marc Blitzstein (1905-1964) (Quatuor Italien, 1930), William Schuman (1910-1992) (n°5, 1987), Lukas Foss (1922-2009) (n°3, 1976, si différent) et Robert Starer (1924-2001) (n°3, 1996, excellent) démontrent l'éclectisme de l'école américaine en plein épanouissement, le quatuor à cordes n'a décidément pas d'âge. Une oeuvre complètement à part de George Crumb (1929- ) s'est opposée avec violence à la vague rétro : Black Angels (1970, pour cordes électriques) a tenté d'illustrer avec ses moyens non conventionnels les horreurs de la guerre du Vietnam. Les musiciens américains de cette époque sont redevables à George Rochberg (1918-2005) (déjà présenté dans cette chronique) dont les "Concord Quartets" ont proposé la plus belle récapitulation, parfaitement assumée, de tous les styles (a)tonals connus : le troisième mouvement du 3ème Quatuor, la fugue du 4ème et les trois premiers mouvements du 5ème (voici le troisième en entier) en constituent les morceaux les plus accessibles, allant jusqu'à ressusciter l'atmosphère magique des œuvres homologues de Beethoven. Le n°6 propose un cycle de variations sur l'inattendu Canon de Pachelbel et un finale (à partir de 04:30) baignant dans un paradis perdu depuis que Mozart, Schubert et Beethoven ne sont plus.
- En Amérique hispanique, Villa Lobos ayant déjà été évoqué, mentionnons essentiellement l'argentin Alberto Ginastera (1916-1983) (n°1, 1948, d'une fameuse impétuosité, et n°2, 1958) et le cubain Leo Brouwer (1939- ) (n°3, 1997) plus connu pour ses oeuvres pour guitare.
L'avant-garde des années d'après-guerre a assez naturellement été tentée par l'exercice du quatuor, pensant sans doute qu'il lui suffirait d'y cultiver l'hypercomplexité abstruse qui était sa marotte. On a ainsi connu les 5 quatuors de l'américain Elliott Carter (1908-2012) (n°3), ceux à peine moins casse-tête de son compatriote Milton Babbitt (1916-2011) (n°4) et le Livre pour quatuor de Pierre Boulez (1925-2016). Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, le sommet de l'ineptie n'est pas atteint avec l'Helikopter-Streichquartett de Karlheinz Stockhausen (1928-2007) (Ainsi nommé parce que chaque instrumentiste occupe un hélicoptère différent (no comment !)), la palme revient en effet au n°2 de Morton Feldman, d'une durée excédant largement les 4 heures mais pendant laquelle rien ne se passe sauf le temps. A côté de ces plaisanteries, les polyrythmies de Conlon Nancarrow (1912-1997) (n°3) où les exercices cérébraux de Helmut Lachenmann (1935- ) (n°2) ou de Brian Ferneyhough (1943- ) (n°6) passeraient aisément pour de la grande musique.
A l'opposé des extravagances précédentes et d'ailleurs en réaction militante par rapport à elles, la musique minimaliste n'a pas été tellement à l'aise dans le genre du quatuor, cette fois par manque de complexité (On n'est jamais content !). C'est particulièrement le cas des 5 quatuors de Michael Nyman (1944- ) (n°1, 1985, révisé pour le Quatuor Arditi (!), n°2, 1988, n°5, 2011) qui ne manquent cependant pas d'idées intéressantes. On s'y perd un peu dans la numérotation des oeuvres de Philip Glass, en particulier parce que 3 quatuors de jeunesse ont été écartés par le compositeur. Les 5 suivants ont été enregistrés par les "Kronos" et les "Smith", d'où émerge le n°5 (1991). Les intégrales annoncées sur les pochettes ne le sont manifestement pas puisque, en 2013 et 2014, sont parus deux nouveaux quatuors actuellement indisponibles. Gavin Bryars (1943- ) a écrit trois oeuvres cultivant un immobilisme calculé (n°1, 1985, n°2, 1990 et n°3, 1998) et John Tavener (1944-2013) s'en est encore mieux tiré dans ses 3 quatuors planants (haut) : "The last Sleep of the Virgin" , avec clochettes ajoutées, "The Hidden Treasure" (Tous deux interprétés de magistrale façon par le Quatuor Chilingirian, un enregistrement Virgin) et enfin Diodia (plages 2 à 8). Toutefois il appartient à Terry Riley d'avoir écrit les oeuvres les plus originales (G Song, 1980, Cadenza On the Night Plain, 1984 et surtout, Salome Dances for Peace, 1989, en 23 parties !). Ce sont les "Kronos" qui s'y sont d'emblée collés avec succès.
Entre ces extrêmes, plusieurs courants esthétiques sont partis à la recherche d'un compromis acceptable par le plus grand nombre :
- La musique d'obédience anglo-américaine a trouvé un point d'équilibre possible avec les oeuvres d'Arnold Rosner (1945-2013) (n°4, 1972), Kenneth Fuchs (1956- ) (magnifique n°5, 2012), Aaron Jay Kernis (1960- ) (Musica celestis, 1990), Kevin Puts (1972- ) (Credo, 2007), Jonathan Leshnoff (1973- ) (n°2, 2009). Le plus connu, John Adams (1947- ), a écrit deux quatuors (n°1, 2008 et n°2, 2014), précédés par une oeuvre préparatoire (respectant la formation mais pas la forme) John's Book of Alleged Dances (1994). Enfin, de ce côté de l'Atlantique, rappelons deux compositeurs déjà présentés sur ce site, Thomas Adès (1971- ) (Arcadiana, 1994 et The four Quarters, 2010) et James MacMillan (1959- ) (n°3).
- La musique d'Europe de l'Est a également oscillé entre complexité et nouvelle simplicité : d'un côté, Krzysztof Penderecki (1933-2020), ici au mieux de sa période sonoriste (Superbe n°1, 1960), et Henryk Gorecki (1933-2010) (n°2, 1991), pas encore entré dans sa période introspective, et de l'autre, Valentin Silvestrov (1937- ), en plein travail onirique dans son merveilleux n°1 (1974). Le Quatuor n°2 du letton Peteris Vasks est une autre belle réussite (Une intégrale des 5 quatuors de Vasks vient de paraître chez Wergo).
- En France, les musiciens enfin débarrassés de la tutelle pesante de Boulez se sont remis au travail indépendant, tels Nicolas Bacri (déjà évoqué) et Philippe Hersant (1948- ) (Hélas trop rares extraits disponibles, par exemple du n°4). En Italie, Giovanni Albini (1982- ) a composé plusieurs quatuors de quelques minutes à peine qui valent le détour (n°5 et n°6). Un CD recommandable est paru chez Brillant.
- On a déjà vu que les pays nordiques (scandinaves & baltes) ont été généreux en quatuors et la liste continue : écoutez encore le finlandais Aulis Sallinen (1935- ) (n°3), l'estonien Erkki-Sven Tüür (n°1) ou le danois Hans Abrahamsen (1952- ) (n°4).
- Enfin le quatuor a aussi gagné les autres continents : outre Peter Sculthorpe, en Australie (déjà évoqué), Zhou Long (1953- ) (Song of the Ch'in, 1982), en Chine, Akira Nishimura (1953- ) (n°5 et Superbe Pulse of the Light, 1992), au Japon, et Kevin Volans (1949- ) (n°1 et n°2), en Afrique du Sud, ont produit des oeuvres en tous points dignes d'intérêt.
L'appellation "Quatuor à cordes" s'applique autant aux interprètes qu'aux oeuvres. On baptise habituellement tout ensemble constitué du nom de son membre fondateur, souvent le premier Violon (Talich, Brodsky, Danel, ...), de son lieu de fondation ou de résidence (Prague, Budapest, Moscou, ...), voire du nom d'un compositeur fétiche (Beethoven, Amadeus, Smetana, Dvorak, ..., c'est sans doute cette liste qui est la plus longue).
Le premier quatuor dont l'histoire a retenu l'existence est, sans surprise, celui auquel Beethoven a confié la création de ses plus grands chefs-d'oeuvre. Il a été fondé, en 1808, par Ignaz Schuppanzigh (1776-1830) pour les besoins privés du Comte Razoumovsky. Ce fut le premier ensemble professionnel capable de surmonter les difficultés inhérentes à la synchronisation des quatre voix égales. Les ensembles professionnels se sont ensuite multipliés au cours du 19ème siècle et l'avènement de l'enregistrement a encore amplifié le mouvement, au 20ème siècle, au point qu'on les dénombre aujourd'hui par centaines (la liste reprise ici même est encore fort incomplète). Il arrive fréquemment que les membres d'un ensemble change en tout ou en partie pour les causes les plus diverses (limite d'âge, décès, dissensions internes, etc) voire que des musiciens fondent plusieurs ensembles aux noms tellement similaires qu'une confusion devient possible (Cf l'inventaire des quatuors qui se réclament de l'étiquette Danish). En cas de doute, vérifiez les noms des instrumentistes si vous doutez à propos d'un enregistrement qui vous tient particulièrement à coeur car il est fréquent qu'une même oeuvre soit enregistrée plusieurs fois par le (présumé) même ensemble.