Il était urgent d'accueillir un musicien allemand dans cette galerie contemporaine. J'aurais pu choisir Helmut Lanchenmann - l'intelligentsia musicologique aurait applaudi - mais c'eût été prendre le risque de perdre la confiance de mes lecteurs, désireux d'entendre une musique raisonnablement intelligible. J'ai donc opté pour Wolfgang Rihm, le seul choix alternatif car aujourd'hui, en Allemagne, les temps sont devenus durs et les très grands musiciens se comptent désormais sur les doigts d'une main. Voici un aperçu d'une oeuvre qui se révèle aussi fascinante que foisonnante.
Alors, me direz-vous, pourquoi tant de retard ? C'est qu'avec Rihm, rien n'est simple, c'est le moins qu'on puisse dire. Comme un fait exprès, tout le monde s'y est mis pour rendre le problème encore plus ardu : les commentateurs de la première heure, les exégètes actuels et même le compositeur. Voyons cela à tête reposée mais soyez prévenus, ce ne sera pas plus simple pour vous que cela ne l'a été pour moi.
Les premiers observateurs de l'oeuvre de Rihm ont été tellement déboussolés qu'ils ont accumulé les commentaires inappropriés. L'ascension publique de Rihm a véritablement commencé en 1974, lors de la création de Morphonie, dans le cadre du festival contemporain de Donaueschingen. A cette époque, bien que 30 années aient passé depuis l'extinction des feux de la dernière guerre, des cicatrices étaient encore bien présentes, y compris en musique. Les temps n'étant guère au divertissement musical, en Allemagne encore moins qu'ailleurs, la seule musique contemporaine recevable était volontairement ardue et cérébrale. Dans ce tumulte, Morphonie, a certes pu paraître en rupture avec l'avant-garde spartiate mais de là à résonner aux oreilles de certains comme émargeant au courant dit de la "nouvelle simplicité", il y avait précisément de la marge. Quelques musiciens honorés par ailleurs sur ce site (Arvo Pärt, John Tavener, Gavin Bryars et en fait beaucoup d'autres, ...) appartiennent clairement à ce courant, l'écoute de leur musique ne laisse aucun doute à ce sujet, mais quel rapport précisément avec le modernisme appuyé de Morphonie, peu susceptible de drainer les foules vers le concert ? Rihm a protesté contre ce rapprochement abusif, d'ailleurs il n'a jamais accepté de se laisser réduire à quelque simplicité que ce soit : il a toujours revendiqué une complexité technique nécessaire, à ne pas confondre avec la complication inutile.
Les exégètes actuels ne rendent pas davantage service à l'oeuvre de Rihm lorsque, croyant bien faire, ils commentent son oeuvre en des termes complètement sibyllins. Le compositeur détient, en effet, et bien involontairement je l'espère, le triste record du nombre des notices de CD abstruses. Le label Kairos a fait très fort dans ce registre et même en admettant que certaines excès soient imputables à une traduction défectueuse, on devine que l'original allemand ne devait guère briller d'une plus grande clarté, je cite : "Dans l'oeuvre de Rihm, les modèles de protection fondés sur la pensée historico-philosophique sont substitués (sic) par la conception de la composition comme expérience faite de soi-même dans un effort labyrinthique poursuivi de manière manique". Encore plus fort (oui c'est possible) : "Tout cela met en évidence un aspect essentiel de la dialectique de l'acte de composition : encapsuler en un moment synchronique l'enchaînement des moments critiques transitionnels, de sorte à faire une colligation des formes discrètes qui, dans le cadre évolutif, constituent une progression continue". Je précise que ces notices concernent des enregistrements distincts et qu'elles ont été rédigées par des musicologues allemands différents, cela ressemble à un complot ! Qu'est-ce qui a pu justifier de tels excès langagiers et à qui ce charabia peut-il être d'une quelconque utilité ?
Loin de moi l'idée que Rihm ait encouragé ces formes d'obscurantisme mais ses nombreux écrits, nourris de littérature et de philosophie, versent eux aussi fréquemment dans un verbiage faussement savant comme si le compositeur avait à se justifier d'une oeuvre qu'il sait difficilement recevable par un large public.
Ses textes les plus intéressants concernent les recommandations à l'adresse des étudiants dans le cadre de son enseignement récurrent à la Hochschule für Musik de Karlsruhe. Vous pouvez en prendre connaissance partielle dans une compilation traduite depuis peu en français sous le titre générique "Fixer la Liberté ? : Ecrits sur la Musique". C'est un compendium d'articles rédigés dans un style aussi richement compliqué que celui des auteurs qu'il apprécie, de Hölderlin à Heidegger en passant par Nietzsche et Arthaud, c'est dire. De toute évidence, Rihm préfère l'analyse esthétique à l'analyse technique : en cela, il se distingue de ses maîtres de l'école postsérielle, en particulier Pierre Boulez, mais c'est au risque de se perdre dans des argumentations aussi filandreuses qu'inutiles.
Heureusement, Rihm ne manque pas d'idées, autant musicales que littéraires, et qui fusent dans toutes les directions, dans l'espoir qu'il en restera bien quelque chose. L'une d'elle revient avec insistance, où il rapproche son geste créateur de celui du sculpteur, toujours prêt à (re)modeler la matière sonore sans avoir toujours la conscience initiale exacte de ce que sera l'oeuvre achevée. Il ne faut pas chercher ailleurs l'origine de ce besoin de reprendre l'oeuvre écrite pour la refondre différemment, à la manière du plasticien qui pris de fantaisie ou de doute retranche de la matière ici pour en rajouter ailleurs. Non que Rihm renie l'oeuvre antérieure mais plutôt qu'il lui trouve une extension impromptue. Ainsi Kolchis (1992) deviendra Frage (2000) et, encore plus sûrement, l'aride Gejagte Form (1996) se déploiera en les luxuriantes Jagden und Formen (2001). Cette dernière oeuvre pourrait vous servir d'objectif à terme : sa complexité n'est que richesse et elle a de quoi occuper vos heures d'écoute à condition que vous vous en donniez la peine. N'est-ce pas une bonne définition de la stimulation par l'Art ?
Contrairement à ce qui s'est passé chez tant de compositeurs contemporains (Penderecki, Rautavaara, Silvestrov, ...), définitivement lassés par les excès de l'avant-garde, le catalogue des oeuvres de Rihm (celui-ci seulement à jour jusqu'en 2008) alterne les oeuvres faciles et difficiles à toutes les époques. Ce n'est que depuis peu qu'on décèle un retour de plus en plus fréquemment assumé vers la grande tradition germanique.
Eplucher le catalogue complet étant une opération aussi ardue que la musique qu'elle sous-entend, je vais modestement tenter de vous aider à explorer cette oeuvre gigantesque et polymorphe. Tous comptes faits, il me semble judicieux de commencer par la musique pour ensembles instrumentaux, petits ou grands. De fait, Rihm n'est jamais aussi accessible que lorsqu'il écrit pour les orchestres de toutes dimensions, voix éventuellement présentes :
Les oeuvres pour ensembles instrumentaux plus ou moins étoffés sont nombreuses et recommandables. Rihm y fait preuve d'une virtuosité convaincante dans tous les registres de l'instrumentation : commencez en douceur par Erscheinung (1978), une superbe étude pour cordes d'après Schubert, puis enchaînez avec Ländler (1979), pour 13 cordes, d'une plénitude éloignée des fracas à venir. Vous êtres maintenant prêts pour affronter quelques oeuvres au modernisme raffiné : Lichtzwang (1976), Etude d'après Séraphin (1997), avec adjonction d'électronique, Marsyas (1999) et Unbenannt IV (2004, en fait un concerto pour orgue déguisé). Vous feriez peut-être bien d'aborder le grand Poème dansé, Tutuguri (1982) (Part 1, Part 2), par la tellurique Schwarzer und roter Tanz, qui se souvient du Sacre du Printemps. Par contre, vous laisserez de côté, dans un premier temps au moins, quelques oeuvres nettement plus ardues : Sphäre um Sphäre (2003), Dis-Kontur (1975) et Chiffre-Zyklus (1985).
Les oeuvres concertantes sont nombreuse et de difficultés variables : La Musique creuse le Ciel (1979), pour deux pianos & orchestre, est d'accès moins aisé que Sotto Voce (1999), pour piano & orchestre. L'année 2014 a vu la naissance de deux concertos, le Concerto n°2 pour piano et surtout le Concerto pour cor, nettement plus original. Lichtes Spiel (2009), écrit pour Anne-Sophie Mutter, est une méditation pour violon et orchestre, pleine d'élégance et respectueuse comme souvent, même en musique contemporaine, des possibilités de l'instrument. Ecoutez aussi ce Concerto pour violoncelle (2006), en un mouvement (plage 1).
Rihm a brillé dans le genre de la symphonie. Il n'en a numéroté que trois au motif déjà évoqué que les suivantes ont fait l'objet de tant de refontes qu'une numérotation aurait posé problème. La Symphonie n°1 a été écrite alors que le compositeur n'avait que 17 ans, il terminait à peine ses études auprès de Karlheinz Stockhausen. Elle est déjà d'une étonnante maîtrise technique.
La Symphonie n°2 (1975) est également une oeuvre de jeunesse, écrite dans un langage sériel accessible. Un CD paru chez Hanssler les propose toutes les deux en même temps que quelques compléments de choix.
La Symphonie n°3 (1979) est nettement plus longue et d'une calme éloquence tout à fait remarquable. Elle fait partie des oeuvres incontournables du Maître.
Rihm a ensuite repensé la symphonie dans une conception élargie, à géométrie variable dans le temps comme dans l'espace. Nähe Fern (Proximité lointaine, 2012) est une commande de l'Orchestre de Lucerne qui souhaitait que son cycle des symphonies de Brahms, une par concert, fasse l'objet d'un commentaire musical de la plume de Rihm. Grand admirateur de Brahms, celui-ci a accepté la proposition avec enthousiasme. Chacun de ses essais s'inscrit en écho d'une symphonie ne lui empruntant des motifs que pour les déformer aussitôt; seule l'atmosphère harmonique est évoquée avec insistance (Testez votre connaissance des symphonies de Brahms au travers de ce prisme (très) déformant : n°1 , n°2 , n°3 , n°4 ). Les quatre essais créés séparément ont été réunis ultérieurement en une symphonie autonome à laquelle le compositeur a ajouté un court cinquième mouvement, chanté sur un poème de Goethe. Dans la même veine que Nähe Fern, ne manquez pas Vers une Symphonie fleuve (1995) ni surtout les 6 magnifiques épisodes de Verwandlung (2006-2014) (Part 3 et Part 6) qui mélangent hardiment des réminiscences de Brahms, de Mahler et de Schönberg.
Il reste à compléter cet inventaire par quelques grandes oeuvres vocales : Deus Passus (2000), une Passion selon Saint-Luc construite sur le modèle des passions de Bach, le très inspiré Quid Est Deus (2007), Et Lux (2009), superbement enregistré chez ECM par l'inattendu Ensemble Huelgas (Une écoute est actuellement possible sur Deezer) et Requiem Strophen (2017) dont un mouvement est dédié à la mémoire de Pierre Boulez (1925-2016). On observe une fois de plus combien les compositeurs d'aujourd'hui puisent le meilleur de leur inspiration dans l'illustration de textes sacrés.
Les autres domaines de la production de Rihm ne sont pas forcément inintéressants mais ils sont plus ardus d'où il semble inutile que vous vous y risquiez si vous n'avez pas apprécié l'inventaire précédent. Un souci de complétude exige cependant de les évoquer :
Rihm a bien écrit pour la voix, en particulier de remarquables Cycles de lieder avec accompagnement de piano - dont ce CD, à découvrir absolument par les amateurs du genre - ou d'orchestre (Das Gehege (2005)). La technique du choeur a capella est parfaitement maîtrisée dans les 7 Passion Motets, écrits, entre 2001 et 2006, pour l'ensemble Singer Pur tandis que Astralis (2001) traite le choeur de manière éthérée.
Rihm a abordé l'opéra à plusieurs reprises soit sous forme réduite de chambre (Faust und Yorick (1976), Jakob Lenz (1978), le plus joué) soit sous forme théâtrale complète (Die Hamletmaschine (1986), Die Eroberung von Mexico (1991), et tout récemment Dionysos (2010)). Bien que le compositeur demeure constamment attentif à la ligne du chant, l'accès à ce versant de l'oeuvre est difficile.
Les partitions pour piano ne courent pas les rues, la plus importante proposant 7 Klavierstücke (n°3, n°5, n°7). Cette relative pénurie s'explique peut-être par le fait que le compositeur ne peut déployer ses talents combinatoires au seul clavier.
Le quatuor à cordes est un (autre) noyau dur de l'oeuvre de Rihm et c'est un genre auquel il semble tenir si l'on en juge par le nombre d'oeuvres composées (On dépasse actuellement la douzaine et ce n'est sûrement pas fini). Une intégrale est en cours chez Col Legno, due au Quatuor Minguet, mais je doute que vous partagiez son enthousiasme sans une longue préparation : voici le n°4 servi par le jeune Quatuor Hanson et le n°12 joué par le chevronné Quatuor Arditti, toujours présent lorsque les difficultés pointent. Faites quand même un effort avec le n°13, qui fait preuve d'une virtuosité d'écriture particulièrement originale.
Fait rare pour un musicien d'aujourd'hui, la discographie de Rihm est abondante presque pléthorique (Le site jpc propose près de 300 références, la cassure avec le public n'en est que plus interpellante!). L'oeuvre de Rihm a en effet reçu les faveurs des éditeurs allemands, pressés d'honorer un de leurs meilleurs musiciens. Les mauvais esprits insinueront que la faiblesse relative de la concurrence Outre-Rhin a sans doute dopé l'enthousiasme patriotique, au point que l'on décerne volontiers à Rihm le titre de Beethoven actuel. L'hommage est éloquent mais il paraîtra un peu forcé aussi longtemps que l'oeuvre de ce compositeur ne se sera pas imposée au plus grand nombre ce qui, au rythme où la jeune génération écoute la musique savante d'aujourd'hui, n'est vraisemblablement pas pour demain.
Cela ne peut nous empêcher de rêver et cette chronique n'a d'autre but que de contribuer à promouvoir l'écoute attentive d'une musique incontestablement riche. A ce sujet, je précise une fois de plus que je ne suis pas responsable des liens sonores qui deviendraient inactifs suite à des plaintes diverses. Au risque de lasser, je répète que la seule perspective que ce genre de musique se propage est de la faire entendre. Ne pas le faire c'est sinon la condamner du moins en retarder la diffusion qu'elle mérite.
Vous aurez peut-être noté que certaines oeuvres de Rihm portent des titres français; ce n'est ni une erreur ni une fantaisie : Rihm est féru de culture française et la France lui a retourné le compliment en le décorant du titre d'Officier dans l'Ordre des Arts et des Lettres.
Contrairement à ce qu'on lit parfois, Rihm n'a pas reçu le Grawemeyer Award en 2015 (Le prix n'a pas été attribué cette année-là). C'est étonnant et certainement anormal car quelques-unes de ses oeuvres récentes remplissaient manifestement tous les critères d'attribution mais le jury du Grawemeyer est bien connu pour favoriser la conception anglo-saxonne du mouvement postmoderne.