Compositeurs contemporains

Tristan Keuris (1946 - 1996), compositeur néerlandais

Tristan Keuris
Tristan Keuris

A la différence de ses collègues et compatriotes, Peter Schat (1935-2003), Louis Andriessen (1939- ) et Jan van Vlijmen (1935-2004), Tristan Keuris (1946-1996) n'a pas étudié sous la houlette de Kees van Baaren (1906-1970), le premier hollandais surfeur de la vague sérielle : il a essentiellement suivi les leçons de Ton de Leeuw (1926-1996), au Conservatoire d'Utrecht. A l'époque, cela faisait une sérieuse différence tant les esthétiques défendues par ces deux maîtres étaient opposées : comparez cet extrait du Concerto pour piano du premier nommé à l'exotique Etude africaine du second. Au bilan, si Schat et Andriessen durent s'extraire d'un "système doctrinal" qui ne leur convenait pas vraiment, Keuris n'eut pas à produire d'effort comparable, sa formation l'ayant naturellement maintenu à distance respectable de toutes les avant-gardes hasardeuses.

Après quelques oeuvres de moins en moins scolaires, dont une Sonate pour piano (1970), Keuris a connu le succès lors de sa sortie du conservatoire, relativement tardive, en 1975 : il a remporté le prix Matthijs Vermeulen pour une oeuvre pleine de promesses, Sinfonia . Dans ses attendus, le jury a souligné l'équilibre d'une écriture conciliant exigence stylistique et accessibilité.

De fait, toute sa vie, Keuris a développé une technique sans faille qui ne sacrifie jamais le contenu artistique. Constamment ouvert à la tradition mais sans servitude, il s'est réclamé autant de la gestuelle romantique de Mahler que des syncopes rythmiques de Stravinsky (Choral Music 1, plage 3). En fait, pour Keuris, seul le résultat sonore importe. A cet égard, sa musique est plus qu'interpellante, elle séduit dans un langage direct et reconnaissable. Qualité rare, même lorsqu'elle est athématique, elle sait rester lyrique.

A l'abri des extravagances de l'époque, Keuris a généralement donné des titres traditionnels à ses oeuvres, Symphonie, Concerto, Sonate, Quatuor, Divertimento, ... , se préoccupant d'insuffler une vie nouvelle à ces formes éprouvées. Si Sinfonia (1974), Movements (1981) et Laudi (1993) sont des symphonies déguisées, la tardive Symphonie, datée de 1993, respecte la découpe traditionnelle, en 4 mouvements, adopte un orchestre au format rigoureusement beethovenien et ne craint pas de s'afficher délibérément en ré, une évidente profession de foi !

Keuris : L'oeuvre complète
Keuris : L'oeuvre complète

L'oeuvre de Keuris est fort peu connue en-dehors des frontières de son pays natal (et sans doute aussi en-dedans). Elle a pourtant bénéficié d'interprétations soignées par quelques grands orchestres (Concertgebouw, Orchestre symphonique de Houston et Orchestre philharmonique de la BBC). Il s'est même trouvé un éditeur néerlandais pour l'enregistrer intégralement. Cet album, comprenant 11 CD audio (plus un DVD), est le fruit d'une collaboration avec les studios de Radio 4 (Hilversum). Ce bel hommage permet de suivre l'évolution stylistique du compositeur, il suffit de parcourir les CD dans l'ordre naturel.

Dans ce classement chronologique, les acharnés de la classification à tous crins distinguent habituellement trois manières se différenciant par quelques dominances de timbres émanant respectivement des vents, des cordes et enfin de la voix. L'orchestre y est largement présent, dans des oeuvres de plus en plus ambitieuses et longues. Fin mais brillant orchestrateur, Keuris a toujours évité les "climax sonores" qui saturent l'acoustique, s'assurant, au contraire, que chaque ligne instrumentale demeure clairement identifiable.

  • 1967-1977. Encore à la recherche d'un style personnel, le compositeur commence par écrire, dans la mouvance européenne ambiante, des oeuvres parfois teintées d'un brin d'aggressivité (Quatuor pour orchestre ou Play pour clarinette & piano) ou plus raisonnablement sages (Sonate pour piano (1970), Musique pour violon, clarinette & piano (1973)). C'est aussi le début d'une collaboration avec le clarinettiste (et saxophoniste), Ed Bogaard, auquel il dédiera plusieurs oeuvres (Quatuor pour saxophones (1970) & Concerto pour saxophone alto (1971)). Quelques oeuvres annoncent clairement un changement de direction, l'atonalisme libre des premières années faisant progressivement place à une tonalité assumée. A cet égard, on retiendra trois oeuvres particulièrement remarquables : Choral Music I (1969), Musique concertante pour 9 instruments (1973) et surtout la Sinfonia pour orchestre (1974), déjà évoquée et dédiée - aux dires de l'auteur - "à tous les connaisseurs et amateurs de musique". Cette oeuvre n'hésite pas à se clore sur un adagio final en mi majeur, une orientation tonale qui ne se démentira pas.
  • La période 1978-1988 s'ouvre - en fanfare, c'est le cas de le dire - sur une oeuvre en tous points remarquable, Capriccio (1978), écrite pour les vents du Netherlands Wind Ensemble. Elle utilise la même formation que la Sérénade KV 361 de Mozart. On n'oubliera pas davantage le Divertimento (1982). Cette période se caractérise par l'allongement progressif des partitions et l'entrée remarquée des instruments à cordes (Concertino, pour quatuor à cordes & clarinette basse (1977), Quintette avec clarinette (1988), les Quatuors à cordes 1 & 2 et surtout les Variations pour cordes (1985)). Les pièces pour orchestre sont toujours aussi réussies (Concerto pour piano (1980), Mouvements pour orchestre (1981), Concerto pour violon n°1 (1984) et Concerto pour quatuor de saxophones & orchestre (1986)). Catena (1988) clôt la deuxième manière comme elle s'était ouverte, sur une oeuvre tonitruante pour 31 instruments à vents & percussion.
  • C'est dans Brooklyn Bridge (1988) que le compositeur introduit la voix, à laquelle il assure un rôle constamment chantant (et chantable, pas si courant en musique contemporaine !). Il en est résulté quelques authentiques chefs-d'oeuvre : Three Michelangelo Songs (1990), L'Infinito (1990) et surtout Laudi (1993) pour soli, 2 choeurs & orchestre (sur des textes de Gabriele d’Annunzio). Certaines oeuvres recyclent des pages instrumentales antérieures : Three Michelangelo Songs recycle Intermezzi (1989), pour ensemble à vents et la Symphonie en ré (1995) fait de même à partir de Sestetto d'archi (1994). Les meilleures oeuvres pour orchestre ont pour titre : Antologia (1991), Concerto pour 2 violoncelles & orchestre (1992), Concerto de chambre pour accordéon (vous avez bien lu) et ensemble, Arcade (6 préludes pour orchestre) (1995), Concerto pour violon n°2 (1995) et enfin l'incontournable Symphonie en ré (1995) qui, avec Laudi, devrait lui servir de passeport pour l'éternité.

On le voit, Keuris était en pleine force créatrice lorsqu'il décéda prématurément. Sa disparition a suscité quelques nécrologies élogieuses y compris hors des frontières de son pays natal (The Independent) sans qu'il en résulte un écho durable dans nos salles d'enregistrement ou de concert. Le monde musical avait pourtant perdu une voix irremplaçable, au sens premier du terme. Soit dit en passant, je renouvellerai cet hommage rare dans une prochaine chronique, consacrée à un musicien français de la même trempe que Keuris, Olivier Greif, lui aussi mort à 50 ans.

Keuris fait partie de ces musiciens dont on apprécie l'oeuvre à mesure qu'on la fréquente. On ne s'étonnera pas qu'il s'impose, avec Schat et Andriessen, comme l'un des chefs de file de la musique néerlandaise mais aussi de la musique actuelle, tous horizons confondus.