Comment expliquer que l'Espagne ait, à toutes les époques, engendré quelques-uns des plus grands peintres de l'histoire (Diego Velasquez, El Greco, Francisco Goya, Juan Gris, Joan Miro, Salvador Dali et Pablo Picasso) et qu'elle n'ait rien proposé de globalement comparable en musique ?
Il se pourrait qu'une rivalité entre deux muses, Euterpe et Terpsichore, soit à la source de cette différence. Partout en Europe la musique s'est nourrie de la danse, aristocratique ou populaire. Le phénomène a prospéré aux époques Renaissance (Danseryes) et Baroque (Rameau !), évoluant vers une stylisation de plus en plus accentuée et une perte du contact mutuel, devenu inutile : la musique pure était née. Emancipée, la musique n'a plus rien demandé à la danse que de la servir toutes les fois où cela lui convenait (L'Opéra de Paris exigeait un intermède dansé (Ballet) dans toutes ses productions) tandis que les Compagnies de Danse piochaient désormais dans le répertoire musical existant. Elles le font encore aujourd'hui, recourant trop souvent à des musiques enregistrées.
La danse s'est développée en Espagne, comme ailleurs, sur base de traditions populaires enrichies d'apports extérieurs (phéniciens, grecs, romains, arabes, gitans) qui n'ont jamais manqué sur ces terres fréquemment visitées. Le phénomène y a pris une ampleur inégalée au point que nulle part ailleurs, en Europe, on n'en a dénombré autant de variantes, chaque province revendiquant jalousement les siennes (Asturianas, Muñeiras, Boleros, Sardanas, on les compte par centaines !).
Les spécialistes distinguent habituellement les Danzas des Bailes, les premières sobres et distinguées et les secondes - plus tardives - volontairement débridées :
Toutes ces chorégraphies populaires mais soigneusement codifiées ont gardé l'ascendant sur les musiques d'accompagnement et cette tendance ne s'est jamais vraiment inversée. L'Espagne a vécu sur ce principe réducteur que la musique était au service de la danse et non l'inverse, manquant largement son entrée dans le concert européen de la musique pure.
La France des années 1850-1900, avide d'exotisme, s'est penchée avec bienveillance sur cette exception, tentant de lui rendre hommage dans quelques pièces savantes de circonstances. Qui ne connaît Carmen de Georges Bizet, la Symphonie espagnole d'Edouard Lalo, le Boléro ou la Rapsodie Espagnole de Maurice Ravel, mais aussi le Caprice espagnol de Nikolaï Rimski-Korsakov ou les Danses espagnoles de Moritz Moszkowski ? Comble d'ironie, ces pièces ont fait autant pour l'image de la tradition espagnole que les productions locales rarement aussi entreprenantes, telles les espagnolades (d'ailleurs plutôt réussies : Caprice basque ou le célébrissime Zapateado) du violoniste virtuose, Pablo de Sarasate ! D'aucuns ont prétendu que cette Espagne-là était de pacotille mais le problème demeure que s'il fallait adhérer à ce raisonnement, l'ibéricité authentique, en musique, serait faite de zarzuelas, de guitares (espagnoles), de claquettes et de castagnettes sur fond de danses gitanes (flamenco), tous genres aussi difficilement exportables que la corrida, en Scandinavie ou ailleurs. Le trait peut sembler forcé, voire caricatural, mais c'est pourtant l'impression désolante qu'on éprouve à l'écoute de cette zarzuela (d'opérette, c'est bien le cas de le dire !) La Verbena De La Paloma de Tomás Bretón, un musicien que nous retrouverons heureusement, plus loin, en meilleure posture.
Voyons à présent comment tempérer ce jugement un brin dévastateur.
Pour être juste, le constat global précédent manque de nuance au moins sur un point car jusqu'en 1500, l'Espagne s'est posée comme l'un des rares contrepoids musicaux face à la toute-puissance franco-flamande. Un raccourci historique s'impose.
L'Espagne a été envahie plus ou moins pacifiquement à toutes les époques de son histoire. Sans remonter à Homère, elle fut colonie hellène et romaine dans l'Antiquité, puis elle a été durablement envahie par les barbares vers 500, Wisigoths et Vandales (Andalousie, terre des Vandales). Vers 700, ce fut le tour d'une invasion arabe, en provenance d'Afrique du Nord, qui dura près de 800 ans jusqu'à l'acte final de la Reconquista, en 1492. Une imprégnation juive et une immigration gitane ont complété ce tableau. Chaque communauté a contribué à modeler le paysage musical du pays d'adoption :
Toutes ces traditions ne furent pas étanches et on trouve quelques beaux exemples d'oecuménisme musical dans le fameux recueil des 427 Cantigas de Santa Maria, publié sous l'autorité du monarque Alphonse X le Sage - ou le Savant (1221-1284). Consacré à Marie (on reste en Espagne !), ce recueil a fait la synthèse de toutes les influences connues à l'époque. Etant commenté par ailleurs sur ce site, je vous renvoie à la chronique publiée ou à la simple écoute du Cantiga 371 (La Mujer).
Un chercheur inlassable, Eduardo Paniagua, a consacré l'essentiel de sa vie à la redécouverte des répertoires précédents. Vous trouverez quantité d'enregistrements sous son label Pneuma, l'intégrale des Cantigas mais aussi des incursions au sein des musiques Alarifes Mudéjares (Canción del Agua) ou des reconstitutions en hommage aux poètes, Ibn Zeydoun (1003-1071) ou Ibn al-Jatib (1313-1373). Je ne garantis pas l'authenticité de sa démarche et pour tout dire j'ai quelques doutes au sujet de l'instrumentation. A titre de comparaison, l'Ensemble El-Akrami sonne très différemment dans un répertoire similaire.
L'Espagne était trop proche de la France - berceau de la musique savante - pour ne pas subir son influence déterminante. Ce furent naturellement surtout les provinces du Nord (Catalogne, Aragon, Pays Basque, Navarre) qui bénéficièrent des échanges avec les ménestrels itinérants ou les disciples des écoles de Cluny ou de Saint-Martial de Limoges. Suivent, à titre d'exemples, trois témoignages essentiels de cette imprégnation :
Une remarque s'impose, à ce stade, qui conditionne la suite : on ne trouve pas en Espagne - et à la même époque - l'équivalent des messes cycliques de Guillaume de Machaut (1300-1377) ou de Guillaume Dufay (1397-1474), qui affirment la personnalité d'un auteur singulier signant son oeuvre. De fait, le point commun aux manuscrits mentionnés est qu'ils proposent des pièces éparses aux dimensions plutôt modestes dont beaucoup sont anonymes. Ce que nous pouvons en connaître dépend du zèle des musicologues et/ou des interprètes capables de les exhumer et de les éditer afin qu'elles deviennent exploitables. Le catalan Jordi Savall oeuvre dans cette direction depuis 50 ans. Porteur d'une énergie apparemment inépuisable, il a redécouvert quantité de partitions qu'il a confiées à ses ensembles, Hesperion XX(I) et La Capella Reial de Catalunya. Il n'est pas question de passer en revue tous ses enregistrements qui dépassent allègrement la centaine mais d'évoquer quelques-unes de ses plus belles contributions aux trésors de la musique ancienne d'Espagne :
Jordi Savall (1941- ) et son épouse, la soprano Montserrat Figueras (1942-2011), ont eu deux enfants, musiciens eux aussi, Arianna (harpe & chant) et Ferran (guitare & chant). Malgré le décès prématuré de l'épouse, la relève est donc assurée comme en témoigne cette improvisation enjouée sur Canarios, une pièce célèbre (mais anonyme !) figurant sur le CD ci-contre.
Vous trouverez quantité de détails concernant l'activité phénoménale de ce musicien hors-normes sur le site de son label Alia Vox, en particulier le détail de ses tournées à travers le monde (Environ 150 concerts par an !). Vous y trouverez également la liste des enregistrements récents. En ce qui concerne les enregistrements plus anciens, il vous faudra fouiller davantage, en particulier dans le catalogue Astrée.
Le siècle d'or a duré davantage que 100 ans, disons de 1492 (Fin de la Reconquista et découverte de l'Amérique) à 1648 (Perte des Provinces unies du Nord, la Hollande actuelle). En musique, nous verrons qu'il ne porte pas tellement bien son nom. L'or dont il est question est celui volé aux Incas du Pérou par Pizarro, en 1533. S'il a sans doute facilité la construction du gigantesque Escurial (achevé en 1584) et de quantité d'églises, peu regardantes quant à la provenance des fonds, il n'a été d'aucune utilité pour inspirer la musique qui devait les animer. A cette époque de Contre-Réforme, la papauté recommandait la sobriété musicale lors des offices et en Espagne, toujours plus catholique que le Pape, la musique en a particulièrement pâti : si j'aime la profondeur des messes de Cristobal de Morales (1500-1553) (Officum Defunctorum & Missa Pro Defunctis) voire celles de Francisco Guerrero (1528-1599) (Missa pro Defunctis), celles de Tomas Luis de Victoria (1548-1611) (Requiem a 6), pourtant la figure de proue aux yeux de la critique, sont trop uniformément lisses et angéliques à mon goût : elles dégagent un ennui typique d'une Renaissance qui se meurt en attendant l'avènement du baroque.
Le répertoire renaissance et prébaroque repose grandement sur un ensemble de pièces isolées d'où les concerts actuels proposent des récitals panachés d'oeuvres de Juan del Encina (1468-1529) (Una sañosa Porfia), Luys de Narváez (1500-1555) (Siete Diferencias sobre Guárdame las vacas), Enríquez de Valderrábano (1500-1557), Luys de Milán (1500-1561) (Fantasía XI, XVIII & XII, pour vihuela, une parente du luth), Diego Pisador (1509-1557) (Arabisante Pavana & Villanesca), Antonio de Cabezón (1510-1566) (Tientos et cycles de Diferencias (Variations) le plus souvent pour clavier), Diego Ortiz (1510-1570) (Recercadas del Tratado de Glosas), Alonso Mudarra (1510-1580) (Libro Tercero de Musica en Cifras y Canto), Francisco de Salinas (1513-1590) (Media noche era por filo) et Bartomeu Carceres (actif vers 1550) (La Trulla, à ne pas manquer !).
La guitare, qui allait prendre tant d'importance en Espagne, doit beaucoup au travail pionnier de Gaspar Sanz (1640-1710) (Instrucción de música sobre la guitarra española, Folías, Españoleta y Canarios). L'instrument d'époque est la guitare baroque à 5 choeurs (cordes dédoublées) mais les guitaristes ultérieurs ont fait le travail d'adaptation pour l'instrument moderne à 6 (voire 7) cordes.
La musique d'église mise sur orbite par et Alonso Lobo (1555-1617) (Missa simile est regnum Caelorum) a assez naturellement puisé de nouvelles forces dans la conversion amérindienne et le genre de la Batalla en a profité pour faire fortune sous la forme de la "Missa de Battala" : Francisco Correa de Arauxo (1584-1654) (Batalla de Morales), Francisco López Capillas (1608-1674) (Missa de Batalla) et Fabián Pérez Ximeno (Missa de Batalla). Le genre perdurera dans les pièces instrumentales de Joan Cabanilles (1644-1712) (Batalla imperial), Antonio Martín y Coll (1650-1734) (pittoresque Danza del Hacha, belle Suite espagnole puisant dans le répertoire populaire) et de José Torres y Martinez Bravo (1670-1738) (Batalla) (Du même, Grave Suspension Amante et Cantate Pájaros que al ver el alba).
José de Nebra (1702-1768) apparaît comme le meilleur compositeur baroque espagnol. Religieux (Miserere) ou opératique (Amor aumenta el valor et El Diablo Mudo), son chant étonne par sa souplesse, à l'écoute de ce qui se fait de mieux en ... Italie.
Le Padre Antonio Soler (1729-1783), alter ego tardif de Domenico Scarlatti (1685-1757), s'est illustré comme son modèle dans le domaine de la Sonates pour clavecin. En cherchant bien, vous trouverez d'autres perles, 6 Concerti à deux clavecins, le célébrissime Fandango et de la musique de chambre (Quintettes avec clavecin). Sa musique vocale demeure encore largement inexplorée et c'est d'autant plus inexplicable que le répertoire espagnol est, on l'a compris, plutôt réduit (Messes, Miserere a 8, Miserere a 12, Magnificat, 125 Villancicos (cantiques). On regrettera que ces musiques soient trop souvent desservies par des interprétations poussives comme s'il ne se trouvait personne, en Espagne, pour prendre soin de ce patrimoine.
L'ère classique ne fut guère riche en talents, on en dénombre à peine trois de stature marquante :
C'est vers 1750 que s'est développée la Tonadilla, sorte d'intermède chanté au théâtre. Elle est plus raffinée que la Zarzuela (cfr infra) : écoutez cet extrait de El abuelo y la nieta, une comédie mise en musique par Blas de Laserna (1751-1816) et appréciez la souplesse d'un chant italianisant (il n'y a pas de miracles !). Le caractère "chansonnesque" de la Tonadilla lui a valu le succès jusque dans les colonies (Equateur).
L'Espagne classico-romantique a donc vécu repliée sur elle-même, cultivant ses traditions au premier degré plutôt que d'inventer un folklore imaginaire transcendé. La Zarzuela (Sebastián Durón (1660-1716) : Salir el Amor del Mundo) a tenu le rôle que l'Opéra-comique a joué en France, l'universalité en moins. On en a écrit par milliers depuis les origines, vers 1650, d'abord sur des sujets mythologiques puis populaires. La Verbena de la Paloma, de Tomas Breton (1850-1923), que Saint-Saëns qualifia de chef-d'oeuvre à une époque où l'Espagne était à la mode, montre pourtant les limites du genre en-dehors des frontières de son pays d'origine. Los Claveles de José Serrano (1873-1941) a bénéficié d'un régime de faveur grâce à Teresa Berganza et Placido Domingo qui ont endossé les rôles titres (ne manquez pas un air caractéristique en 8:50).
Francisco Tárrega (1852-1909) a parachevé le travail fondateur de Sor relatif à la guitare classique (Caprice arabe). Dès cet instant, l'instrument a définitivement acquis ses lettres de noblesse et il s'est imposé à la plupart des musiciens espagnols à l'exception notable de Granados. Narcisso Yepes, Andrés Segovia et Pepe Romero ont largement contribué à diffuser ce répertoire particulier.
Il a fallu attendre la fin du 19ème siècle pour que quelques compositeurs épousent les deux grandes formes classiques, écoutez :
Deux musiciens (étrangement ressemblants, lorsqu'ils étaient jeunes !) ont sorti l'Espagne musicale de sa torpeur, Isaac Albéniz (1860-1909) et Enrique Granados (1867-1916). Leur action aurait été davantage décisive s'ils n'avaient l'un et l'autre péché par paresse, n'écrivant qu'au compte-gouttes. Le succès foudroyant remporté par leurs cycles pianistiques fétiches, Iberia, Suite espagnole, opus 47, Chants d'Espagne, opus 232, d'Albeniz et Danses espagnoles, opus 37, et Goyescas de Granados, ne devrait pas masquer quelques autres chefs-d'oeuvre : pour Granados, la Sonate pour violon & piano et le merveilleux Trio à clavier, opus 50 (Pocco allegro, Scherzetto, Duetto, Allegro molto), un des sommets du genre, et pour Albeniz, la Rhapsodie espagnole et le Concerto fantastico, pour piano. Albeniz s'est également tourné vers la scène dans Henry Clifford et Merlin, deux opéras en 3 actes, des zarzuelas (San Antonio de la Florida) et la comédie lyrique, Pepita Jimenez.
Manuel de Falla (1876-1946) est universellement connu pour trois oeuvres, L'Amour sorcier, Le Tricorne et Nuits dans les Jardins d'Espagne, qui ont suffisamment fait le tour du monde pour que je ne m'y attarde pas. Deux oeuvres lyriques doivent également être connues, La Vie brève et L'Atlantide. Qu'elles ne vous empêchent pas de vous intéresser à d'autres oeuvres moins connues où le musicien est davantage entré en modernité : Le Retable de Maître Pierre, 7 Chansons populaires espagnoles et Concert(in)o, pour clavecin et petit ensemble.
Quelques musiciens ayant vécu dans l'ombre de ces célébrités ont réussi le pari de séduire un public bienveillant :
Les autres compositeurs apparaissent comme plus anecdotiques : si Conrado del Campo (1878-1953) s'est naïvement tiré d'affaire dans ce Poème symphonique Granada (ou dans cette agréable Romance, pour violon & piano), Jesús Guridi (1886-1961) a été inconstant (Improbable Homenaje a Walt Disney) quoique convaincant dans quelques oeuvres plus sérieuses (Una aventura de Don Quijote, Sinfonía pyrenaica descriptive à souhait). Quant à Andrés Isasi (1890-1940), il a su faire preuve de lyrisme dans sa Symphonie n°2 qui emprunte par instants à l'Allemagne de Richard Strauss (mais pas dans l'extrait proposé !). En revanche, Manuel Blancafort (1897-1987) (Concerto n°2, pour piano) et Salvador Bacarisse (1898-1963) (Concerto, pour guitare) peinent à convaincre.
On attendait, au 20ème siècle, que les compositeurs espagnols se mêlent enfin au concert mondial. Naxos a publié les premiers résultats de sa prospection dans la Spanish Series et force est de reconnaître que la moisson n'est pas excellente. Certes la musique espagnole semble s'être affranchie de ses tics séculaires mais tous comptes faits on se surprend presque à les regretter.
Au rayon le plus contemporain, la Fundacio Musica contemporanea s'est alliée au label EMEC Records afin de proposer quelques nouveautés en la matière. Douze volumes sont parus à ce jour, dans la collection Spanish Composers of Today, mais je vous en épargnerai l'inventaire qui n'est, de mon point de vue, absolument pas concluant.
Outre Jordi Savall (viole de gambe et direction), quelques instrumentistes espagnols sont entrés dans la légende : Narcisso Yepes (guitare), Pablo Casals (violoncelle), Alicia de Larrocha, Ricardo Viñes et José Iturbi (piano). Rafael Frühbeck de Burgos et Jesús López-Cobos furent un temps des chefs appréciés même si les orchestres de Barcelone ou Madrid ne se sont pas imposés avec la même évidence. Mais c'est, au bilan, dans le domaine vocal que l'Espagne s'est particulièrement illustrée en proposant aux scènes du monde entier les voix rayonnantes de Victoria de los Ángeles, Montserrat Caballé, Teresa Berganza, Alfredo Kraus, Plácido Domingo, José Carreras, et plus près de nous, María Bayo.