Il était grand temps qu'un musicien français entre dans cette galerie contemporaine et je tenais à ce que ce soit Olivier Greif qui ait cet honneur, en premier. Il est inconcevable qu'à notre époque où la communication est omniprésente, un génie artistique de cette envergure ait pu traverser le firmament musical sans attirer l'attention générale, sauf parmi un cercle d'initiés qui oeuvrent sans répit pour que cette aberration cesse.
Ceux-ci, réunis au sein de l'Association Olivier Greif, collectent les fonds nécessaires à l'édition des oeuvres largement manuscrites de Greif et à leur enregistrement, au fur et à mesure des possibilités. Certes la tâche est immense mais elle s'impose avec force, vous pouvez déjà en juger rien qu'en parcourant la bande annonce d'un film commémorant le dixième anniversaire de la disparition du compositeur.
Note. Ce n'est pas un hasard si j'ai programmé, dans la foulée, les portraits de deux musiciens aux destins tragiquement apparentés : le néerlandais Tristan Keuris (1946-1996), évoqué par ailleurs, et Olivier Greif (1950-2000). L'un et l'autre ont fait preuve d'indépendance stylistique à une époque où cela s'apparentait à un acte de résistance et tous les deux nous ont quitté beaucoup trop tôt, à 50 ans seulement. Découvrir leurs musiques fait partie des joies de tout mélomane aventureux, un plaisir pas si fréquent en musique contemporaine.
Greif est né en France, de parents juifs polonais. Il y a fait ses études, de composition mais aussi de piano (sur les mêmes bancs que les soeurs Labèque, Brigitte Engerer, Georges Pludermacher et Pascal Rogé), et il y est décédé, entouré de la dévotion d'admirateurs inconditionnels. En 1969, il entreprit un voyage d'études aux Etats-Unis, afin de travailler à la Julliard School of Music, sous la direction de Luciano Berio (1925-2003). Il a profité de cette escapade pour découvrir et rencontrer Salvador Dali, Andy Warhol, Leonard Bernstein et Terry Riley, autant d'horizons nouveaux. Bien que ce séjour n'ait duré que deux ans, il a suffi pour lui inoculer le vaccin qui allait le préserver, pour toujours, du mal musical franco-sériel d'après-guerre. Ses gènes polonais avaient, sans nul doute, préparé le terrain.
Greif développa parallèlement une carrière de pianiste virtuose et de compositeur, écrivant beaucoup pour son instrument : en 1975, il en était déjà à sa 15èmeSonate, dite "De Guerre", une oeuvre qu'il a lui-même créée, en récital, au Carnegie Hall.
En 1976, peut-être en réponse au cancer que sa mère développait, Greif traversa une phase mystique, alimentée par les enseignements du maître indien Sri Chinmoy (1931-2007), établi à New-York. Ce repli sur soi eut bientôt pour conséquence que Olivier-Haridas (ex-Greif) cessa de composer (entre 1983 et 1991) ou, pour être plus précis, il n'écrivit plus que des musiques fonctionnelles sur des textes de Sri Chinmoy, à l'usage de ce qu'il faut bien appeler une secte. Greif se fit l'apôtre de son gourou, en France, donnant des conférences sur la méditation transcendantale, ouvrant une boutique de littérature et gadgets ésotériques, à Paris, et ne maintenant, pour toute activité musicale digne de ce nom, que ses tournées de concert, seul ou en compagnie de quelques amis, le violoncelliste, Christoph Henkel, ou le pianiste et compositeur, Jean-François Zygel.
Note : Gourou à tout faire, Chinmoy en a intrigué - et sans doute "séduit" - plus d'un par ses compétences multiples de poète, peintre et musicien. Dans ce dernier domaine, il jouait effectivement d'un nombre invraisemblable d'instruments exotiques comme en attestent les videos disponibles sur Youtube. La musique qu'il "écrivait" à l'usage de ses adeptes pose cependant question et on se prend à espérer que son message spirituel était plus consistant qu'elle. Je n'ai pas eu l'envie ni le courage de vérifier. La question reste posée de savoir ce que Greif faisait dans cette galère mais évidemment, on ne raisonne pas un artiste.
A partir de 1993, Greif se dégagea progressivement de cette emprise stérilisante pour reprendre une véritable activité compositionnelle. Il ne lui restait plus que 7 années à vivre et pourtant, malgré de sérieux problèmes de santé, poussé dans le dos - comme Schubert en son temps - par quelque force mystérieuse, il allait offrir au monde musical un époustouflant recueil de chefs-d'oeuvre qu'il est devenu urgent de découvrir.
Nous sommes encore bien loin du compte : beaucoup d'originaux, pas toujours très lisibles, n'ont pas encore été édités sous une forme exploitable et l'Association Olivier Greif, qui s'y colle autant qu'elle peut, manque de moyens. Le monde musical français pourrait et devrait prendre le relais mais comme si souvent par le passé, il rechigne à honorer d'emblée ses meilleurs artistes. Au siècle dernier, seuls Debussy et Messiaen ont été complètement épargnés. S'il est vrai que Radio France a épisodiquement consacré des cycles d'émissions à Olivier Greif, qu'attend-on pour publier ces archives inestimables ? Dois-je rappeler qu'au Pays-Bas, l'oeuvre intégrale de Peter Schat ou celle de Tristan Keuris (ah tiens, on y revient) ont été publiées en coffret alors qu'en France, à part Marcel Landowski, on ne voit pas venir grand-chose ?
Tempérons ce jugement excessif (mais nécessaire si l'on veut que les choses bougent) :
L'oeuvre savante de Greif est considérable - plus de 100 numéros d'opus - ce qui surprend si l'on se rappelle que les deux périodes créatrices ne font ensemble que 15 ans à peine. On ne compte pas ici la production "ésotérique", 200 morceaux largement dépourvus de valeur, qu'il a inexplicablement incorporés à son catalogue. Ecoutons cela de plus près.
Olivier Greif a commencé la pratique du piano très tôt - à 3 ans ! - et il est resté fidèle toute sa vie à cet instrument. Il a joué sur les plus grandes scènes du monde, ses propres compositions mais pas seulement. Il avouait sans honte (il n'y avait d'ailleurs pas de quoi !) qu'il aimait la musique de Francis Poulenc. Dès l'âge de 11 ans, il écrivit son opus 1 (5 Chansons enfantines) puis, 3 ans plus tard, ses deux premières Sonates pour piano, préludes à un grand cycle qui allait baliser toute sa vie. Ses 22 Sonates forment, en effet, un des monuments les plus remarquables de la littérature pianistique du 20èmesiècle. En attendant une édition complète, penchons-nous sur quelques joyaux disponibles à l'écoute :
Greif a encore écrit quantité de pièces isolées dont un vaste Piano Book, opus 78, véritable collection de pièces éparses, des hommages à Raymond Roussel (écrivain à ne pas confondre avec le compositeur Albert Roussel) ou Maurice Ravel, ou encore Le Triomphe de la Tonalité. Sa dernière oeuvre importante est Portraits et Apparitions, opus 359. Beaucoup de ces pièces ont été dédiées à d'anciens camarades de conservatoire, dont les soeurs Labèque (Morbid Fixations, opus 32) sans qu'on sache avec certitude si les dédicataires en ont fait meilleur usage que Gould.
La musique de chambre est très présente dans le catalogue des oeuvres de Greif :
Les illustrations qui précèdent ont puisé largement dans la demi-douzaine d'enregistrements que la maison d'édition Triton a consacrés à la musique de Greif. On doit les trois enregistrements de l'Ina à l'initiative de Renaud Machart qui a pu exhumer et publier quelques archives importantes dans la collection Mémoire Vive. Plusieurs de ces CD sont disponibles sur le site jpc.
Je ne peux conclure sans tenter d'analyser - sans doute maladroitement - l'impression de familiarité immédiate que tout auditeur cultivé et attentif ne peut manquer de ressentir dès les premiers contacts avec l'oeuvre de Greif. Le compositeur n'a cessé d'écrire en artiste libre, se moquant pas mal des modes et du qu'en-dira-ton. Son écriture fonctionne cependant sur un mode spongieux très caractéristique. Greif était comme imprégné de toutes les musiques, savantes ou populaires. Il n'a jamais hésité à combiner des matériaux originaux à des emprunts, souvent microscopiques : ainsi une série, un chant populaire, une cellule répétitive, une auto citation, un emprunt au passé se retrouvent déformés, concassés puis recollés dans le seul but de projeter dans l'avenir sa propre synthèse du passé et du présent. Toute son oeuvre résonne de fragments sonores que l'on croit connaître sans pouvoir nécessairement les identifier, comme s'ils flottaient dans notre inconscient. Voici deux courts extraits enchaînés : aux accords, plaqués au piano, dans le premier mouvement de la Sonate de Requiem, fait suite le début du finale du Trio à clavier : on croit voir furtivement passer des fantômes dont, à coup sûr, celui de Schostakovitch, dans le deuxième extrait. Revenez au début de la Sonate de Guerre , ne sonne-t-il pas comme un écho lointain de Rachmaninov ? D'autres références sont nettement plus explicites :
Tous les artistes essentiels marquent leur oeuvre d'une griffe personnelle qui la rend instantanément reconnaissable. Certes cette reconnaissance est plus immédiate en peinture qu'en musique car le facteur temps n'y joue aucun rôle alors que la musique s'installe dans la durée. Lorsqu'on fréquente la musique de Greif on ne peut qu'être frappé par son art de transcender les clichés (au sens photographique et non péjoratif du terme). Seul un immense artiste réussit habituellement cette prouesse.
Greif, ambitieux, prophétisait : "Un jour viendra - je ne serai plus de ce monde - où ma musique vous submergera de son évidence". Il a déjà vu juste sur le premier point; à vous d'écouter et de faire en sorte qu'il ait aussi raison sur le second.