Il est plutôt rare de rencontrer un musicien espagnol qui ait échappé à la tentation de faire un usage systématique de la "couleur locale". Depuis l'époque glorieuse et lointaine du Siglo del Oro, l'Espagne musicale a brillé essentiellement grâce à quelques talents isolés - Soler, Granados, Albeniz, ... - exploitant à fond les spécificités du répertoire populaire ibérique. Il aura fallu attendre les temps modernes pour que quelques compositeurs tout aussi isolés, Manuel de Falla (1876-1946), les frères Halffter, Rodolfo (1900-1987) et Ernesto (1905-1989) (à ne pas confondre avec le neveu, Cristobal (1930- ), nettement plus difficile d'accès) et surtout Robert(o) Gerhard (1896-1970), forgent leur folklore imaginaire propre. La production du dernier nommé, si intéressante soit-elle, demeure encore très négligée et ce n'est pas le regain d'intérêt des années 1990 qui y a changé grand-chose, du moins au concert.
Né à Valls, d'un père suisse-alémanique et d'une mère alsacienne, Robert(o) Gerhard est autant citoyen du monde que de sa Catalogne natale. Il a étudié le piano avec Granados et la composition avec Felipe Pedrell mais c'est surtout sa rencontre avec Arnold Schönberg qui l'a marqué, la relation de maître à élève se muant bientôt en véritable amitié (C'est d'ailleurs lors d'un séjour prolongé chez Gerhardt, en 1931, à Barcelone, que Schönberg a complété le deuxième acte de son opéra, Moïse et Aaron). Gerhardt a fui l'Espagne franquiste, en 1939, comme tant d'autres artistes et, au terme d'un séjour en France, il finit par s'installer à Cambridge où sa musique ne fut hélas guère comprise. Il est mort, en 1970, dans l'indifférence générale que seuls quelques éditeurs courageux - essentiellement les labels Audivis et Chandos - ont rompue. Même l'Espagne a peu fait pour honorer sa mémoire, à commencer par le régime de Franco qui ne lui pardonnait pas l'inspiration catalane de ses premières oeuvres (Symphonie à la mémoire de Pedrell, le ballet Don Quixote et l'opéra The Duenna). La radicalisation de son style sous l'influence de Schönberg, à partir des années 1950, n'a pas arrangé les choses (Gemini (1966), Epithalamion (1966), Libra (1968) et Leo (1969)) : Gerhard était devenu le maître d'une avant-garde espagnole qui n'a jamais compté beaucoup de soldats.
Gerhardt a entretenu des rapports réguliers avec la culture populaire de son pays natal, ayant collecté, à la manière de Bartok, un grand nombre de mélodies, éventuellement anciennes, et les reforgeant dans un idiome personnel. Les cycles qu'il a écrit respectent la tradition ibérique (Tonades, Cancionera de Pedrell). Quant à El Toro et La Indita, ils seront pour vous l'occasion de (re)découvrir l'immense voix de Berenice Bramson, incroyablement oubliée aujourd'hui. Fantasia, pour guitare, est une autre concession du compositeur à un genre bien implanté en Espagne.
C'est toutefois à la scène qu'il a rencontré ses premiers succès, écrivant quelques ballets (Albada, Interludi i Dansa, Soirées de Barcelone, Ariel, Pandora et Pedrelliana), en particulier pour la compagnie des ballets russes, reprise en main par le chef Antal Dorati. Ce genre musical a perdu beaucoup de son lustre aujourd'hui mais faut-il rappeler qu'à cette époque bénie, le compositeur évoluait dans un contexte propice, bénéficiant, par exemple, pour les décors, de la collaboration de peintres aussi talentueux que Picasso ou Miro ?
Note. On ne peut qu'admirer l'étonnante fertilité du sol catalan en matière d'art, qui a vu naître, coup sur coup, Antoni Gaudi, Joan Miro et Salvador Dali. Ce que l'on sait moins c'est que les musiciens issus de cette contrée furent tout aussi inventifs, Joan Cererols, Federico Mompou, Carlos Surinach, Xavier Montsalvatge, Isaac Albéniz, Pablo Casals, Leonardo Balada. On mesure l'exigence de l'art catalan à la distance qui sépare la Symphonie n°3 de Gerhard de l'estimable Concerto d'Aranjuez de Rodrigo, qui eut trop la chance de devenir célèbre.
L'héritage catalan est beaucoup moins discernable dans les oeuvres de maturité de Gerhard, où la tonalité modernisée des débuts a fait place à une grammaire sérielle subtilement déguisée. Le musicien n'a, de fait, jamais caché que son maître à composer était Arnold Schönberg et il ne faut pas chercher ailleurs les raisons de la radicalisation de sa musique d'exil. Outre la symphonie de jeunesse (non numérotée) déjà mentionnée, il en a achevé quatre autres (n°1, n°2, n°3, n°4) et une 5ème était en chantier lors de son décès. Toutefois le versant le plus accessible de son oeuvre symphonique se situe au niveau des Concertos pour piano & cordes (commencez par le mouvement lent, à partir de 7:25), pour clavecin, percussions & cordes, pour violon et, enfin, pour orchestre.
La musique de chambre de Gerhard risque de vous paraître austère (Quatuors à cordes 1 & 2, Trio à clavier) et pourtant un CD particulièrement enchanteur (comportant également des oeuvres de Joaquim Homs (1906-2003)), paru chez Columna Musica, démontre le contraire. La Sonate pour violoncelle & piano est également très abordable (plage 6 !).
Même en Grande-Bretagne, terre d'accueil s'il en est pour les musiciens, on a peu fait pour honorer la mémoire de Gerhard. Qui s'y souvient encore que Gerhard fut un précurseur de la musique électronique en Grande-Bretagne, écrivant, en particulier, des musiques de scène pour les représentations du Roi Lear de la Royal Shakespeare Company? La 3ème Symphonie réutilise d'ailleurs discrètement ces procédés expérimentaux.
Deux éditions de qualité fort inégale se disputent le marché du CD : les enregistrements Audivis souffrent incontestablement d'un manque d'engagement de la part des interprètes, de seconde zone, il est vrai. Vous n'aurez cependant pas d'autres choix immédiat pour certains oeuvres. Les enregistrements Chandos - anglais quand même ! - sont, sans surprise, nettement supérieurs, hélas ce catalogue est fort incomplet. Par bonheur, les deux concertos que je vous ai recommandé, en priorité, figurent à l'inventaire.