Cela fait des années que j'insiste pour que l'on diversifie la programmation des concerts symphoniques dans le sens d'un rajeunissement des oeuvres et du public. Ce ne serait pas un luxe de concevoir un abonnement, au moins, capable de fédérer tous les publics, y compris les (très) jeunes, autour de quelques musiques bien choisies de notre temps et ce n'est nullement un hasard si ce site a consacré les premiers portraits de compositeurs actuels à Steve Reich et Philip Glass, il y a 12 ans déjà. Les professionnels indulgents - inutile d'évoquer les autres - m'ont souvent gentiment (sou)ri au nez, singulièrement à propos du second nommé : en salons savants, il est de bon ton de dénigrer Glass au motif (éventuellement fondé) qu'il lui arrive d'abuser, jusqu'à saturation, du remplissage harmonique sur fond d'arpèges. Je me suis expliqué de façon nuancée, à ce sujet, dans la chronique mentionnée ci-avant. Mon point de vue a pourtant évolué lorsque je suis passé de l'écoute domestique (sur CD) à la salle de concert, toutes les fois que l'occasion m'en a été donnée (à condition de voyager !). En principe, toute musique indigente atteint rapidement ses limites et si celle de Glass l'était réellement, cela n'aurait pas manqué de produire ses effets désastreux. Le fait est, au bilan, que toutes mes rencontres avec l'oeuvre symphonique de Glass en concert se sont beaucoup mieux passées que ce que les CD et leurs critiques délatrices auraient éventuellement pu laisser redouter. J'ai même atteint le point de non-retour, en 2012, lorsque j'ai assisté à la reprise d'Einstein on the Beach, qui s'est imposé avec force et évidence comme l'opéra le plus novateur de ces 50 dernières années.
Je ne pouvais dès lors ignorer le concert de ce 29 février 2020 où l'Orchestre Philharmonique de Liège (OPL) a enfin répondu à l'un de mes voeux : rassembler Reich et Glass en y ajoutant Kristjan Järvi, chef brillant et compositeur pour la deuxième partie.
Le programme proposait Music for Ensemble & Orchestra (2018) de Reich, le Concerto n°1 (1987) pour violon de Glass et Too Hot to Handel (2018), une oeuvre "originale" composée par Kristjan Järvi à partir de thèmes empruntés aux Concerti grossi, opus 6, de Georg Friedrich Haendel.
Reich a très peu composé pour le grand orchestre, estimant que cette formation peinait à mettre en valeur les déphasages subtils sur lesquels son écriture était basée. The Desert Music (1983), Three Movements (1986) et surtout The Four Sections (1987) ont longtemps constitué ses seules incursions dans le domaine symphonique et vous aurez noté que Järvi était déjà à la baguette. Reich est revenu à l'orchestre en 2018, proposant une oeuvre rigoureuse mais tellement dense et monolithique qu'elle exigera quelques écoutes avant d'être pleinement appréciée.
Le Concerto n°1, pour violon, de Glass compte parmi ses oeuvres les mieux réussies et les plus souvent enregistrées. Il plaît dès la première écoute et son mouvement lent enchante tous les publics. L'enregistrement déjà ancien de Gidon Kremer est resté insurpassé et il demeure indispensable à toute CD-thèque, d'autant qu'il propose en complément le Concerto grosso n°5 d'Alfred Schnittke.
On attendait avec curiosité la deuxième partie du concert où le compositeur Järvi s'est inspiré de Haendel : Too Hot to Haendel est une oeuvre que l'on pourrait aussi bien intituler Haendelmania (Cf la note ci-dessous). Je ne peux malheureusement pas (encore) proposer d'illustration sonore de cette belle partition d'où je me contente de la Water Music, écrite dans le même esprit par le compositeur suisse, David Schnyder, sur base de l'oeuvre éponyme du même Haendel. Le procédé a été utilisé maintes fois par le passé : il consiste à adapter des musiques plus ou moins anciennes à des canons esthétiques plus actuels. Järvi a clairement tenté d'accommoder Haendel au goût du jour de la musique pop(ulaire), en maintenant la contrainte d'une instrumentation sérieuse et virtuose. La direction de l'OPL a poussé la fantaisie jusqu'à éclairer la salle de lumières vaguement psychédéliques qui n'ajoutaient certes rien au spectacle mais ne lui nuisaient pas non plus.
Note. L'endroit est choisi pour vous rappeler que la manie des hommages fidèles ou des arrangements plus ou moins élaborés de musiques du passé n'est pas neuve; en voici quelques exemples où il vous suffira d'ôter le suffixe (i)ana pour deviner quel musicien était honoré : Rossiniana (1820) (Mauro Giuliani), Schumanniana (1887) (Vincent d'Indy), Mozartiana (1887) (Pyotr Ilyich Tchaikovsky, brillant !), Chopiniana (1907) (Alexander Glazunov), Rossiniana (1925) (Ottorino Respighi, à ne pas manquer !), Scarlattiana (1926) (Alfredo Casella), Tartiniana I (1951) & II (1956) (Luigi Dallapiccola, de 7:40 à 37:18), Vivaldiana (1952) (Gian Francesco Malipiero) et Telemanniana (1967) (Hans Werner Henze, à ne pas manquer !). Attention au contre-exemple : la suite pour piano Kreisleriana de Robert Schumann n'a rien à voir avec le célèbre violoniste et compositeur, Fritz Kreisler (Le Kreisler en question est un personnage fictif créé par E. T. A. Hoffmann).
L'orchestre a largement fait honneur à sa réputation dans un répertoire qui ne lui est pas familier. Fait plutôt inhabituel, ses membres les plus anxieux (ou les plus consciencieux !) étaient présents sur scène bien avant le début du concert, appliqués à répéter les enchaînements de notes en décalages perpétuels exigés, en particulier, par la musique de Reich. Les musiciens de l'orchestre étaient par ailleurs visiblement heureux de jouer sous la direction de Kristjan Järvi, celui-ci habitué à dynamiter les salles et sortir les musiciens de leur routine. On peut en tous cas les remercier d'avoir consacré beaucoup de temps à l'apprentissage d'oeuvres qu'ils ne sont hélas pas supposés rejouer de sitôt.
Kristjan, frère de Paavo et fils de Neeme, appartient à la prestigieuse dynastie des Järvi. Neeme Järvi est connu de tous les mélomanes curieux pour avoir exploré des répertoires différents à une époque où cela ne se faisait guère. Grâce à lui, on a découvert quantité de musiques (souvent) nordiques rarement sinon jamais entendues : Zdeněk Fibich (1850-1900), Franz Schmidt (1874-1939), Eduard Tubin (1905-1982), Villem Kapp (1913-1964), Anti Marguste (1931-2016), et tant d'autres puisqu'on lui compte plus de 350 enregistrements !
Paavo est le fils aîné, tendance classique, qui s'est particulièrement consacré à la musique balte nous laissant notamment de brillants enregistrements d'oeuvres de Jean Sibelius (Kullervo, à partir de 4:55) ou d'Arvo Pärt (Swansong).
Kristjan, le fils cadet, est nettement plus déjanté, dans le noble sens du terme (Sound Experience). Pourvu d'une énergie à la mesure de sa curiosité, il n'hésite pas à bousculer l'ordonnance du concert-type en y introduisant toutes sortes d'éléments actuels. Ses projets aboutis et ceux qu'ils projette pour un futur proche nous le présentent comme l'un des acteurs possibles du renouvellement très nécessaire de l'ordonnance du concert (trop) classique.
Il fut une ombre au tableau et je regrette d'autant plus de le dire qu'il ne fut pas seul responsable, le chef ayant failli à brider les ardeurs de l'orchestre. Dès les premières attaques du violon, il a très vite sauté aux oreilles que jamais le soliste ne réussirait à imposer sa sonorité, en particulier lorsque l'orchestre s'emportait. Assis face aux ouïes de l'instrument (Zone réputée idéale entre 550 et 1500 Hz), j'ai peiné à en entendre le son, singulièrement dans le finale où l'orchestre s'est complètement lâché. Je n'ai fatalement pas pu me transporter à l'opposé de la salle mais je suis convaincu que le son du violon (en principe un (Antonio) Stradivarius de 1707) y est passé largement inaperçu. Le soliste étant en difficulté de s'imposer, il appartenait au chef de tempérer les ardeurs de l'orchestre dès les répétitions (Comparez avec cette autre version où la soliste, Adèle Anthony, bénéficie d'un meilleur équilibre sonore). Cette défaillance est d'autant plus surprenante que Järvi semble avoir pris Nebel sous sa protection puisqu'il envisage de collaborer avec lui dans une série d'enregistrements concertants dont précisément le Concerto de Glass. Evidemment en studio, nul doute que les ingénieurs du son auront à coeur de rectifier la balance sonore si celle-ci s'avère défectueuse. Décidément, le Concerto de Glass est moins simple que ce que les mauvaises langues prétendent à son sujet.
Le gala de ce soir affichait complet, une preuve s'il en fallait une, qu'il existe une demande pour ce genre de concert. On a refusé du monde en particulier un public jeune qui n'a pas eu un accès facile à la salle. Les détenteurs d'un billet d'entrée ont reçu un courriel les priant de se manifester si une circonstance imprévue les empêchait d'assister à la représentation. Cette initiative louable a peut-être permis d'accueillir quelques retardataires mais je suis témoin que le système n'a fonctionné qu'imparfaitement car des lots isolés de places sont demeurées inoccupées.
Ma conclusion est qu'il faut renouveler l'expérience au plus vite, avec ou sans Kristjan Järvi. L'OPL est en pleine mutation, en particulier suite à l'arrivée d'un jeune chef permanent (Gergely Madaras) débordant d'enthousiasme : jamais les conditions n'ont été mieux rassemblées pour rajeunir non seulement les structures de l'établissement à tous ses étages mais aussi la musique qui devrait y trouver sa place.