Compositeurs négligés

Un artiste total : Ernst Theodor Amadeus Hoffmann

Ernst Theodor Amadeus Hoffmann
Ernst Theodor Amadeus Hoffmann

La personnalité étrange et fascinante de E.T.A. Hoffmann (1776-1822) a nourri un demi-siècle de romantisme européen.  Sa célébrité, considérable de son vivant, s'est partiellement conservée jusqu'à nos jours, davantage grâce aux historiens de la littérature qu'aux critiques d'art.

Ce juriste de formation était pourtant doué, non seulement pour les lettres mais aussi pour les notes et le pinceau. 

La sculpture ci-contre le représente avec son célèbre chat Murr - un félin dont nous aurons à reparler - posant, pour l'éternité, devant le théâtre de Bamberg.

Le juriste

De ses vrais prénoms, Ernst Theodor Wilhelm, il a souhaité changer le troisième en hommage à Mozart.  Sa jeunesse ne fut pas particulièrement heureuse, ballottée entre des parents de substitution qu'il dépeindra, plus tard, sans ménagement.  L'oncle qui s'occupa plus précisément de lui, le lança dans des études de droit qui ne lui plaisaient et ne lui convenaient qu'à moitié.  Il s'en acquitta cependant et fut un temps employé par l'administration prussienne. 

Hoffmann caricaturiste
Hoffmann caricaturiste

Non sans peine cependant : étudiant fêtard et turbulent, il provoqua, à peine diplômé, un véritable scandale en publiant des caricatures d'édiles locaux, ridiculisés en costume de carnaval.  Cela lui coûta un exil de la ville de Pausen pour un poste subalterne à Plock (en Pologne) mais l'encouragea, sans doute, à rêver d'horizons nouveaux.

Il n'est pas fréquent qu'un artiste excelle autant en peinture qu'en musique - Arnold Schönberg (1874-1951) sera, un siècle plus tard, un exemple encore plus célèbre - mais ce fut le cas d'Hoffmann qu'on découvre ici autoportraitiste et autocaricaturiste de talent. Il illustrait également ses propres ouvrages littéraires, essentiellement ses contes, dans une veine, tour à tour, onirique ou ironique. 

Hoffmann peintre
Hoffmann peintre
Hoffmann musicien
Hoffmann musicien
Hoffmann dessinateur
Hoffmann dessinateur

Le musicien

Le dessin et la peinture ne seront cependant qu'une activité accessoire dans sa vie car la musique - davantage même que l'écriture - était sa vraie passion.

Il avait appris assez d'harmonie et de contrepoint, auprès d'un organiste polonais, pour écrire des partitions auxquelles l'imagination faisait moins défaut que le bagage technique.  Si maladroites qu'elles aient pu être, on a dit des premières œuvres d'Hoffmann qu'elles étaient, avant celles de Franz Schubert (1797-1828) et de Carl Maria von Weber (1786-1826), les premières manifestations du romantisme naissant.   

Ce n'était déjà pas si mal mais il y eut mieux : Hoffmann ne cessa jamais d'écrire de la musique, améliorant sa technique avec le temps.  Des deux Messes de jeunesse aux derniers Opéras, on passe par 5 Sonates pour piano (un peu mièvres, il est vrai), quelques œuvres de musique de chambre et une Symphonie où s'affirme progressivement une sûreté d'écriture peu banale pour un musicien non professionnel.  Jugez plutôt sur ce Trio en mi majeur (1809) (plages 4 à 6 et non 1 à 3 comme affiché) ou ces 6 Canzoni a capella (O Sanctissima ).

Ce sont cependant ses œuvres scéniques - essentiellement une douzaine d'opéras - qui constituent la part la plus intéressante de sa production musicale.  Il convient de préciser qu'en homme à tout faire, Hoffmann régentait l'intégralité du spectacle : musique, livret, scénographie et direction d'orchestre ! 

La firme CPO a la bonne idée de s'intéresser à ce répertoire largement méconnu : 

  • Das Kreuz an der Ostsee (1805) (La Croix sur la Baltique.  Extraits, plages 1 à 3).
  • Aurora (1812).
  • Undine (1814) (Ouverture : ).
  • Dirna (1809) (Choeur final : ) est, en fait, un mélodrame, un genre rarement pratiqué qui alterne musique et récit théâtral (Egmont, qui alterne la prose de Goethe et la musique de Beethoven est un mélodrame célèbre).

L'écrivain

C'est surtout l'écrivain Hoffmann que les historiens ont imposé à la postérité.  Ses Contes et Nouvelles ont, de fait, traversé l'Europe de son temps, suscitant l'enthousiasme de par leur nouveauté. Le genre fantastique ne possédait pas encore ses lettres de noblesse mais Hoffmann a précisément modifié la perspective. 

Son œuvre la plus célèbre, "Lebensansichten des Katers Murr", en fait un ouvrage satirique, apporte un démenti à cette idée que le nouveau roman date d'hier, voyez plutôt :

Histoire du Chat Murr
Histoire du Chat Murr

Murr ayant appris à lire et à écrire à l’insu de son maître, Abraham, il rédigea ses mémoires, philosophant à tous propos tantôt avec érudition, prétention, ironie ou mauvaise foi.  Sans prendre garde, il intercala entre ses feuillets, à titre de papier buvard, des pages éparses trouvées chez son maître et racontant l'histoire de Johannes Kreisler, un musicien fou et dépressif.  L'éditeur, n'ayant pas contrôlé le manuscrit reçu de l'auteur, publia le texte en l'état de désordre apparent et il appartient au lecteur de s'y retrouver dans ce parasitage continuel d'une histoire par une autre.  Pour couronner le tout, le lecteur ne connaîtra jamais la fin de l'histoire : trois volumes devaient se suivre mais le vrai chat d'Hoffmann, répondant lui aussi au nom de Murr, trépassa après deux volumes.  L'auteur mit alors fin à ses élucubrations (On possède cependant des esquisses, non éditées à ce jour, d'un troisième volume).  Dans cet ouvrage où la subversion est omniprésente, c'est évidemment Hoffmann en personne qui s'est doublement mis en scène.

Influence d'Hoffmann sur les artistes de tous les temps

Hoffmann fut influent dans tous les domaines de l'art. Les Français ont vu dans son œuvre une source de renouvellement pour la littérature d'imagination alors largement incarnée par Walter Scott.  La traduction, un peu libre, de l'intitulé original "Fantasiestücke" en "Contes fantastiques" créa une formule qui allait faire fortune.

S'ensuivra une véritable Hoffmannia où s'affrontèrent, un temps, partisans et détracteurs d'un écrivain dont l'imagination ne connaissait plus les limites de la raison.  Les exégètes dont je ne fais pas partie considèrent qu'à bien des égards, Hoffmann préfigure Edgar Allan Poe (1809-1849) voire même Franz Kafka (1883-1924).  Andersen, Pouchkine et Gogol n'ont jamais caché leur dette personnelle à son égard.  En France, rares sont ceux qui n'ont pas été touchés par le phénomène, Charles Nodier, Théophile Gautier, Victor Hugo, Honoré de Balzac, Alfred de Musset et bien sûr son frère d'armes en romantisme, Gérard de Nerval. 

Hoffmann a également inspiré les musiciens romantiques, séduits par son imagination fiévreuse.  C'est d'ailleurs une injuste ironie du sort que le nom de ce musicien de scène soit surtout connu du grand public, pour une œuvre du genre qui n'est pas de lui : Les Contes d'Hoffmann.  L'œuvre sérieuse que Jacques Offenbach (1819-1880) rêvait d'écrire s'inspire, en effet, directement des recueils fantastiques d'Hoffmann.  Outre ces Contes d'Hoffmann, Casse-Noisette de Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893), Coppélia de Léo Delibes (1836-1891), Die Brautwahl de Ferruccio Busoni (1866-1924) et Cardillac de Paul Hindemith (1895-1963) sont autant d'adaptations pour la scène de l'un ou l'autre de ses récits.  Nul doute que la Symphonie Fantastique d'Hector Berlioz (1803-1869) y ait également puisé une part de son inspiration : je m'étonne d'ailleurs qu'il ait fallu attendre 2007 pour qu'on publie une thèse (aux USA !) sur le rapport probable entre ces deux génies ("Berlioz, Hoffmann and the Genre fantastique (sic) in french Romanticism", by Francesca Mary Brittan (Cornell University).

Quant aux Kreisleriana de Robert Schumann (1810-1856), elles confient, au piano, l'évocation du personnage principal du conte éponyme.

Même le septième art s'est épisodiquement souvenu de Hoffmann dans l'une ou l'autre adaptation de ses Contes fantastiques : Hoffmanns Erzählungen (1914 !) réalisé par Richard Oswald et The Tales of Hoffmann (musical, 1951) réalisé par Michael Powell et Emeric Pressburger. 

Enfin les psychanalystes, Sigmund Freud et Carl Gustav Jung se sont tout naturellement penchés sur le cas Hoffmann, tentant d'étudier l'incidence, sur son inspiration, des poussées névrotiques auxquelles il était fréquemment sujet.

Car cet homme qui possédait les talents les plus multiples et une santé nerveuse fragile connut une fin plutôt pitoyable, qu'il avait (in)volontairement planifiée.  Ne craignant pas le surmenage et entretenant les flammes de son imagination par tous les moyens dont les artistes sulfureux ont le secret, l'alcool et le tabès finirent par se disputer ses derniers instants, sans que l'on sache, avec exactitude, lequel l'a emporté.