Compositeurs négligés

Steve Elcock, compositeur autodidacte

L'autodidaxie est diversement présente parmi les Arts majeurs :

- Elle est largement répandue en Poésie, en Littérature ou au Théâtre qui sauf l'inspiration n'exige que la maîtrise de la langue parlée. Victor Hugo était autodidacte, comment pourrait-il en être autrement ?

- Elle est envisageable dans les Arts plastiques, en particulier en Peinture, où il n'est pas rare que des artistes doués acquièrent en peu de temps l'essentiel des techniques indispensables, quitte à les approfondir en fréquentant l'atelier d'un peintre renommé. Vincent Van Gogh n'a pas suivi un autre chemin.

- Elle est par contre problématique en composition musicale eu égard au nombre et à la difficulté des compétences requises (solfège, pratique d'un instrument, harmonie, contrepoint, instrumentation, orchestration, etc). Jadis, les écoles de musique n'existaient pas (En Allemagne, l'acte fondateur du Conservatoire de Leipzig date de 1843), d'où les plus grands Maîtres du passé (Bach, Mozart, Beethoven) ont reçu une initiation musicale dans un cadre familial, complétée le cas échéant auprès d'un musicien en vue qui les a surtout encouragés à analyser "sur le tas" les partitions disponibles de leurs illustres prédécesseurs. Par contre, de nos jours, la plupart des apprentis-compositeurs suivent un long cursus, universitaire ou équivalent, avant d'être en mesure de produire des oeuvres novatrices capables de résister à l'usure du temps.

L'autodidaxie en musique est-elle encore envisageable de nos jours, à un haut niveau d'excellence s'entend ? La réponse semble négative dans la majorité des cas mais des exceptions demeurent possibles telle celle qu'on a connue avec l'américain Charles Ives (1874-1954). Suit un autre exemple, emprunté à l'actualité récente.

Un itinéraire improbable

Steve Elcock
Steve Elcock

Cette chronique relate et commente l'histoire singulière de Steve Elcock (1957- ), un "self-made composer" étonnamment brillant. Né britannique en 1957, à Chesterfield (Derbyshire), il vit en France depuis 1981, où il a exercé son métier de traducteur jusqu'à sa retraite, en 2019. Cependant, sa vraie passion a toujours été la Musique, la pratique du violon à un niveau préprofessionnel et la composition en autodidacte depuis l'âge de 15 ans. En un demi-siècle, il n'a jamais cessé de composer des oeuvres de plus en plus ambitieuses à mesure qu'il améliorait sa technique d'écriture. Cependant, n'appartenant pas à l'intelligentsia musicale de son pays d'origine ni à celle de son pays d'adoption, il a longtemps composé dans un anonymat quasi total, à l'exception de quelques oeuvres pour petits ensembles qui ont été jouées sur des scènes provinciales.

Fait à l'idée de ne jamais entendre sa musique en concert ou en studio d'enregistrement mais désireux de se faire une idée approximative de la façon dont elles pourraient sonner, il a entrepris de convertir ses partitions en maquettes sonores plutôt réalistes qu'il a déposées sur son site web, à la rubrique "works". Note. Bien qu'il demeure discret quant au détail des moyens informatiques déployés, on sait qu'il a habituellement recours à un logiciel de synthèse audio couplé à une banque de sons numérisés capables de simuler les sonorités (des instruments) de l'orchestre (Du genre Vienna Symphonic Library).

La notoriété d'Elcock a gravi un échelon, en 2009, lorsqu'un ami, producteur à la BBC, a inséré Hammering, une courte étude pour orchestre, à l'affiche d'un concert dirigé à Manchester par le chef et compositeur, (Sir) James MacMillan. L'oeuvre n'a pas produit l'effet escompté mais cela n'a pas entamé la foi du producteur, qui a suggéré au compositeur d'envoyer les partitions de quelques oeuvres significatives et les maquettes sonores correspondantes à Martin Anderson, le fondateur de Toccata Classics. Le conseil semblait d'autant plus judicieux que la devise de ce label était (et demeure !) : "Forgotten Music by great Composers, great Music by forgotten Composers" (N'hésitez pas à consulter le catalogue en ligne de ce label, on y fait de vraies découvertes).

Elcock a donc sélectionné quelques oeuvres symphoniques, qu'il a adressées à Martin Anderson, en 2013, avec l'espoir de recevoir une réponse favorable. Distraction ou manque de temps, Anderson a tardé à s'intéresser sérieusement au contenu de l'envoi et il n'a réalisé qu'avec retard l'ampleur de son inadvertance et la réparation qu'elle appelait (Cf sa réaction ici). Cependant, enregistrer une symphonie inédite n'est jamais une mince affaire : il faut éditer la partition et trouver un orchestre et un chef prêts à l'étudier ce qui représente un investissement considérable. Un premier enregistrement est enfin paru, en 2017 (L'auteur avait 60 ans !), immédiatement salué par la presse spécialisée, essentiellement au Royaume-Uni et en Scandinavie, deux bastions de la Symphonie en résistance.

Outre la Symphonie n°3, l'enregistrement propose deux pages orchestrales isolées, la "Festive Overture" et "Choses renversées par le temps ou la destruction", le tout étant confié à l'excellent Orchestre royal de Liverpool, dirigé par Paul Mann. Dès sa parution, il a été consacré CD de la semaine sur l'antenne de la BBC 3. Sur le site du compositeur, l'enregistrement a remplacé la maquette.

Elcock  : Volume 1
Elcock : Symphonie n°3, Incubus & Haven

Toccata Classics a ensuite publié deux autres enregistrements proposant, entre autres, les Symphonies n°5, 6 et 7 et on imagine une suite lorsque les problèmes de budget et d'intendance seront résolus. A cette date (2025), Elcock a composé 11 Symphonies qui constituent l'essentiel de sa production actuelle.

Elcock  : Symphonies Volume 2
Elcock : Symphonie n°5, Incubus &Haven
Elcock  : Symphonies Volume 3
Elcock : Symphonies n°6/7 & Manic Dancing

Le 21st Century Symphony Project

Ces enregistrements ont signé l'entrée en reconnaissance d'Elcock parmi ses pairs. En particulier, il a été convié à rejoindre le cercle fermé des membres du "21st Century Symphony Project", une initiative de Kenneth Woods, Directeur musical de l'English Symphony Orchestra (ESO), dont l'objectif premier est d'entretenir voire renouveler la tradition symphonique britannique. Pour y parvenir, il a imaginé de commander une nouvelle Symphonie à neuf compositeurs différents (Devinette : Pourquoi 9 ?), de les créer en concert à la tête de l'ESO puis d'en confier les enregistrements au label Nimbus.

Ce projet a démarré en fanfare avec trois oeuvres remarquables, créées entre 2017 et 2019 :

- la Symphonie n°3 de Philip Sawyers (1951- ),

- la Symphonie n°9 de David Matthews (1943- ), un compositeur dont nous reparlons certainement dans une chronique ultérieure, et

- la brillante Symphonie n°5 de Matthew Taylor (1964- ), ma préférée, d'ailleurs nominée pour l'enregistrement de l'année 2019 par Audiophilia Magazine.

Le tour de Steve Elcock est venu en 2021 avec sa Symphonie n°8 désormais disponible chez Nimbus dans un enregistrement qui propose également le beau Concerto pour violon (Ne manquez pas le Molto tranquillo, à partir de 9:45).

Elcock  : Symphonies Volume 4
Elcock : Symphonie n°8 & Concerto pour violon

Note. Si on poursuit la prospection du 21CSP, 2021 a aussi été l'année de la Symphonie n°1 d'Adrian Williams (1956- ) et 2023, celle de Robert Saxton (1953- ) (Scenes from the Epic of Gilgamesh). L'ESO envisage de donner une suite à ce projet en invitant d'autres compositeurs à le rejoindre et/ou en l'étendant au genre de la Suite symphonique.

Musique instrumentale

Elcock a également composé beaucoup de musiques pour ensembles de chambre, en particulier des Quatuors à cordes dont trois ont été enregistrés chez Toccata ("The Girl from Marseille", "The Cage of Opprobrium" et "Night after Night") et ne manquez pas (toujours sur le site) les deux Sextuors avec clarinette (Pétulant opus 11b & opus 24).

Ecoutez aussi Rain (opus 41), une oeuvre inventive pour violoncelle & piano, où les deux instruments dialoguent à des vitesses différentes afin d'évoquer les caprices de la pluie.

Elcock  : Musique de chambre Volume 1
Musique de chambre, Volume 1
Elcock  : Musique de chambre Volume 2
Musique de chambre, Volume 2

Catalogue et Influences stylistiques

Elcock ne fait pas mystère de ses nombreux modèles inspirants, parvenant souvent à les détourner à son avantage sans les trahir. Les oeuvres citées ci-après sont rangées dans un ordre plus ou moins chronologique afin de permettre l'appréciation des progrès enregistrés :

- Haven (opus 4) a été le premier essai symphonique d'Elcock, d'après la Sarabande de la Partita en si mineur de Bach.

- La Festive Overture (opus 7) associe insouciance et virtuosité instrumentale, à la manière de William Walton mais aussi de Malcolm Arnold et William Alwyn, deux musiciens britanniques qu'Elcock ne pouvait ignorer.

- Le Trio à cordes n°1, opus 8b, est clairement à l'écoute de Schostakovitch (à partir de 1:06).

- Le Concerto grosso (opus 12) déconstruit allègrement Bach et on s'amuse beaucoup du résultat, vivement un enregistrement acoustique !

- Le Concerto pour alto, opus 29, est plus difficile d'accès (commencez en 15:00). Il est sans modèle avoué sauf peut-être une parenté formelle avec celui de Bartok.

- Fermeture, opus 38, écrit pour un orchestre qui prend congé de son public à la fin d'un concert, se souvient clairement d'Edward Elgar (à partir de 2:27 dans l'extrait proposé).

- Si la 7ème Symphonie (opus 33) déclare trouver son inspiration à l'écoute (lointaine ?) de Bruckner, la 8ème (opus 37) regarde nettement du côté d'Allan Pettersson (En particulier l'épilogue, à partir de 17:03); c'est un choix courageux, en tout cas exigeant pour un public qui peine déjà à entendre le modèle suédois. Quant à la 5ème (opus 21), elle débute par une incantation dont la symbolique saute aux oreilles et qui réapparaît ensuite déguisée, soyez attentif.

Have fun !