Faits divers

L'argent du thé russe : la Fondation Koussevitzky

Deux fondations, Sacher et Koussevitzky, encouragent la création musicale depuis bientôt 100 ans, poursuivant leur vocation bien après le décès de leur promoteur. Elles ont en commun d'avoir été créées par un chef d'orchestre avec les fonds générés par les fortunes de leurs épouses respectives : Maja Stehlin-Sacher était l'héritière par alliance du groupe pharmaceutique Hoffmann-La Roche et Natalia Ushkov-Koussevitzky de l'empire du thé russe. J'ai évoqué la Fondation Sacher dans une chronique consacrée à la musique suisse donc je n'y reviens pas.

Octobre 1938
Octobre 1938

Serge Koussevitzky (1874-1951) est un musicien russe d'origine juive. Incroyablement doué, il a pratiqué le piano, le violon, le violoncelle et même la trompette ! Toutefois c'est la contrebasse qui fut son instrument de prédilection, qu'il a pratiquée au sein de l'orchestre du Bolchoï et pour laquelle il a écrit, en 1905, avec l'aide de Reinhold Glière, un Concerto toujours au répertoire (pas un chef-d'oeuvre mais les solistes ne le boudent pas, ce genre d'oeuvres ne courant pas les rues !).

La même année, il divorça de la ballerine Nadezhda Galat, pour épouser Natalia Ushkov. Définitivement à l'abri du besoin, il put démissionner du Bolchoï et démarrer une carrière internationale qui n'allait plus connaître de frein. On raconte qu'il suivit, à Berlin, les leçons de direction d'orchestre d'Arthur Nikisch, le rétribuant en remboursant ses dettes de jeu ! Nikkish, à l'époque chef permanent du Berliner Philharmoniker, lui permit de faire ses premiers pas à la tête de sa prestigieuse phalange, on ne prête qu'aux riches !

C'est en 1909 que Koussevitzky prit la décision de mettre une partie de "sa" fortune au service des compositeurs, russes dans un premier temps, puis bientôt provenant du monde entier. Ses premières actions furent d'éditer nombre d'euvres de Serge Rachmaninov, Alexandre Scriabin, Serge Prokofiev, Nikolai Medtner et Igor Stravinsky, un compositeur dont il détint longtemps l'exclusivité presque totale. Mieux encore, il fit jouer leurs oeuvres lors de tournées (sur la Volga !) par un orchestre fondé pour la circonstance ! Déjà gagné par le virus du partage de la musique, il prit soin de démocratiser le prix de ces concerts afin de les rendre accessibles au plus grand nombre. Cela dura effectivement jusqu'à la première guerre mondiale.

En 1920, il quitta la Russie lorsqu'il devint clair que la Révolution représentait un danger pour ses projets (L'expropriation immobilière acheva de convaincre le couple). Il rejoignit Berlin puis surtout Paris où il fonda la série des fameux Concerts Koussevitzky (1921-1929) qui fut le lieu de création de quelques oeuvres devenues célèbres : Pacific 231 d'Arthur Honegger, Suite en fa d'Albert Roussel, Concerto n°1 pour violon et Symphonie n°2 de Serge Prokofiev et les célébrissimes Tableaux d'une exposition de Maurice Ravel (d'après l'oeuvre pour piano de Modeste Moussorgski).

Entre-temps, il fut invité à remplacer Pierre Monteux à la tête du Boston Symphony Orchestra et ce fut le début d'une collaboration exemplaire qui allait durer 25 ans (1924-1949). Il ne se contenta pas d'introduire l'orchestre dans le cercle fermé des Big Five Orchestras (avec New York, Chicago, Philadelphie et Cleveland) mais il initia l'orchestre (et le public !) à la création contemporaine. Pour ce faire, il commanda près de 130 partitions à quelques-uns des meilleurs compositeurs de l'époque et qui allaient d'ailleurs devenir de grands classiques du 20ème siècle : Maurice Ravel (Concerto en sol), Béla Bartók (Concerto pour Orchestre), Serge Prokofiev (Symphonie n°4), Paul Hindemith (Musique pour cordes & cuivres), Igor Stravinsky (Symphonie de Psaumes), Arnold Bax (Symphonie n°2), Francis Poulenc (Gloria) et Olivier Messiaen (Turangalila-Symphonie)!

Reconnaissant envers son pays d'adoption, Koussevitzky a particulièrement encouragé l'essor de la musique américaine, George Gershwin (Rhapsodie n°2, à ne pas confondre avec la n°1, in Blue), Roger Sessions (Concerto pour violon), Roy Harris (Symphonie n°3), Douglas Moore (1893-1969) (The Ballad of Baby Doe), Leonard Bernstein (The Age of Anxiety, désolé pour la qualité du son mais vous assistez à la création de l'oeuvre en différé, avec le compositeur au piano !), Howard Hanson (Symphonie n°2), Lukas Foss (Symphony of Chorales), David Diamond (Symphonie n°2) etc. La plupart de ces oeuvres ont été enregistrées, pour la label RCA, par Koussevitzky en personne à la tête de son BSO.

Serge & Olga Koussevitzky
Serge & Olga Koussevitzky

Soucieux de pérenniser cette tradition de mécénat, Koussevitzky créa une Fondation, en 1942, lors de la disparition prématurée de Natalia Ushkov. Olga Koussevitzky, la troisième épouse, en reprit la présidence lors du décès de son mari et voilà pourquoi elle porte - étrangement - le nom de Fondation Serge et 0lga Koussevitzky (vous suivez toujours ?). Un grand nombre d'oeuvres sont nées sous les auspices de cette fondation, en vrac :

Darius Milhaud (Symphonie n°2, 1943), Aaron Copland (Appalachian Spring, 1943 et Symphonie n°3, 1946), Igor Stravinsky (Ode in memoriam Natalia Koussevitzky, 1944), Benjamin Britten (Peter Grimes, 1945, exigez la version de John Vickers), Gian Francesco Malipiero (Symphonie n°4, 1946, mais il en a écrit 17, enregistrées chez Naxos !), Harold Shapero (Symphonie pour orchestre classique, 1947, une oeuvre qui plaira aux nostalgiques des années 20 (1820 ! mais ce n'est nullement une critique), Arnold Schoenberg (Un survivant de Varsovie, 1947, mélodrame bouleversant), Marc Blitzstein (Regina, 1948, une musique moins légère qu'il y paraît), Samuel Barber (Knoxville, 1948 et Prayers of Kierkegaard, 1954), Luigi Dallapiccola (Tartiniana prima, 1951, étonnant pasticcio à ne pas confondre avec Tartiniana seconda datée de 1956), Ernest Bloch (Sinfonia Breve, 1952), Oliver Knussen (Ophelia Dances, 1952), Carlos Chavez (Symphonie n°5, 1953), Walter Piston (Symphonie n°3, 1954), Leonard Bernstein (Serenade, 1954), Goffredo Petrassi (Concerto n°5 pour orchestre, 1955), Roy Harris (Symphonie n°7, 1955), Arthur Honegger (Symphonie n°5, 1955), Irving Fine (String Quartet, 1956), Henri Dutilleux (Symphonie n°2, 1959), William Schuman (Symphonie n°7, 1960), Edgard Varese (Nocturne, 1961, à ne pas ignorer !), Michael Tippett (King Priam, 1961), Luciano Berio Traces (1963), Karlheinz Stockhausen (Mixtur, 1964, oreilles sensibles s'abstenir !), George Crumb (Madrigals Books I and II, 1965), Morton Feldman (Four Instruments, 1965), Peter Maxwell Davies (Revelation and Fall, 1966), Arthur Berger (Septuor, 1966), William Walton (The Bear, 1967, une pochade très enlevée, dans la veine du Candide de Bernstein), Gyorgy Ligeti (Ramifications, 1969), John Cage (Cheap Imitation, 1969), Jacob Druckman (Windows, 1972), Krzysztof Penderecki (Concerto n°1 pour violoncelle, 1972), Lou Harrison (Elegiac Symphony, 1975), Harrison Birtwistle (Silbury Air, 1977), Steve Reich (Three Movements, 1986), Jonathan Harvey (Timepieces, 1987) et John Adams (Eros Piano, 1989).

La Fondation Koussevitzky demeure active et on présume que cela durera tant que les banques ne feront pas faillite. Elle honore quasiment chaque année quelques jeunes compositeurs d'une commande dont elle assure la création. Le palmarès qui suit ne propose que des noms peu connus et personne ne peut garantir qu'ils le seront un jour (notez qu'aucune commande ne fut passée en 2009, la crise fut décidément partout). Les illustrations ne correspondent généralement pas aux oeuvres commandées mais elles renseignent les musiciens qui ont déjà tiré leur épingle du jeu médiatique :

2001: Bright Sheng, Chou Wen-Chung, Kui Dong, Tamar Diesendruck, Thierry Lancino, Jason Eckardt, Justin Dello Joio, Eric Moe, Matthew Greenbaum et Derek Bermel; 2002 : Lior Navok, David Rakowski, Jonathan Dawe, Eric Lindsay, Tison Street, Barbara White et Mason Bates; 2003: Augusta Read Thomas, Jonathan Kramer, Harold Meltzer, David Taddie, Magnus Lindberg et Dan Yuhas; 2004 : Kee Yong Chong, Jing Jing Luo, Chinary Ung, Alexander Goehr, Wayne Peterson, Laura Schwendinger et John Corigliano; 2005 : Anthony Cheung, Melinda Wagner, Bruno Mantovani, Scott Wheeler, David Sanford, Carlos Sanchez-Gutierrez, Roger Reynolds, Poul Ruders et Jennifer Higdon; 2006 : William Kraft, Donald Harris, Gregory D'Alessio, Bernard Rands et Stephen Hartke; 2007 : Oliver Knussen, Sofia Gubaidulina (une passion passionnante !), Jonathan Keren, Philippe Leroux, Chester Biscardi et Edmund Campion; 2008 : Yu-Hui Chang, Zhou Long, Nicholas Maw, John Harbison, Miguel Chuaqui et Eric Chasalow; 2010 : Alvin Singleton, Roland Moser, Jukka Tiensuu, David Felder, Brian Current, Agustin Fernandez, Robert Dick et Mark-Anthony Turnage; 2011 : John Aylward, Arthur Kampela, Fang Man, Shih-Hui Chen, Benoit Mernier, Jacqueline Fontyn, James Mobberley et Claude Baker.

Une autre initiative heureuse prise par Koussevitzky fut la fondation, en 1940, du Tanglewood Music Center destiné développer la vie musicale américaine dans les domaines de l'enseignement, de la création et de l'interprétation, y compris la direction d'orchestre. Seiji Ozawa, en 1960, et Michael Tilson Thomas, en 1969, furent deux lauréats fameux.