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Lukas Foss (1922-2009) est né Lukas Fuchs, à Berlin, où il a suivi un premier enseignement musical. D'origine juive, sa famille a fui l'Allemagne, en 1933, pour s'installer provisoirement à Paris, où il a poursuivi ses études de piano, de composition et d'orchestration. En 1937, un climat incertain a poussé la famille Fuchs à émigrer aux USA et à changer de patronyme. Le jeune Lukas recevra la nationalité américaine en 1942.
Enfant prodige, il s'est exercé à la composition dès l'âge de 7 ans, a publié ses premiers essais à 15 ans et a remporté, à 22 ans, le New York Music Critic's Award pour sa cantate The Prairie, une oeuvre créée par le grand chef (de choeur) Robert Shaw. En 1945, il a été le plus jeune compositeur à recevoir une bourse Guggenheim.
Foss a poursuivi ses études au fameux Curtis Institute of Music de Philadelphie, avec pour professeurs, Isabelle Vengerova (piano), Rosario Scalero (composition) et Fritz Reiner (direction d'orchestre). C'est au Curtis qu'il a rencontré Leonard Bernstein (1918-1990) avec qui il a noué une longue amitié collaborative : ainsi, en 1960, Bernstein a dirigé la première de Time Cycle de Foss et celui-ci lui a rendu la politesse, un an plus tard, en créant Danses symphoniques de West Side Story. Leur complicité ne s'est jamais démentie et, simple exemple, Bernstein a fêté Foss dans l'un de ses 4 cycles "Anniversaries" pour piano (For Lukas Foss).
A ses débuts, Foss a hésité entre trois tendances stylistiques traditionnelles :
1) La tradition américaine, incarnée par Virgil Thomson (1896-1989, Symphony on a Hymn Tune) et Aaron Copland (1900-1990, Appalachian Spring), lui a inspiré The Prairie (1943).
2) La tradition du chant hébraïque lui a dicté de très belles Cantates bibliques : Song of Anguish (1945), The Song of Songs (Le Cantique des Cantiques, 1946, Part 1, Part 2), A Parable of Death (1952) et Psalms (1956).
3) Le néo-classicisme baigne un beau Concerto pour hautbois (1947, Moderato-Allegro, Andante, Moderato-Allegro), deux Symphonies de jeunesse n°1 (1944) et n°2 (1945, Symphony of Chorales) et deux Concertos pour piano, n°1 (1947, en fait une adaptation d'un premier Concerto pour clarinette) et n°2 (1949).
Foss a simultanément perfectionné sa direction d'orchestre avec le grand chef, mécène et compositeur russe Serge Koussevitzky (1874-1951) et la composition avec Paul Hindemith (1895-1963). Au décès d'Arnold Schoenberg (1874-1951), il a hérité de la charge de professeur à l'Université de Californie Los Angeles (UCLA, 1953). Celle-ci pensait probablement remplacer un homme qui avait bouleversé les traditions par un homme qui allait les restaurer mais les choses ne se sont pas passées ainsi : Foss a en effet pris l'initiative d'entamer des recherches avant-gardistes et de les enseigner. Pour parvenir à ses fins, il a fondé "The Improvisation Chamber Ensemble" devant servir de laboratoire pour ses expérimentations musicales. On trouve les résultats de ses expériences dans des œuvres où il a repris à son compte (et à sa manière !) des techniques dodécaphoniques et sérielles combinées avec des éléments d'improvisation contrôlée voire aléatoire. Dans ce registre, Time Cycle (1960) s'impose aujourd'hui comme une de ses plus grandes réussites, en tous cas l'une de celles dont il était particulièrement satisfait (Ne fuyez surtout pas trop vite, commencez éventuellement pas l'air conclusif O Mensch, gib Acht, un lointain adieu à Gustav Mahler). L'oeuvre a été créée (et entièrement bissée !) sous la direction de Leonard Bernstein avec insertion d'interludes improvisés qui figurent dans l'enregistrement réalisé ultérieurement par le même Bernstein. Par contre, je vous dispense d'écouter Echoi (1963), Thirteen Ways of looking at a Blackbird, Geod (1969, pour grand orchestre et choeur optionel) et Orpheus and Euridice (1983), autant d'oeuvres expérimentales (sérielles, aléatoires,...) pouvant décourager les oreilles sensibles.
Par la suite, Foss s'est assagi, cherchant le moyen de concilier le résultat de ses recherches avec son attirance naturelle pour les musiques d'un passé parfois lointain (Cf l'interview ci-après), cela dans une langue musicale indifféremment Renaissante (Measure for Measure, 1980, un délicieux hommage à Salomone Rossi (1570-1630)), néoclassique (Baroque Variations, 1967, sur des thèmes transfigurés de Haendel, Scarlatti et Bach, ou Renaissance Concerto, 1985, pour flûte & orchestre), néo-modale ou minimaliste (Music for Six, 1977, dans la mouvance rythmique de Steve Reich).
Foss ayant beaucoup voyagé dans son pays d'adoption, il a occupé des postes de direction à Buffalo, Milwaukee, Brooklyn et surtout Boston à partir de 1991. C'est à Boston qu'il a contribué à fonder l'école éponyme regroupant quelques musiciens de valeur (Harold Shapero, Irving Fine, Arthur Berger, ...). Cela dit, il est impossible d'étiqueter Foss comme relevant d'une école particulière. Je le situerais plutôt en bonne place au sein du mouvement d'émancipation de la musique savante juive, celle-ci fort discrète avant 1900, à de rares exceptions près (Cf à ce sujet une note explicative dans cette chronique antérieure ainsi que le site du Milken Archive of Jewish Music).
Un catalogue (incomplet) des oeuvres de Foss est disponible sur Wikipedia. Les dates de composition (éventuellement de révision) y sont mentionnées, permettant de suivre l'évolution stylistique du compositeur. Outre les oeuvres déjà mentionnées, on y trouve essentiellement un répertoire symphonique et chambriste.
Foss a composé 4 symphonies qui ont longtemps dû se contenter d'interprétations peu dignes d'elles, jugez-en : Symphonies n°1 (1944), n°2 (Symphony of Chorales, 1945), n°3 (Symphony of Sorrows, 1989), n°4 (Window to the past, 1995). Ce scandale appartient au passé depuis que ces oeuvres ont fait l'objet de gravures soignées dans la cadre du Boston Modern Orchestra Project (Essentiel !).
Outre les deux Concertos pour piano déjà évoqués, ne passez pas à côté du beau Concerto pour la main gauche (1993), une oeuvre composée pour et jouée par Leon Fleisher, le grand pianiste alors handicapé par une dystonie focale à la main droite.
Le Concerto n°2 pour clarinette (1988) est un arrangement d'oeuvres instrumentales antérieures, tandis que le Concerto pour guitare (American Landscape) n'est pas daté (que je sache).
Salomone Rossi Suite (1974, n°5 à 10) emprunte ses motifs au compositeur Salomone Rossi, connu comme l'un des rares compositeurs juifs de l'époque baroque.
Foss, chef d'orchestre, n'a pas légué un héritage impérissable à la postérité : la concurrence était rude et, pour ne rien arranger, la qualité sonore était rarement au rendez-vous. Sans surprise, c'est quand il a dirigé ses propres oeuvres qu'il a le mieux convaincu : Folksongs for orchestra, 1975, à la tête du St Louis Symphony Orchestra, Night Music (A la mémoire de John Lennon), 1980, à la tête du Brooklyn Philharmonic Orchestra et Elegy for Anne Franck, pour récitant(e) ad libitum (Ici Audrey Hepburn !) & orchestre, 1990, à la tête de l'Oslo Philharmonic Orchestra.
La musique de chambre, moins abondante, se situe un peu en retrait par rapport à la musique symphonique. Voici quelques pièces d'un inventaire quelque peu disparate :
3 Pièces pour flûte & piano (1944)
Capriccio pour violoncelle & piano (1948)
Elytres pour 2 flûtes & Ensemble (1964)
Parmi 5 Quatuors composés, seuls les Quatuors n°1 (1947, mériterait un meilleur enregistrement !) et n°3 (1976, accrochez-vous !) semblent disponibles à l'écoute.
Bien que bon pianiste, Foss a peu composé pour cet instrument et son oeuvre pour clavier tient sur un seul (mais beau !) CD enregistré par Scott Dunn chez Naxos (Scherzo Ricercato, 1953). Fantasy Rondo (1944) est une oeuvre plaisante de jeunesse et Solo for piano (1981) est une pièce minimaliste en écriture dodécaphonique qui se conclut sur un retour à la tonalité !
Foss a composé jusqu'à un âge avancé mais les oeuvres postérieures à l'an 2000 ont été peu voire pas enregistrées, le compositeur étant apparemment passé de mode. Parmi ses œuvres tardives, on compte les Quatuors à cordes n° 4 (1999) et 5 (2000), Solo Transformed (2000) pour piano et orchestre et un ensemble de pièces pour orchestre : Symphonic Fantasy (2001), Baroque Meditations (2003), Concerto for orchestra (2002) et Concerto for Band (2002). For Aaron pour orchestre de chambre (2002) est un hommage à Aaron Copland pour le 10ème anniversaire de sa disparition.
Lukas Foss a profondément contribué à la diffusion et à l'appréciation de la musique du 20ème siècle aux USA. Il l'a fait tel un homme de la Renaissance, en se souvenant des modèles qui l'ont inspiré. Il s'est expliqué sans détour à ce sujet lors d'interviews ou de conférences d'une grande lucidité. Je ne peux dès lors mieux faire que le citer lorsqu'il a pris la parole en deux circonstances choisies :
1. Lorsqu'il a été interviewé par Bruce Duffie, en 1987; le dialogue est intéressant, les questions étant aussi pertinentes que les réponses (et réciproquement) !
Note. Bruce Duffie est un chroniqueur radiophonique qui s'est fait une spécialité d'interviewer des personnalités du monde musical dont plusieurs centaines (!) de compositeurs.
2. Lors d'une conférence (parmi d'autres), intitulée A Twentieth-century composer's confessions about the creative process, où il a dévoilé (sa conception de) la place de la Musique parmi les Arts; profond !
Traduits et condensés pour la circonstance, ces textes révèlent la haute idée que Foss se faisait du "métier" de compositeur.
BD : Où se situe, en musique, l’équilibre entre l’art et le divertissement ?
LF : C’est une question intéressante. Il y a certainement de grandes œuvres d’art qui ne sont pas vraiment divertissantes, et d’un autre côté, il y a des œuvres d’art qui le sont vraiment. Ce n'est certes pas moins artistique quand c’est divertissant, cela dépend du compositeur, de l’époque à laquelle il a vécu et de ce qu’il a essayé de faire ! Le Mariage de Figaro demeure bien plus divertissant que n’importe quel spectacle de Broadway que j’ai vu, qui n’est que du divertissement pur ! Mais bien sûr, cela en dit peut-être plus sur moi que sur ce dont je parle.
BD : Attendez-vous une préparation particulière de la part du public qui vient écouter votre musique ?
LF : Soyons honnêtes, quelqu’un qui ne connaît que la musique ancienne peut avoir du mal avec notre musique nouvelle, même si elle est divertissante. Inversement, quelqu’un qui ne connaît que la musique nouvelle peut aussi avoir du mal avec ma musique, car elle est profondément enracinée dans le passé. Je suis devenu musicien à cause de Bach, Mozart et Beethoven, et j'ai été marqué à vie. C’est ainsi que tout a commencé et je ne vois pas la nécessité de le cacher. Cependant, j'ai connu dans les années 1960/70, une période pendant laquelle je me suis aventuré dans l'avant-garde expérimentale, si loin que vous ne pourriez peut-être plus dire d'où je venais (Ni Bruit ni Vitesse, 1970). Puis, assez curieusement, à l'époque du Bicentenaire (de la déclaration d'indépendance des 13 colonies britanniques, en 1776), quand j'ai reçu la commande de mon American Cantata (Démarrez en 8:00 sous peine d'abandonner prématurément !), j'ai ressenti le besoin d'être à nouveau américain dans ma musique, comme je l'avais été à mes débuts. J'ai commencé à combiner l'audace de ma musique plus récente avec mon style traditionnel antérieur et j'ai découvert que je pouvais être tout aussi fou, tout en étant en même temps, dans une certaine mesure, traditionnel ! C'est probablement ce qui caractérise ma musique plus récente.
BD : Vous continuez dans ce même style ou allez-vous vous aventurer dans une nouvelle direction ?
LF : Chaque pièce est comme la résolution d’un nouveau problème, donc je ne sais jamais ce qui va suivre. Tashi, une pièce instrumentale particulièrement brillante dans ses mouvements pairs (II, IV, 1986), a suivi Renaissance Concerto (1985), fruit d'un amour particulier pour la musique de cette époque. Cette oeuvre m’a ensuite rendu la tâche très difficile pour la pièce suivante. Lorsque j’ai commencé Tashi, j’étais encore amoureux de la Renaissance et je me suis demandé comment j'allais faire pour me débarrasser d'elle !. Il m’a fallu un mois de travail acharné, d’effacement et de réessais, pour que je commence à mettre sur papier quelque chose qui vaille la peine. Je ne sais jamais vraiment à quoi ressembleront mes prochaines œuvres : après Tashi, j'ai envisagé une pièce pour violon & piano à nouveau américaine, Central Park Reel (1987), et c'est une pièce dansante d'allure quasiment country !
BD : Comment sélectionnez-vous les commandes que vous acceptez et celles que vous refusez ?
LF : D'emblée tout est simple car je les accepte généralement. Et puis je me retrouve en difficulté parce que je manque de temps et que j'ai plusieurs commandes en retard ! Parfois il faut me résoudre à abandonner, faute d'avoir une idée suffisamment précise de ce que je veux composer.
BD : Comment savez-vous qu'un morceau de musique sur lequel vous travaillez est terminé ?
LF : Eh bien, c'est une bonne question, d'autant que je ne cesse de le réviser parfois même après la création. Je suis un réviseur chronique.
BD : Bon, alors que ferez-vous de l'historien qui fouillera dans vos tiroirs et vos poubelles, histoire de tenter de restituer une version originale ?
LF : Je pense que ce serait stupide. Par exemple, je ne vois pas l'intérêt d'exhumer (l'ouverture) Léonore 1 de Beethoven sauf pour envisager une étude comparative des versions Léonore 1, 2, 3 et Fidelio et montrer toute l'évolution. Mais alors cela devient une salle de classe ! Note. Beethoven a composé Léonore 1 pour la création pragoise de son opéra Léonore. Celle-ci n'a jamais eu lieu et Beethoven a rangé l'oeuvre dans un tiroir. Elle n'a refait surface que tardivement et a été annexée au catalogue officiel sous le n° d'opus 138. Foss semble en minimiser l'importance dramatique cependant elle est fort belle.
BD : Mais les compositeurs sont-ils toujours les meilleurs juges de ce qui est bien et de ce qui ne l'est pas ?
LF : La plupart du temps oui, sauf peut-être dans le cas de compositeurs qui restent étudiants toute leur vie parce qu'ils ont commencé très tard, comme Bruckner voire Schumann. Schumann est un maître, mais il a aussi connu certains problèmes d'orchestration. A cet égard, il est intéressant de suivre ses propres révisions de sa Symphonie n°4. Au plan de l'orchestration, la version primitive (1841, superbe interprétation de Simon Rattle) me semble meilleure, dépourvue des trémolos qui encombrent la version tardive de 1851. Par contre, les révisions de notes apportent de réelles améliorations, comme quoi il faut rester prudent, c'est d'ailleurs la version tardive qui s'est imposée au concert ! A l'opéra, on fait parfois des changements pour des raisons extra-musicales qui ne sont pas toujours justifiées.
BD : Etes-vous l'interprète idéal de votre propre musique ?
LF: Non. Je suis trop indulgent avec l'orchestre quand il s'agit de ma musique, trop heureux de reconnaître ma musique et ce n'est pas très bien ! J'ai beau essayer d'être plus dur avec ma propre musique mais je n'arrive pas tout à fait à obtenir ce que j'obtiens (de l'orchestre) dans le répertoire classique. De plus, je connais les classiques par cœur, alors que quand dirige ma musique, mes yeux demeurent rivés sur la partition que je ne connais pas depuis très longtemps. Je ne dirige jamais ma propre musique par cœur.
BD : Devriez-vous passer plus de temps à étudier votre musique ?
LF : Oui, mais c'est ennuyeux ! Après avoir passé des milliers d'heures à la composer, commencer à l'étudier du point de vue du chef d'orchestre est très exigeant ! Le danger est que l'orchestre s'impatiente parce que je ne semble pas connaître ma propre partition !
BD : Vous avez écrit des œuvres théâtrales ...
LF : Oui, des opéras. J'ai écrit un petit opéra en un acte et deux scènes, The Jumping Frog of Calaveras County (1949, dont il ne reste guère que Lulu's Song), d'après la célèbre nouvelle de Mark Twain. Plus tard, Gian Carlo Menotti m'a appelé car il voulait un mini-opéra d'une durée approximative de neuf (!) minutes pour "son" festival de Spoleto. Vu sa durée, Introductions and Good-byes (1959) est plutôt un monodrame pour baryton accompagné. L'oeuvre a été créée par Leonard Bernstein. Enfin, j'ai écrit un grand opéra en trois actes qui occupent toute une soirée, Griffelkin (1955). Il date heureusement de ma période néo-classique, ce qui lui a garanti d'être chantable face à un orchestre allégé, à la manière du "Rake's Progress" de Stravinsky (1951) auquel il emprunte bien des tournures (Cf la plage 12). L'oeuvre a été enregistrée chez Chandos. J'aime beaucoup Griffelkin et je pense qu'au bout du compte ce sera un autre Hansel et Gretel mais en mieux ! Il est construit sur un texte du conte de fées que ma mère me racontait quand j'avais sept ans ! Je l'ai tellement adoré qu'elle en a fait un petit livret sur lequel j'ai commencé composer à l'âge de huit ans, mais malheureusement, un an plus tard, j'ai réalisé que mon acte 1 était enfantin et j'ai abandonné le projet. Quand ma mère est morte, en sa mémoire, j'ai demandé au poète anglais Alastair Reid d'écrire un nouveau livret pour moi, un livret pour adulte basé sur le livret de ma mère. C'est devenu Griffelkin.
BD : Etes-vous globalement satisfait des interprétations que vous entendez de vos œuvres ?
LF : J'ai connu des interprétations horribles et d'autres merveilleuses. En tant que compositeur, on rencontre de tout. La plupart des interprétations sont, bien sûr, juste assez bonnes. Une grande exception est celle que je fais actuellement avec Tashi, qui est magnifiquement préparée. Je m'émerveille de la patience de ces musiciens. C'est tout simplement génial, vu la peine qu'ils ont prise pour apprendre le morceau et la façon dont ils veulent sonder le sens de chaque note. Mais cela donne une interprétation inspirée, et il n'est pas étonnant qu'elle soit définitivement l'une de mes œuvres les plus réussies jusqu'à présent.
BD : Permettez-moi de vous interroger sur toute cette prolifération d'enregistrements. Est-ce que cela a été une bonne ou une mauvaise chose pour le public des concerts ?
LF : Je pense que c'est une bonne chose. Au début, les gens pensaient que cela mettrait fin à la pratique de la musique en direct, mais ce n'est pas le cas. Je pense donc que c'est une bonne chose de permettre aux gens d'avoir à disposition un morceau qu'ils aiment quand ils le souhaitent.
BD : Pensez-vous que cela crée un faux sentiment d'attente lorsqu'ils viennent dans une salle de concert ?
LF: Bien sûr, le public a tendance à vouloir entendre les grands chefs-d'œuvre comme il les a toujours entendus, comme un enfant veut toujours entendre la même histoire avant - au mot près - de s'endormir ! Je crains qu'il y ait un peu de cet enfant dans chaque membre du public.
BD : On programme de plus en plus de musiques nouvelles.
LF : C'est important, pour le public et pour la programmation; il est important que la nouvelle musique soit entendue, et c'est pourquoi je la défends même si, souvent, cela signifie diriger une pièce à laquelle je ne crois pas vraiment, surtout après l'avoir répétée et que je trouve qu'elle ne répond pas vraiment à mes attentes.
BD : Y a-t-il une place sur la scène du concert pour des pièces qui ne sont pas des chefs-d'œuvre ?
LF : Eh bien, oui, car de nombreuses œuvres sont intéressantes et significatives sans être pour autant des chefs-d'œuvre. Elles ont peut-être des défauts, mais, au bilan, elles s'en sortent plutôt bien. Est-ce que cela suffira, on verra, mais au moins on aura fait quelque chose de passionnant au service de jeunes compositeurs.
BD : Avec tout ça, êtes-vous optimiste quant à l'avenir de la musique ?
LF : Ni optimiste, ni pessimiste, je serais bête de me lancer dans la prophétie. Je n'en sais pas plus que quiconque sur la musique du futur et si j'en savais plus, je l'écrirais ! Il est déjà assez difficile pour nous, êtres humains, de vivre dans le présent. La plupart d'entre nous vivons dans le passé, ce qui n'est pas si mal. L'avant-garde, ce n'est pas la musique du futur, c'est juste le présent !
BD : Vous vénérez Bach, Mozart et Beethoven, y a-t-il des gens qui écrivent aujourd'hui qui sont dans cette catégorie ?
LF : Je serais surpris parce que ce sont des demi-dieux. Mais il n'est pas nécessaire d'être dans cette catégorie et les grands musiciens dont nous aimons la musique sont aussi intéressants. Peut-être avons-nous des compositeurs de ce calibre quelque part qui sont inconnus parce qu'aujourd'hui il est très difficile de se faire connaître à moins d'avoir un talent pour le succès. Vous savez ce que c'est que la publicité. Peut-être faut-il un talent particulier pour réussir à être connu de son vivant, Haendel et Bach ne l'avaient pas ! Ce n'est pas nouveau : les princes étaient les faiseurs de goût du temps de Haydn et de Mozart. Aujourd'hui, c'est la presse, la radio et la télévision. Les médias sont les princes et les faiseurs de goût aujourd'hui. Si vous êtes protégé par le New York Times, vous avez tout pour plaire, du moins aux États-Unis. Mozart, à Vienne, il n'a pas eu d'emploi !
BD : Qu'en est-il du côté populaire de la musique ? Le "rock" est-il de la musique ?
LF : Les musiques populaires sont diverses et je dirais que tout dépend de qui les font, comme pour tout le reste. J'aimais beaucoup la musique des Beatles parce qu'à l'époque, les Beatles faisaient quelque chose d'incroyable. Mais ensuite, bien sûr, on en abuse, on commercialise et on se lasse. La musique folk est comme les fleurs fraîches qui ne durent pas longtemps; mais quiconque reçoit des fleurs artificielles envie les fleurs fraîches.
BD : Où va la musique aujourd'hui ?
LF : Je ne sais vraiment pas, mais je sais une chose : ce n'est pas ce qui est à la mode qui sera l'avenir. Quand quelque chose est à la mode, vous savez déjà que ce ne sera pas la prochaine mode; c'est déjà en voie de disparition. L'Art véritable ignore les modes.
Composer c'est mettre des choses ensemble. N’importe qui peut assembler des choses qui vont ensemble mais assembler des choses qui ne vont pas ensemble et les faire fonctionner, cela demande un génie particulier.
Beaucoup de gens s'accrochent encore à l'idée romantique voire hollywoodienne d'un génie, par exemple Beethoven, marchant au milieu d'un orage et y puisant l'inspiration. Nous ne ferions jamais ça à un scientifique. Nous n’imaginons pas Einstein traversant un orage et soudain la théorie de la relativité lui apparaît. Pourquoi sommes-nous si naïfs à l’égard des artistes ? Parce que l’art est censé être émotionnel et la science intellectuelle ?
Il est évident que tout ce qu'un scientifique découvre ou invente est basé sur des découvertes et des inventions antérieures. Il en va de même pour les arts, l'invention ne tombe pas du ciel et tout créateur a une dette envers la création passée. L'artiste tombe passionnément amoureux d'une œuvre d'art qui existe déjà et son désir immédiat est de faire la même chose. La plupart des gens pensent qu'un artiste essaie d'être original mais l'originalité ne tombe pas du ciel. Un artiste veut s'exprimer, faire ce qu'il aime. Pendant des années, cela peut signifier imiter puis un jour, une porte s’ouvre et une nouvelle pensée entre : pourquoi ne pas essayer celle-ci à la place ? Du coup, il fait quelque chose d'original, presque malgré lui. Stravinsky disait : on peut toujours emprunter voire voler, mais jamais à soi-même. Pourquoi m’approprierais-je quelque chose qui m’appartient déjà ?
Les influences sont enrichissantes et on les retrouve dans toutes les œuvres d'art, même les plus originales. Les musicologues et les critiques sont fiers de détecter l'influence d'un compositeur sur un autre mais ce qui compte c'est de voir ce que l'artiste a fait de cette influence. Que Stravinsky ait utilisé les classiques comme une influence majeure est évident; ce qui est intéressant, c'est ce qu'il en a fait, comment, par exemple, il a transformé Bach ou Pergolèse en Stravinsky. Il est paradoxal qu'en nous immergeant dans ce que nous aimons, nous trouvions notre voie. Voilà pourquoi il ne faut jamais cesser d'étudier les chefs-d'œuvre du passé. C'est peut-être pour cela que je n'ai jamais été particulièrement attiré par la musique électronique : il me manque l'immersion amoureuse.
Mes élèves me demandent souvent quel devrait être leur prochain projet. Mon conseil : plongez-vous dans la musique que vous aimez et vous découvrirez votre prochain projet. Stravinsky, encore lui, précisait : "Je sais ce que je veux faire, et puis je fais autre chose". En bref, il se réserve le droit de faire autrement, de changer d’avis. Pour moi, les meilleurs moments sont ceux où je change d'avis car c'est un signe qu'il me vient une idée.
Composer, ce n'est pas pêcher des sons. La bonne musique ne nous fait pas seulement sentir bien ("confortable"), elle nous rend heureux. Se sentir bien, c'est bien. La musique folk, la musique rock, la bonne musique minimaliste peuvent me faire sentir bien, mais une (bonne) musique élaborée me rend plus sûrement heureux. Quelle est la différence ? Lorsque la pièce minimaliste est terminée, je me réveille de mon bien-être. C'est comme une drogue. Lorsque l'effet de la drogue se dissipe, vous êtes aussi malheureux qu'avant, alors qu'une véritable œuvre d'art vous rend heureux de façon durable, on comprend quelque chose qu’on ne comprenait pas avant.
On peut composer une pièce répétitive à condition qu'elle soit couplée à un développement. Il n'est pas interdit de changer de style si cela se fait progressivement, de sorte qu’on ne se rend pas compte du changement de technique. Pourquoi un artiste devrait-il se limiter à une seule technique ? Certes de nombreux artistes le font; ils disent : "Je suis un minimaliste ou un dodécaphoniste ou un néoclassique". Bien entendu, chacun doit utiliser la technique qu’il souhaite. Mais je trouve qu’il est infiniment plus difficile de combiner plusieurs techniques dans la même pièce, la musique qui en résulte est plus stimulante et on est davantage susceptible de vouloir la réentendre.
Je crois que le seul critère pour faire une évaluation intelligente d’un morceau de musique est : est-ce qu'elle donne envie de l’écouter à nouveau ? La pièce qui fait simplement du bien demande rarement plus d’une ou deux auditions. Mais si elle est élaborée, on peut l’entendre encore et encore, car elle révèle à chaque fois des aspects différents. Pour cette raison, elle ne se démode pas.
Souvent, lorsque je compose, cela me semble une entreprise insensée. Comment peut-on ajouter de manière significative à tout ce qui a déjà été créé ? Pourquoi investir des milliers d’heures de travail, sans récolter souvent aucune récompense, aucun applaudissement, aucun intérêt ? En tant que chef d’orchestre, vous recevez des applaudissements après trois jours de répétition. En tant que compositeur, vous devrez peut-être attendre votre mort.
En revanche, vous êtes moins vulnérable aux critiques en tant que compositeur. Lorsque les critiques donnent une mauvaise critique à un artiste, c’est comme un verdict de jury, sans espoir de recours. C'est le pouvoir des médias. Vous pouvez gérer cela en tant que compositeur parce que l’œuvre existe, elle est écrite et elle (re)parlera d'elle-même lors de sa prochaine représentation. Aujourd'hui, les compositeurs considèrent souvent les médias comme Haydn ou Mozart ont pu considérer leurs princes. C'étaient les faiseurs de goût de l'époque. Si vous n'étiez pas soutenu par la cour, vous n'existiez pas vraiment. Aujourd'hui, de nombreux artistes ont le sentiment que s'ils ne sont pas soutenus par les médias, ils n'existent pas. C'est un véritable danger, qui oblige l'artiste à passer beaucoup de temps précieux à se construire une image.