Un temps Bourguignons puis Habsbourgeois, les Pays-Bas actuels sont directement issus des 7 Provinces Unies septentrionales. Protestantes, elles brisèrent leur dépendance espagnole lors du traité de Westphalie (1648), qui scella la fin de la Guerre de Trente ans. Ce fut le début d'une ère de grande prospérité, encore appelée Age d'Or des Pays-Bas.
Ce pays a vu naître quelques-uns des peintres les plus fameux de l'histoire, de Jérôme Bosch (1450-1516) à Vincent Van Gogh (1853-1890), en passant par Rembrandt Harmenszoon van Rijn (1606-1669) - Rembrandt (son prénom !) pour les intimes - ou Jan Vermeer de Delft (1632-1675), dont les oeuvres sont convoitées par les amateurs d'art (très) fortunés.
Sa position en musique ne fut guère aussi favorable, du moins à ses débuts : l'austérité du culte calviniste, bien implanté dès 1580, représentait un obstacle naturel à la création musicale savante telle que pratiquée dans les provinces catholiques du sud, par les musiciens franco-hennuyers-flamands. Par bonheur, nombre d'immigrants furent attirés par la richesse des lieux et par le vent de liberté qui y a toujours soufflé. Parmi eux se trouvèrent des artistes qui réintroduisirent en Hollande le gène musical manquant et ne demandant qu'à s'exprimer. Je mentionnerai fréquemment que tel ou tel compositeur habituellement référencé comme hollandais ne l'est pas absolument, en tous cas au premier degré.
Le premier "étranger" abusivement revendiqué fut Jacob Obrecht (1457-1505), au motif qu'il servit à Saint-Martin d'Utrecht et qu'il y enseigna les rudiments de la musique au grand Erasme (1469-1536). Sachez cependant qu'Obrecht est né à Gand et que vous fâcheriez n'importe quel flamand de le confondre - lui ou un autre - avec un hollandais.
Cette chronique n'a qu'un seul but : convaincre le lecteur que ce plat pays a vu naître des musiciens sinon exceptionnels, du moins d'une valeur largement insoupçonnée. L'âge d'or musical des Pays-Bas est cependant tardif, ne commençant véritablement qu'avec les années 1900. Autant dire qu'en ce qui concerne la musique écrite avant cette date, l'inventaire sera plutôt vite fait.
Le premier compositeur hollandais fameux, renommé serait plus exact, Jan Pieterszoon Sweelinck (1562-1621), n'est pas franchement passionnant et le fait qu'on l'ait surnommé l'Orphée d'Amsterdam en dit long sur la morosité du paysage sonore ambiant. Il est surtout connu pour des livres pour claviers (orgue et clavecin, écoutez, par exemple, cette Fantaisie Chromatique) mais il a également écrit des recueils vocaux (Psaume 42).
Moins connu, Jacob van Eyck (1590-1657) interpelle davantage nos oreilles contemporaines, en particulier grâce à une surprenante collection de musiques pour flûte qui devraient plaire à tous (Un triple CD, remarquable en tous points, est paru chez Brillant, label hollandais, je vous le rappelle). Avant d'investir dans la musique au temps de Rembrandt, procurez-vous cet autre triple CD paru chez le même éditeur. La dépense (11 euros) ne vous ruinera pas et au moins vous saurez si vous souhaitez approfondir l'écoute des musiciens les plus représentatifs, Constantijn Huygens (1596-1687) et surtout Carolus Hacquart (1640-1701). Je précise, à nouveau, que ce dernier est né à Bruges, n'ayant émigré à Amsterdam qu'à l'âge de 30 ans. Ses motets latins surpassent sans difficulté les psaumes du Parnassus Ecclesiasticus de son contemporain batave, Herman Hollanders (1595-1640), typiques de la musique un brin bâtarde qui n'a cessé de meubler les offices réformés.
Il faudra attendre deux ou trois générations pour que la situation de l'art musical néerlandais s'améliore grâce à quelques artistes mineurs mais bienvenus :
Les hollandais sont romantiques dans l'âme si l'on en juge par le le grand nombre de partitions du genre, parfois écrites bien après 1900. Elles sont souvent d'excellente facture :
L'âge d'or de la musique néerlandaise commence véritablement avec l'aube du 20ème siècle. Plusieurs courants ont coexisté pas toujours pacifiquement. Dans un premier temps, un mouvement "naturellement" germanophile s'est heurté à un courant francophile, minoritaire mais actif et la tension est montée d'un cran lors du premier conflit mondial. A ces dissensions à caractère politique se sont superposés des conflits esthétiques, liés à l'émergence de la modernité contrariée par la puissance du mouvement postromantique.
C'est peut-être en Hollande que le courant postromantique a (sur)vécu avec le plus d'intensité. Le Concertgebouw Orkest, une des plus prestigieuses phalanges symphoniques au monde, a très tôt honoré les grandes fresques d'Anton Bruckner, de Gustav Mahler ou de Richard Strauss, à une époque où, en France, on trouvait ces musiques parfaitement indigestes. Du même coup, il s'est trouvé beaucoup de musiciens à l'aise dans un style déjà porté et un public conditionné pour les suivre dans leur démarche conservatrice. Des chefs aussi charismatiques que Willem Mengelberg (de 1895 à 1945 !) voire même Bernard Haitink (de 1959 à 1988) ont contribué à cautionner ces choix.
Une lignée incarne l'évolution de la musique néerlandaise au tournant du 20ème siècle : chez les Andriessen, on est musicien de père en fils. Nico Andriessen (1845-1913), organiste de son état, eut deux fils, Willem (1887-1964) et Hendrik (1892-1981). Hendrik, le plus doué, nous a laissé des partitions fort intéressantes (Ricercare ou Variations sur un Thème de Kuhnau) et, en prime, deux fils, Jurriaan (1925-1996) et Louis (1939- ) aussi différents qu'il est possible. Juriaan a cultivé un art simple, presque naïf, cherchant à flatter le goût des publics pas trop exigeants (Portrait de Hedwig ou, un peu moins basique, Sonnet n°43), tandis que Louis optait pour le chemin opposé, explorant avec beaucoup de discernement les voies de la modernité. Gijs Andriessen (1957- ) est le fils de Juriaan mais il a bifurqué vers le jazz et la musique de film.
Trois compositeurs très différents ont porté très haut les aspirations de la nouvelle musique néerlandaise : Matthijs Vermeulen (1888-1967), Willem Pijper (1894-1947) et Rudolf Escher (1912-1980). Ils eurent en commun de chercher leur inspiration du côté de la France musicale, incarnée à leurs yeux par le trio Debussy-Ravel-Roussel. Ce choix esthétique ne manque pas de surprendre de la part de musiciens que l'on croirait d'essence germanique.
J'ajoute volontiers deux compositeurs à ce palmarès d'excellence :
Quantité d'autres musiciens ont gravité en orbite autour de ces stars : Jakob van Domselaer (1890-1960) (Concerto n°1, pour piano), Marinus de Jong (1891-1984) (Morgenstond), Oscar van Hemel (1892-1981) - d'origine belge - (Ballade pour orchestre), Henriette Bosmans (1895-1952) (Poeme pour violoncelle), Leo Smit (1900-1943) (Symphonie en Do), Léon Orthel (1905-1985) (Symphonie n°4, aux accents ravéliens évidents), Willem van Otterloo (1907-1978) (Intrada) - surtout connu comme chef d'orchestre - , Henk Badings (1907-1987) (Symphonie n°3), Hans Henkemans (1913-1995) (Concerto pour violon), Marius Flothuis (1914-2001) (Quatuor à cordes, Op. 44 ou Symfonische Muziek, Op 59), Ton de Leeuw (1926-1996) (Mouvements rétrogrades ou Etude africaine n°2), Hans Kox (1930- ) (Memories and Reflections ou Concert sur l'Oeuf, d'après Jérôme Bosch), Theo Loevendie (1930- ) (Gassir, the Hero), Jan van Vlijmen (1935-2004) (Sextuor à cordes), Otto Ketting (1935- ) (Chéops), Jan Vriend (1938- ), Daan Manneke (1939- ) et Willem van Manen (1940- ).
Le courant sériel n'a pas vraiment séduit - convaincu ? - les musiciens hollandais qui s'en sont tenus à distance respectable. Kees van Baaren (1906-1970) (Concerto n°1, pour piano), un élève de Willem Pijper, a été le fer de lance de ce mouvement mais il est resté bien seul. Il a compté parmi ses élèves Louis Andriessen, Peter Schat et Jan van Vlijmen mais chacun a redirigé sa propre voie en-dehors du sérialisme strict.
La deuxième moitié du 20ème siècle a été dominée par trois compositeurs essentiels, déjà commentés sur ce site, Peter Schat (1935-2003), Louis Andriessen (1939- ) et Tristan Keuris (1946-1996). Suivent, à distances variables, quelques musiciens qui valent qu'on s'intéresse à leur musique : Geert van Keulen (1943- ), Diderik Wagenaar (1946- ), Pieter de Jong (1948- ), Cornelis de Bondt (1953- ), David Porcelijn (1947- ) - par ailleurs un excellent chef qui s'est beaucoup investi dans la défense de musiques peu connues - , Peter-Jan Wagemans (1952- ), Rob Zuidam (1964- ) et Robin de Raaff (1968- ) dont le Concerto pour orchestre a été enregistré, chez Donemus, par le Concertgebouw Orkest, en personne.
Le musicien le plus éclectique de cette génération est sans doute Jacob Ter Veldhuis, alias JacobTV (1951- ). Ne vous méprenez pas, ce passionné de musiques pop-rock a terminé un cursus complet d'études musicales au conservatoire de Groningen. C'est dans un mélange des genres de haute tenue qu'il a fini par trouver sa véritable voie, en particulier dans son oeuvre phare, Heartbreakers, qui renouvelle une technique déjà expérimentée par Steve Reich (dans City Life, par exemple) où la voix enregistrée est mixée à un accompagnement instrumental jazzifiant. I was like wow offre un autre exemple de ce rap avant la lettre, l'écriture soignée en plus. L'oratorio Paradiso est très différent, proposant un hymne lyrique à la vie. D'autres oeuvres témoignent de la grande habileté de ce musicien étonnant, telle ce Concerto pour 2 percussions et orchestre , superbement enregistré chez Chandos, par le duo Safri.
J'ai classé à part un important contingent de musiciens appartenant aux courants postmoderne et/ou minimaliste, qui a connu un réel succès aux Pays-Bas. Tous n'ont pas fait preuve de la même rigueur et cela peut peser lors d'écoutes répétées.
Simeon ten Holt (1923-2012) est la figure de proue du mouvement minimaliste néerlandais. Son oeuvre pour piano(s) a été magnifiquement enregistrée en 11 CD chez Brillant et elle est accessible pour ... 20 euros. Canto Ostinato, ici dans sa version pour 4 pianos, est la partition fétiche, qui de fait ne se démode pas : au-delà de cellules répétitives que chacun entend au premier coup d'oreille, on ne peut qu'être séduit par la subtile contorsion de ses méandres, aux pouvoirs nettement hypnotiques. J'aime également la version pour 2 pianos de Sandra et Jeroen van Veen. Le même Jeroen van Veen a enregistré d'autres pièces de ten Holt pour piano solo (ici Solo Devils Dance IV), que l'on trouvera dans cet autre album Brillant, Minimal Piano Collection I.
Cet enregistrement a connu une suite intéressante, Minimal Piano Collection II où on découvre quelques autres musiciens néerlandais, en particulier Klaas de Vries (1944- ), Chiel Meijering (1954- ) et Douwe Eisenga (1961- ) (Concerto pour piano ou Les Chants estivaux). L'interprète, le pianiste Jeroen van Veen, s'est également essayé à la composition dans plusieurs cahiers de Préludes dans tous les tons (n° 9 ).
Je suis nettement moins enthousiaste envers l'oeuvre de Erik Lotichius (1929 - ) (Concerto pour piano), qui pêche par un laxisme que l'estrade du concert ne lui pardonnera pas facilement.
Je ne sais trop que penser de Joep Franssens (1955- ), qui incarne le mouvement néo-romantique dans sa décomplexion la plus totale. On peut hurler à l'imposture ou admirer l'efficacité sonore de Grace (1ère partie, 2ème partie), où la référence à cet autre musicien controversé, Michael Nyman est bien présente. Harmonie des Sphères est l'autre oeuvre à succès de Franssens et reconnaissons, à tout le moins, que l'épisode que voici ne manque pas d'allure. Theo Verbey (1959- ) est un musicien peu connu en-dehors de son pays d'origine et cependant deux enregistrements récents forcent le respect. Je vous les recommande vivement. Ecoutez également les remarquables Variations pour Orchestre qui ouvrent la séquence video proposée.
Deux musiciens particulièrement doués, Michel van der Aa (1970- ) et Marijn Simons (1982- ), émergent parmi la jeune génération :
Deux festivals satisfont la gourmandise des hollandais pour tous les genres musicaux :
Une vie musicale intense repose inévitablement sur un réservoir d'interprètes de qualité. Que ce réservoir existe en a surpris plus d'un par le passé; dans ses célèbres chroniques musicales (à lire absolument !), Bernard Shaw nous a fait la description amusée suivante de deux concerts londoniens :
Jamais l’Angleterre n’avait été aussi humiliée par les Hollandais comme elle vient de l’être à l’exposition des Inventions. Mardi dernier, une chorale anglaise (dirigée par Mr Rocckstro) a donné à South Kensington, un concert de musique sacrée des XVIe et XVIIe siècles. Huit chanteurs hollandais venus d’Amsterdam en ont fait autant. Nous avions d’une part, un ensemble de chanteurs anglais, chargés de défendre la réputation qu’ont leurs compatriotes d’être les meilleurs du monde et de l’autre, un malheureux double quatuor de Hollandais et de Hollandaises dont nous avons souvent vus les visages aux murs des musées mais jamais dans une salle de concert. Quel Britannique aurait été s’imaginer que ces gens-là avaient de la voix, des traditions musicales ou des grands compositeurs ? Le chœur de Mr Rockstro a chanté la Missa brevis à quatre voix de Palestrina. La plupart des messieurs et dames d’Angleterre sont capables de chanter faux sans effort notoire mais l’extraordinaire aptitude des chanteurs de Mr Rockstro dans ce domaine surpasse de très loin tout ce que l’on peut obtenir d‘ordinaire. C’est presque d’instinct qu’ils semblent éviter la note juste. ... Au début de chaque mouvement, le clavecin donnait la note de départ. La note d’arrivée, en revanche, dépendait totalement de la longueur du mouvement, au cours duquel les choristes ne manifestaient aucune préférence marquée pour une tonalité plutôt qu’une autre.
Le lendemain de cette déroute anglaise, c’était le triomphe hollandais. ... Arrivèrent sur la scène quatre dames hollandaises et quatre messieurs assortis ... . Le public les regarda fixement et les étrangers parurent quelque peu réfrigérés et inquiets. Ils chantèrent le psaume 122, mis en musique pour quatre voix par Sweelinck. Au début, l’auditoire resta froid et légèrement désorienté. Les béotiens les plus indécrottables ne tardèrent pas à quitter les lieux. Ce ne fut qu’à la fin du concert que les Hollandais, s’avançant pour répondre aux applaudissements émus qui les rappelaient pour la deuxième fois, purent enfin s’apercevoir que les Britanniques, aussi stupides et aussi lents qu’ils aient pu paraître de prime abord, étaient en fin de compte sensibles à quelque chose d’un peu meilleur que Strauss. Ne fut-ce que pour ce seul concert, que tous les péchés commis contre la musique par le comité des Inventions lui soient remis; les souffrances infligées par le chœur de Mr Rockstro étaient oubliées avant même que l’on eût entendu six mesures du psaume de Sweelinck.
The dramatic Review, le 18 juillet 1885
Cette aptitude musicale ne s'est jamais démentie surtout dans le domaine de la musique symphonique : les orchestres hollandais sont excellents et le meilleur d'entre eux, le Concertgebouw Orkest, fait partie des 5 meilleures phalanges européennes. Il a été conduit par des chefs renommés : Willem Mengelberg (dont le règne a duré 50 ans, un record !), Edouard van Beinum, Bernard Haitink, Eugen Jochum, Riccardo Chailly et, actuellement, Mariss Jansons. L'orchestre s'est spécialisé dans les symphonies de Bruckner et de Mahler bien avant tout le monde mais il est tout aussi à l'aise dans la musique moderne de Varèse à Messiaen, sans oublier les musiciens du terroir qu'il a généreusement servis. Sans prétendre rivaliser, la Philharmonie de Rotterdam est d'un très bon niveau ainsi que l'orchestre et les Choeurs de la Radio Hilversum.
Le violoncelliste Pieter Wispelwey, les violonistes Vera Beths, Isabelle van Keulen, Janine Jansen et Jaap van Zweden - j'allais oublier André Rieu ! - , les pianistes, Reinbert de Leeuw, Ronald Brautigam, Jeroen van Veen et Ralph van Raat sont autant d'interprètes appréciés. Willem Breuker (1944-2010) est un clarinettiste de jazz à la virtuosité étincelante qui a collaboré avec l'Ensemble Volhaarding. ASKO, souvent dirigé par Reinbert de Leeuw, est l'autre ensemble réputé pour ses interprétations de musique contemporaine.
Quelques très belles voix, Cristina Deutekom, Elly Ameling et Bernard Kruysen, ont enchanté les oreilles des amateurs les plus exigeants et je ne peux absolument passer sous silence la voix inoubliable de Aafje Heynis (1924- ), l'une des rares contraltos ayant pu rivaliser avec Kathleen Ferrier.
Deux labels, NM (Nederlandse Muziek) et Donemus, défendent particulièrement la musique des Pays-Bas, puisant éventuellement dans les archives de la radio néerlandaise, tenues à jour et ouvertes à la diffusion. C'est à NM que l'on doit le coffret des enregistrements consacrés à Peter Schat. N'hésitez pas à fouiller les archives du site avro.nl, où j'ai trouvé cette interprétation du récent 2ème Concerto pour piano de Jacob Ter Veldhuis, interprété par Ronald Brautigam (Positionnez le curseur après 15 minutes). Bernard Shaw avait raison, les hollandais aiment et servent la musique !