"Arnold Schönberg concevait le dodécaphonisme comme une émancipation de la dissonance. Tout ce qu'il a récolté c'est la discrimination de la consonance" (Peter Schat)
Il est des musiciens dont le portrait me tient particulièrement à cœur. J'ai déjà parlé en ces termes d'Alfred Schnittke (1934-1998) et de George Rochberg (1918-2005) et je récidive volontiers avec le Néerlandais Peter Schat.
On ne soupçonne guère, à l'étranger, la richesse de la musique écrite aux Pays-Bas car on prend rarement la peine de l'écouter. Je vous en dirai plus dans une chronique consacrée à ce pays mais il m'a paru que la mémoire de Peter Schat, sans doute le plus important musicien néerlandais de sa génération, ne pouvait attendre plus longtemps.
Schat a fait ses études à Utrecht auprès de Kees van Baaren, un pionnier de la musique sérielle dans son pays. Si sa première œuvre publiée, une Passacaille & Fugue créées aux orgues de la cathédrale, n'est pas dodécaphonique, la suivante, également datée de 1954, "Introduction & Adagio", pour quatuor à cordes, l'est effectivement mais dans un style personnel plein de promesses.
Il est allé se perfectionner à Londres, chez Matyas Seiber et surtout à Bâle, chez Pierre Boulez. Entelechie I, opus 12, supervisé par le "Maître", est le "fruit" de cet enseignement. Schat a vécu cette période de sa vie comme une purge nécessaire mais il a vite compris qu'un système d'écriture rejetant, par principe, toute forme de consonance, a fortiori de mélodie, menait tout droit à l'inintelligibilité.
Schat était contestataire dans l'âme et pas seulement en musique. Pur produit de la génération des années soixante, il a milité pour toutes sortes de causes musicales ou extramusicales. Il convient de rappeler qu'Amsterdam fut, dès 1965, l'épicentre du mouvement "Provo", engagé dans la remise en question des "valeurs" de la société de grand-papa : culture embourgeoisée, autorité hiérarchisée sans discernement, militarisme belliqueux (guerre du Vietnam), sexualité bridée, etc. Ce mouvement s'est spontanément dissout lorsque mai 68 prit la relève, au niveau international cette fois.
Schat s'est taillé une solide réputation de pamphlétaire, argumentant à propos de tous les sujets sensibles touchant au monde des arts ou de la politique. Certaines de ses oeuvres sont d'ailleurs dédiées à une cause particulière : "Anathema (1969)" proteste contre la répression amstellodamoise du mouvement hippie, Canto General (1974) rend hommage à la mémoire de Salvador Allende, De Hemel (1990) est dédié aux martyrs de la place Tien An Men, etc.
Il fut aussi, conjointement avec Louis Andriessen, Reinbert de Leeuw, Willem Breuker (un clarinettiste de jazz assez stupéfiant que je recommande au passage aux amateurs), actif dans le mouvement "Notenkrakersactie". Ce mouvement (littéralement "Action Casse-Noisette") tire son nom de l'incident qui a complètement perturbé le concert donné le 17/11/1969 à Tilburg : quelques agitateurs, dispersés dans la salle, se mirent à jouer d'instruments farfelus (criquets, grenouilles en caoutchouc, ...). Le but était de protester contre une programmation du Brabants Orkest (dirigé pour la circonstance par Bernard Haitink), jugée totalement insipide : des concertos pour flûte du 18ème siècle. Au-delà du prétexte, il s'agissait, plus sérieusement, de revendiquer un droit de regard sur la politique musicale des orchestres nationaux tel le célèbre Concertgebouw Orkest d'Amsterdam. Ce mouvement réussit à mener des débats animés sur la place publique mais pour des résultats plutôt maigres. Il se démena jusqu'en 1988, militant pour que la place laissée vacante par le départ de Bernard Haitink à la tête du Concertgebouw soit attribuée à Bruno Maderna. Celui-ci était présenté comme le mieux à même de rénover une institution largement confinée dans un répertoire postromantique établi (essentiellement Bruckner et Mahler). La manœuvre échoua puisque c'est Ricardo Chailly qui obtint le poste mais le message était cependant passé car ce dernier a effectivement élargi et modernisé le répertoire de l'orchestre.
Schat fut également (et heureusement !) un contestataire en musique. Curieusement, c'est contre le sérialisme en vigueur qu'il se révolta au grand dam de quelques collègues qui le traitèrent bientôt d'apostat. Son isolement crût encore lorsque Schat, peu avare de contradictions, renoua des liens avec l'institution du Concertgebouw lui offrant sa Première Symphonie aussitôt dirigée par Bernard Haitink. Par la suite, c'est surtout l'autre chef néerlandais Hans Vonk qui s'est intéressé à la musique orchestrale de Schat.
A partir des années 1980, Schat s'est mis à la recherche d'une méthode compositionnelle capable de réinjecter des éléments de tonalité au sein de la gamme chromatique des 12 sons. Il a exposé le résultat de ses prospections dans un ouvrage théorique intitulé "De Toonklok". Celui-ci a été traduit en Anglais mais pas en Français. La Néo-zélandaise Jenny McLeod s'est intéressée de très près à ce système qu'elle a d'ailleurs adopté; elle a écrit une thèse à ce sujet.
Disons simplement qu'elle privilégie la notion de triade (ensemble de 3 notes) plutôt que celle de note isolée ou d'intervalle. En musique classique, au sens que le 18ème siècle prête à ce terme, quatre triades sont essentiellement consacrées par l'usage, comportant une note fondamentale, sa tierce (majeure ou mineure) et sa quinte juste ou altérée. En particulier, lorsque la quinte est juste on parle d'accord parfait (majeur ou mineur, do mi sol ou do mi bémol sol, par exemple). Ces triades classiques reproduisent entre elles, par un jeu de décalage, les sept notes de la gamme diatonique habituelle.
Schat a, de son côté, identifié un ensemble de 12 triades qui ont la propriété de reproduire cette fois la totalité de la gamme chromatique (des 12 sons) :
En un sens, les triades de Schat sont à la musique dodécaphonique ce que les triades de Rameau sont à la musique foncièrement tonale. Le point essentiel est qu'en respectant un certain nombre de principes liés à l'utilisation de ces triades, Schat a pu réintroduire des éléments de tonalité au sein de la gamme chromatique, usinant ce qu'il a lui-même appelé la "Tonalité chromatique". Son système est donc foncièrement différent de celui de Schönberg qui liquide, dans les intentions comme dans les faits, les rapports hiérarchiques entre les notes.
Il est naturel de juger l'arbre à ses fruits et il me semble que des œuvres comme "De Hemel", la "Symphonie n°2" ou "Arch Music for St Louis" prouvent que la méthode est viable. Malheureusement, le peu de diffusion que la musique de Schat a connue en concert comme en CD est responsable de l'ignorance dans laquelle nous sommes actuellement de cette musique.
Pourtant, dès 1979, Andrew Porter, le célèbre et toujours actif chroniqueur musical du "The New Yorker", qualifiait Schat de compositeur majeur de notre temps. C'est dire si le monde a progressé en trente ans !
Bien qu'ayant découvert la musique de Schat il y a longtemps, au travers de rares concerts radiodiffusés par la station néerlandaise Hilversum, j'aurais été bien en peine d'illustrer cette chronique sans la parution providentielle d'une pseudo intégrale de son œuvre, en 12 CDS, éditée par le confidentiel label, NM. Beaucoup de ces enregistrements ont été réalisés en public, dans les années 70-90 mais la qualité sonore de l'ensemble demeure tout à fait acceptable. De toute façon, il n'y pas d'alternative !
Les 12 volumes présentent la musique écrite par Schat dans un ordre quasiment chronologique.
Au vu des commentaires qui précèdent, vous avez probablement intérêt à les parcourir en ordre inverse, ou du moins à commencer par les 5 derniers CD. Les premiers volumes sont, de fait, plus indigestes.
La Deuxième Symphonie qui ouvre le CD8 est la première œuvre entièrement écrite en suivant les préceptes de la tonalité chromatique.
De Hemel, 12 variations symphoniques pour orchestre, est une de ses plus belles œuvres mais vous apprécierez également "De Trein" et "Etudes", opus 39, pour piano et orchestre. Le CD11 présente quelques oeuvres tardives du compositeur : la superbe Arch Music for St Louis (1997) qui s'inscrit dans la mouvance de John Adams (1947- ), la Troisième Symphonie "Gamelan" (1999) , The Wallpeckers (1999) , une Toccata pour orchestre et Genen, pour piano & violon (2000), autant d'œuvres qui devraient achever de vous convaincre.
Si vous avez l'envie de parcourir davantage l'univers de Schat, en remontant dans le temps, je vous recommande le Concerto da Camera, opus 10 .
Schat a encore écrit 4 opéras (Labyrint (1961-66), Houdini (1974-1977), Aap verslaat de knekelgeest (1978-1980) et Symposion (1982-1989) non intégralement repris dans l'album mentionné.
Il a enseigné au conservatoire de La Haye, entre 1974 et 1983, puis il s'est consacré exclusivement à la composition. Il a également écrit quelques ouvrages qui résument ses pensées musicale et idéologique, entre autres, "De Toonklok" : Essays en gesprekken over Muziek (1984), "De Wereld chromatisch" (1989) et "Het Componeren van de Wereld" (1999).
Vous l'aurez compris, j'apprécie l'oeuvre de Schat, singulièrement à partir de l'opus 30, pour ses côtés tour à tour techniques, émotionnels (voire lyriques) et ludiques. J'espère que cette chronique contribuera à accroître un auditoire encore bien trop restreint.