Chaque pays a décidément quelque chose à offrir au reste du monde : la Belgique a son chocolat, la France ses grands crus et l'Estonie sa musique. C'est en tous cas comme cela que ce pays se présente à l'étranger.
De fait, la vie musicale y est incroyablement développée : ses nombreuses chorales sont d'un niveau remarquable et le Conservatoire de Tallin est internationalement connu. Comment expliquer qu'un pays d'à peine 1.500.000 habitants et grand comme une fois et demie la Belgique, ait pu développer une activité musicale aussi intense ? On sait que sous ces latitudes, les nuits d'hiver sont longues et que l'absence de lumière, c'est bien connu, est cause de dépression. Pour compenser, les Baltes écrivent de la musique que d'autres Baltes chantent et écoutent, c'est leur secret pour rester optimistes. Une solide tradition populaire est souvent garante d'une musique savante de qualité et, précisément, l'Estonie est un exemple parfait.
La musique estonienne (savante) n'est pas ancienne : elle est née lors de l'éclosion des écoles nationales un peu partout en Europe, à la fin du 19ème siècle. Préoccupé par l'idée que sa musique reste "chantable", au sens large, ce pays est largement resté sourd aux extravagances de la musique sérielle occidentale des années 1950, d'où le développement d'un répertoire à vocation esthétique. Toutes les tendances sont cependant présentes, de la plus intellectuelle à la plus naïvement belle.
Le chantre de la musique traditionnelle estonienne est sans conteste Veljo Tormis (1930- ) dont les recherches, quasi ethnologiques, plongent jusque dans un répertoire chamanique préchrétien. Voici, Mardilaudud , extrait d'un CD Virgin consacré à des chants du calendrier estonien (Estonian calendar song). Mes connaissances en estonien, une langue particulièrement exotique mais tellement mélodieuse, me laissent penser que ce chant se rapporte à la St Martin (10 novembre). Une génération plus tard, Toivo Tulev (1958- ) se montre lui aussi particulièrement à l'aise dans le maniement des ensembles vocaux (Jusqu'au Printemps). Ne manquez pas un enregistrement récent paru chez Naxos, intitulé Magnificat, dont voici un extrait significatif : I Said, Who Are You? - He Said, You.
La musique populaire a inspiré quantité de musiciens du cru et je m'en voudrais de ne pas citer Urmas Sisask dont la musique volontairement naïve ne manque pas de charme, comme en témoigne cet extrait de son Gloria Patri (1988) , enregistré chez Finlandia. Certes, aucun des 24 psaumes ne révolutionne le langage musical, ce n'est d'ailleurs pas leur but, mais l'ensemble démontre un savoir-faire incontestable. La naïveté de cette musique passe la rampe grâce au recours à un chant choral d'une belle sincérité. On ne peut en dire autant de la musique symphonique du compositeur, à preuve cette 3ème Symphonie, plutôt (franchement) indigente. C'est d'autant plus surprenant que Milky Way, opus 24, ou Symphonie spirale, opus 68, pour piano à 4 mains sont des cycles plutôt intéressants.
Je recommande chaleureusement un récital de musique estonienne pour le piano, interprété par Lauri Väinmaa, (Label Finlandia 4509-95704-2, je le précise car il n'est pas facile à trouver). Il débute de fort belle façon par The ancient Kannel , d'Ester Mägi (1922- ). Bien que d'inspiration populaire, cette musique est parfaitement stylisée.
Lepo Sumera (1950-2000), est le personnage central de la musique estonienne, de par ses positions officielles à la direction de l'Union des compositeurs, au Ministère de la Culture et à l'Académie de musique de Tallin. Sa musique est pleine d'intérêt, comme en témoignent, 1981, pour piano solo - une pièce caractéristique du postmodernisme balte -, ou les Symphonies (n°4). Sumera a disparu prématurément, à 50 ans seulement, comme ses contemporains Olivier Greif (1950-2000) et Tristan Keuris (1946-1996), une bien sombre coïncidence.
Edouard Tubin (1905-1982) est le symphoniste estonien le plus connu (Onze symphonies dont la dernière inachevée, par exemple : n°4, n°5). Bien que sa musique soit parfois conventionnelle, elle a trouvé un défenseur ardent en la personne du chef, Neeme Järvi. Voici un site rassemblant quelques enregistrements disponibles.
La firme Chandos s'est récemment intéressée à la dynastie Kapp, Artur (1878-1952), son neveu Villem (1913-1964) et son fils Eugen (1908-1996). Voici encore le beau Prélude symphonique Hauad d'Artur et la Symphonie n°2 de Villem.
Cependant, les deux compositeurs estoniens les plus célébrés de par le monde, sont Arvo Pärt (1935- ) et Erkki-Sven Tüür (1959- ). Ils sont chacun évoqués en détail dans une chronique distincte.
D'autres musiciens sont éventuellement susceptibles de vous intéresser et le site www.estmusic.com vous montre le chemin. C'est une base de données (musicales) incroyablement diversifiée. A la rubrique classique, vous trouverez de quoi satisfaire votre curiosité, en particulier en fouillant dans les enregistrements de l'Estonian national symphony Orchestra.
Rayon interprètes, outre ses chœurs, l'Estonie est fière d'exporter les concerts dirigés par les membres de la famille Järvi, le père, Neeme, et les deux fils, Paavo et Kristian. Tous possèdent un répertoire aussi éclectique qu'inusité. Kristian se distingue, en outre, par des dons tellement étonnants pour la danse qu'on l'a baptisé le John Travolta de la direction. Le surnom de Michael Jackson lui conviendrait tout aussi bien. Observer Kristian Järvi diriger une pièce de musique sud-américaine (Ginastera, par exemple, comme on l'a vu récemment sur Arte) est une expérience unique en son genre : on ne sait ce qu'il faut admirer, en priorité : une direction étonnamment dynamique ou la performance d'équilibriste qu'exige l'exiguïté de la piste de danse.