Béla Bartók (1881-1945) et Igor Stravinsky (1882-1971) ont dominé le versant pseudo-tonal de la modernité naissante en musique (Années 1900-1945). A leurs côtés, Arnold Schönberg (1874-1951) a incarné le versant atonal (libre ou codifié), tandis que, une et deux générations plus tard, Dimitri Schostakovitch (1906-1975) puis Alfred Schnittke (1934-1998) ont complété le palmarès d'excellence du siècle révolu en revisitant le cadre pseudo-tonal, chacun à leur manière.
Cette chronique répond antisymétriquement à celle consacrée au Stravinsky tardif : alors que chez Stravinsky, ce sont les dernières oeuvres qui demeurent méconnues du public, c'est tout le contraire chez Bartók dont les oeuvres tardives, très respectueuses des oreilles frileuses, ont préférentiellement capté les faveurs du grand public. Par contre, ses oeuvres médianes (injustement) jugées plus agressives, ont suscité davantage de méfiance et par contagion, ce sont toutes les oeuvres de jeunesse qui ont fait les frais d'amalgames négatifs. Cette chronique dresse un inventaire chronologique des oeuvres de Bartók en insistant sur celles qui sont davantage délaissées. Avec un peu de persévérance, on découvre un catalogue exemplaire, révélations garanties !
Le jeune Bartók est né au sein d'une communauté magyare, à Nagyszentmiklós, aujourd'hui Sânnicolau Mare, en Roumanie. Initié au piano par sa mère, il s'est révélé doué au point de composer et de jouer des oeuvrettes, dès l'âge de 11 ans. A 20 ans, il maîtrisait suffisamment son instrument pour envisager une carrière de soliste. En 1905, il s'est présenté au Concours Anton Rubinstein qui décernait deux prix tous les 5 ans depuis 1890, l'un en composition et l'autre en interprétation. Bartók a participé aux deux sessions. Il a échoué à la deuxième place en interprétation ce qui, en soi, demeurait fort honorable si l'on considère que c'est Wilhelm Backhaus qui l'a emporté. Il a été encore moins heureux en composition, sa Rhapsodie (opus 1, version primitive pour piano solo) n'ayant pas été primée, d'ailleurs aucun prix de composition n'a été décerné cette année-là. C'est l'échec au concours d'interpétation qui l'a le plus déçu au point qu'il a abandonné ses prétentions à une carrière de soliste international, ne se produisant plus qu'occasionnellement, pour créer et défendre ses nouvelles compositions. La musique avait peut-être perdu un virtuose mais elle avait surtout gagné un compositeur qui allait marquer son demi-siècle. Quant à l'infortunée Rhapsodie, elle a continué à être défendue par son auteur, mais dans une version orchestrale révisée.
Notes. 1) Le concours Anton Rubinstein n'a connu que 5 éditions entre 1890 et 1910. Il a ressuscité en 2003, en Allemagne, avec la même appellation mais sous la forme d'une épreuve unique, pour piano. Il existe également un concours Nikolaï Rubinstein qui en sera à sa 15ème édition en 2020. Ne confondez pas Anton Rubinstein (1829-1894) qui était Directeur du Conservatoire de St Pétersbourg avec son frère Nikolaï Rubinstein (1835-1881), qui occupait le même poste au Conservatoire rival de Moscou. Il existe encore un Concours Arthur Rubinstein (1887-1982), du nom du pianiste bien connu et sans rapport de parenté avec les précédents. 2) Wilhelm Backhaus a été adulé par ceux qui ont vu en lui le représentant le plus illustre de la grande tradition germanique. Les arguments n'ont de fait pas manqué, à commencer par ses interprétations devenues légendaires des Sonates de Beethoven, particulièrement les dernières (opus 109). En revanche, l'homme a été sévèrement critiqué pour ses accointances un peu trop voyantes avec le régime nazi. On prête même à Arthur Rubinstein cette "révélation" qu'en 1905, le classement du concours a "fatalement" été truqué; la théorie du complot n'a décidément pas d'âge.
Vers la fin du 19ème siècle, la Hongrie n'était pas encore affranchie d'une alliance forcée avec l'Autriche (Elle ne sera indépendante qu'en 1918). Au plan culturel, en particulier musical, elle était en quête d'un sursaut lui assurant sa place dans le concert des nations européennes. Pour ce faire, il lui fallait un grand compositeur authentiquement magyar. Certes Franz Liszt (1811-1886) demeurait un sujet de fierté nationale mais l'illustre pianiste s'était montré trop proche de l'Allemagne, singulièrement aux côtés de Richard Wagner, pour prétendre incarner le renouveau attendu. Il a de fait fallu attendre deux générations pour que trois jeunes musiciens, Ernö von Dohnanyi (1877-1960), Béla Bartók (1881-1945) et Zoltan Kodaly (1882-1967), réveillent les espoirs et des trois, c'est Bartók qui s'est imposé, non seulement en Hongrie mais dans le monde entier.
Initialement la réputation grandissante de Bartók a reposé sur un malentendu. On attendait de lui qu'il devienne un nouveau Brahms (Celui des Danses hongroises ?), étrange façon de répondre à la domination germanique ! Dans un premier temps, l'intéressé a semblé aller dans le sens attendu (Andante en la majeur (DD70, 1902, une page d'album qui montre le musicien parfaitement à l'aise dans la rêverie romantique) sauf qu'il a rapidement emprunté les pas de Richard Strauss (1864-1949), un autre musicien allemand alors en pleine ascension. Kossuth (SZ21, 1903) puise précisément à la source des poèmes symphoniques de Strauss et de Liszt. Bartók n'a heureusement pas tardé à comprendre qu'il valait mieux devenir un premier Bartók qu'un second Strauss, bref qu'il devait trouver sa voie. C'est ce qu'il a fait pendant 40 ans, au service d'une oeuvre pas immense mais quasiment exempte de déchet.
Editer le catalogue des oeuvres de Bartók n'a pas été une mince affaire : outre un compositeur peu pressé de collaborer, on ne compte pas moins de trois intervenants indépendants ! Scrupuleux à l'extrême, Bartók a souvent retardé l'impression définitive de ses oeuvres, au grand dam de ses éditeurs. Ecartant des oeuvres de jeunesse au motif que leur esthétique rétro pouvait nuire aux oeuvres plus récentes mais aussi opérant de fréquentes révisions dans les oeuvres qui conservaient grâce à ses yeux (Orchestration ultérieure, changement d'instrumentation, élagage des passages jugés trop bavards, etc), il a de fait contrarié une numérotation conventionnelle, par numéros d'opus. Après l'avoir commencée (avec la Rhapsodie, opus 1), il l'a finalement abandonnée, vers 1920, laissant à d'autres le soin de s'y retrouver. Trois musicologues se sont dévoués à cette tâche, marquant éventuellement un inventaire à peu près complet du sceau de leurs initiales, une façon comme une autre de passer à la postérité ! La numérotation principale est due à András Szőllősy (SZ). Elle a été revue par László Somfai (Modeste, il n'a pas utilisé le sigle LS mais BB !) et complétée lorsque cela s'est avéré nécessaire par Denijs Dille (DD), un ecclésiastique belge (très) proche du compositeur dès 1937 et reconverti dans la défense de son oeuvre à la tête des Archives Bartók (Budapest). Ces numérotations alternatives ne différencient pas toujours les remaniements successifs que le compositeur a fait subir à ses oeuvres : ainsi, la Suite n°2, opus 4 (ou SZ34 ou encore BB40 !), achevée en 1907 mais remaniée en 1920 puis en 1943, a invariablement conservé la même numérotation. Voilà qui n'est pas de nature à simplifier la tâche des éditeurs discographiques qui doivent décider quelle version ils envisagent d'enregistrer. En pratique, ils optent généralement pour la dernière en date, présumée plus conforme aux voeux du compositeur. Toutefois, dans la présentation suivante, la date mentionnée est toujours celle de l'oeuvre primitive.
Le catalogue des oeuvres principales de Bartók est détaillé ci-après, en suivant l'ordre chronologique et en insistant sur les oeuvres moins connues. Les oeuvres vocales d'inspiration populaire et les oeuvres didactiques, moins essentielles, font l'objet d'une simple citation in fine.
On nomme ainsi les années d'étude passées à l'Académie Franz Liszt de Budapest et les deux ou trois années qui ont suivi. Patriote dans l'âme, Bartók a consenti, dans un premier temps, à répondre aux attentes des instances culturelles de son pays : 1) forger une musique nationale capable de figurer honorablement dans le courant romantique européen et 2) l'asseoir sur des traditions magyares présumées authentiques telles, par exemple, celles que Franz Liszt avait magnifiées dans ses célèbres Rhapsodies Hongroises. Cette adhésion docile n'a cependant (heureusement !) pas duré plus qu'il n'était nécessaire.
A ses débuts au Conservatoire, Bartók s'est cherché des modèles susceptibles de guider ses premiers pas en romantisme et c'est assez naturellement vers Liszt, Brahms et Strauss qu'il s'est tourné. Toutes les oeuvres écrites à cette époque, voire même avant, ne nous sont pas parvenues (Deux Quatuors perdus et plusieurs Sonates inédites, pour piano et pour violon & piano). Le compositeur a contribué à ces lacunes, ayant considéré que les oeuvres concernées étaient trop ancrées dans une esthétique fin de siècle. Voici quelques oeuvres datant de cette période dont certaines sont heureusement disponibles à l'écoute :
Bartók n'a jamais douté de la richesse du patrimoine des musiques populaires d'Europe centrale et il a très tôt soupçonné que l'idée qu'on s'en faisait à Budapest relevait d'une confusion avec les musiques tziganes. Il était également conscient qu'une tradition authentique est indissociable de sa pratique, vocale ou instrumentale, par les ensembles amateurs actifs en des endroits parfois fort reculés. Avec l'aide de fonds publics, il a donc arpenté l'Europe centrale, en compagnie de son collègue et ami, Zoltan Kodaly (Hongrie, à partir de 1905, Slovaquie entre 1906 et 1909, Roumanie entre 1909 et 1914 et même une incursion en Afrique du Nord, en 1913). Muni d'un enregistreur de première génération, il a archivé et noté tout ce qu'il a entendu.
Une partie de son oeuvre a puisé dans cette mine, soit en instrumentant à la lettre des airs entendus (3 airs populaires hongrois du district de Csik) soit en orchestrant d'autres et en les réunissant au sein de cycles cohérents (Esquisses hongroises, BB103, Chants paysans hongrois, BB107, Suite de danses roumaines, BB61 & 76, ou transylvaniennes, BB102), soit en en forgeant de nouveaux de toutes pièces (Improvisations sur des mélodies hongroises, SZ74). Un usage plus savant a aussi consisté à isoler des cellules élémentaires caractéristiques, mélodiques et/ou rythmiques, et à les greffer sur des constructions autonomes où elles passent plus facilement inaperçues auprès d'auditeurs non préparés. En particulier, le compositeur a (re)découvert (les vertus de) la gamme pentatonique, ce que Debussy avait déjà fait à partir de musiques extrême-orientales. Enfin, il a analysé les "maladresses" observées dans le jeu des paysans-musiciens-virtuoses, prenant conscience que loin de nuire à leur musique, elles la pimentaient. Il en a tiré de précieux enseignements dans sa gestion de la dissonance.
En utilisant ces diverses musiques populaires dans quelques compositions savantes, Bartók a inventé ce qu'on a fini par appeler son folklore imaginaire (Suite de Danses, 1923 et Rhapsodies n°1 & n°2 pour violon & piano, 1928). Les autorités officielles n'ont guère apprécié que les traditions slovaques et roumaines aient régulièrement été mises sur un pied d'égalité avec la tradition magyare mais le compositeur, porté par le succès international rencontré par la Suite de Danses, a ignoré ces reproches, quitte à perdre ses subsides. D'ailleurs il s'est progressivement désolidarisé des recommandations émises par le régime en place dans une Hongrie faisant, à ses yeux, de moins en moins bon usage de son indépendance.
Une oeuvre, le Concerto n°1, pour violon (SZ36, 1908), semble avoir joué un rôle déterminant dans l'évolution stylistique du compositeur. La partition a longtemps disparu de la circulation au point qu'on la croyait perdue. Elle était en fait en possession de la violoniste, Stefi Geyer (1888-1956), un amour de jeunesse qui avait reçu l'oeuvre en dédicace. Ce cadeau magnifique n'a pas eu l'effet escompté et la Belle a rapidement mis un terme aux attentes du musicien. Bien qu'elle n'ait jamais joué l'oeuvre, elle a conservé la partition avant de la confier au chef Paul Sacher. Celui-ci a créé l'oeuvre, en 1955, avec le concours du violoniste Hansheinz Schneeberger (1926-2019). Ce concerto est en deux mouvements seulement, ce qui est inhabituel. Sensés honorer "La Femme" (Premier mouvement, en 0:36) et "L'Artiste" (Second mouvement, en 9:35), ils sont déclinés avec une noble retenue qui force l'admiration. Il existe aujourd'hui beaucoup d'enregistrements de ce concerto mais bien peu égalent en intensité la version parfaitement idiomatique de Dénes Kovács (Budapest Philh. Orch., Dir. András Kórodi), parue en son temps chez Hungaroton.
Bon prince (charmant), Bartók n'a jamais réclamé le retour de sa partition. Il s'est toutefois autorisé à réutiliser le matériau du premier mouvement dans le premier des Deux Portraits, opus 5 (1908), sous-titré "Idéal" pour des raisons que l'on devine. Le second portrait, intitulé "déformé", est sans doute le commentaire désabusé ou ironique d'un amoureux éconduit. C'est en tous cas un recyclage pour orchestre de la dernière des 14 Bagatelles pour piano (opus 6, 1908).
Bartók a progressivement pris conscience qu'il devait cesser d'écrire la musique qu'on attendait de lui et qu'il lui fallait trouver et suivre sa voie. Rompant définitivement avec le romantisme finissant, il a cherché quelques nouveaux principes ouvrant la voie vers une tonalité élargie. Il aurait pu, par exemple, emboîter le pas à Claude Debussy (1862-1918) dont il partageait désormais l'intérêt pour les gammes pentatonique (Cf supra) et c'est bien cette influence que l'on perçoit à l'écoute du premier des Deux Tableaux (impressionnistes !) pour orchestre (opus 10, 1910). Il aurait pu également suivre les traces du premier Schönberg comme dans les Quatre Pièces, pour piano (opus 12, 1912), présentées ici dans leur version orchestrale de 1921. Bartók admirait Schönberg pour la facilité avec laquelle il renonçait à toute forme de répétition mais il ne l'a pas suivi dans la direction dodécaphonique, préférant gérer autrement la dissonance.
Note. Tous les compositeurs actifs à cette époque et ne souhaitant pas suivre la voie atonale extrême explorée par Schönberg ont été confrontés au problème de réinventer l'harmonie musicale, au moins partiellement. S'il était clair pour tout le monde que la modernité, au moins l'idée qu'on s'en faisait passait par une rupture avec la théorie harmonique classique, il était tout aussi clair que plusieurs issues étaient envisageables (Gammes par tons entiers chez Debussy, polytonalité chez Milhaud, modes exotiques chez Messiaen, etc).
Bartók s'est attelé à la tâche d'élargir les rapports pouvant exister entre les tonalités classiques. Dans l'harmonie classique une tonalité majeure (do, par exemple) est immédiatement corrélée à sa tonalité mineure relative (la) au motif que les notes utilisées sont les mêmes (Cf Gammes & Tempéraments). De plus, il est bien connu que la note de degré I, la Tonique (T = do), entretient des rapports consonants privilégiés avec celles qui l'encadrent immédiatement dans le cycle des quintes, la Dominante (D = sol), de degré V, et la Sous-Dominante (SD = fa), de degré IV. La figure précédente rappelle le statut du triplet {SD,T,D} ({fa,do,sol}, dans l'exemple) dans la théorie classique : les tonalités relatives (soulignées en rouge) s'obtiennent par simple translation de la fenêtre de trois cases vers la droite. Bartók a étendu ce système en repartant de la note "la" comme tonique suivante, dont le relatif est fa#, puis en poursuivant de même avec les notes anharmoniques ré#=mib mais sans aller plus loin puisqu'on retomberait sur le do initial. Au bilan, dans le système bartokien, le ton de do possède trois relatifs (mib, la, fa#) au lieu d'un seul (la).
La figure ci-contre illustre la synthèse des relations tonales opérée par Bartók. Elle se résume à quatre systèmes d'axes approximativement orthogonaux qui couvrent tous les cas de figure, les axes noirs se rapportant à l'exemple traité. Les Quatre Pièces pour orchestre opus 12, déjà évoquées, sont précisément construites autour des tonalités de mi, sib, sol et do# (Axes rouges sur la figure). Vous trouverez davantage de détails techniques dans l'ouvrage fouillé d'Ernő Lendvai, Béla Bartók : An Analysis of His Music (Kahn & Averill, 1971).
Les trois oeuvres scéniques importantes de Bartók ont été composées vers la même époque. Bénéficiant des talents d'orchestrateur de Bartók, il n'est pas étonnant qu'elles aient fait partie des oeuvres que (l'encore jeune) Pierre Boulez a d'emblée voulu diriger. Il y a fait des merveilles.
Le quart de siècle qui a suivi a vu la cristallisation du style caractéristique des années radicales du compositeur. Définitivement affranchi des séquelles du postromantisme, il a durci sa manière d'écrire en particulier au piano et au quatuor.
Le piano s'est fait de plus en plus percussif et c'est l'occasion d'entendre trois générations de pianistes hongrois particulièrement à l'aise dans ces rythmes brisés, György Sándor (1912-2005), Andor Földes (1913-1992), Géza Anda (1921-1976), Gábor Gabos (1930-2014) et Zoltán Kocsis (1952-2016) :
Bien que n'ayant jamais pratiqué l'instrument, Bartók a consacré quelques partitions au violon, l'instrument emblématique des musiques populaires qui l'intéressaient tant :
C'est l'occasion d'intercaler ici les Quatuors à cordes n°3-5 (Version du Quatuor Hongrois) ...
Bien que différents, les Quatuors de Bartók constituent le cycle cohérent le plus important après les derniers quatuors de Beethoven, ceux-ci probablement hors d'atteinte pour l'éternité. Ils sont intransigeants, fiers et altiers, un peu à l'image de leur auteur. Ce cycle a été enregistré un très grand nombre de fois et il n'est pas facile de départager des versions parfois fort différentes. Une excellente interprétation qui ne vous ruinera pas est parue chez Naxos : elle est l'oeuvre du Quatuor Vermeer. Elle a bénéficié d'une prise de son exemplaire ce qui n'a pas toujours été le cas avec les versions hongroises présumées plus idiomatiques. Si vous ne croyez que ce que vous entendez, alors il vous faudra comparer la cohorte des autres ensembles, échantillonnée ci-après (pour votre facilité) dans un seul et même extrait, l'allegro initial du n°4 : Quatuors Hongrois, Takacs, Végh, Juillard, Emerson, Vermeer, Hagen, Alban Berg, Ebène, Keller, Diotima, Armida; cela dit il en existe beaucoup d'autres ... .
... et de compléter par quelques pièces importantes confiées à des orchestres aux dimensions variables :
S'il fallait citer une oeuvre qui incarne la modernité en musique, beaucoup opteraient pour Le Sacre du Printemps de Stravinsky au motif assez légitime que l'oeuvre fut fondatrice. Mais s'il fallait y ajouter le critère de la perfection formelle, alors la palme reviendrait, me semble-t-il, à la Musique pour Cordes, Percussion & Célesta composée par Bartók en 1936 (SZ autant dire opus 106, cela ne s'invente pas !). Ce fut le résultat d'une commande du mécène Paul Sacher pour son Orchestre de chambre de Bâle, qui l'a créée un an plus tard. La firme RCA a heureusement conservé à son catalogue la version historique enregistrée, en 1958, par l'impitoyable Fritz Reiner (1888-1963), à la tête de son Chicago s o (Reiner était d'origine hongroise, ce qui explique bien ses accointances avec la musique de Bartók. Son autoritarisme éclairé a propulsé le Chicago s o parmi l'élite des orchestres américains). L'oeuvre commence par une fugue austère et majestueuse en forme d'arche (crescendo-decrescendo) dont le thème balaye discrètement tous les mouvements.
Cette oeuvre emblématique a été suivie par quelques autres encore composées sur le sol hongrois :
1939 fut pour Bartók l'année d'un vrai déchirement. Cela faisait longtemps, en fait depuis la fin de la première guerre, qu'il peinait à vivre en harmonie avec les directives mises en place par les dirigeants hongrois. Lorsqu'il est devenu clair, vers 1935, que ceux-ci commençaient à s'aligner parallèlement aux forces de l'Axe (ce qui fut effectif en 1940), il s'est résolu, comme tant d'autres, à l'exil vers les USA. Cela n'a pas été une décision facile et d'ailleurs, il l'a payée au prix fort de deux années d'infertilité (Le Concerto pour deux pianos & percussions, publié en 1940, n'est en fait qu'un arrangement de la Sonate du même nom). L’accueil des États-Unis fut pourtant chaleureux : on lui proposa une chaire de composition à la Curtis University mais il la refusa au motif que seule la création l'intéressait. Il pensait vivre de ses compositions mais il s'est trouvé miné (à son insu) par les premiers symptômes d’une leucémie qui allait s'avérer fatale. Il s'est pourtant battu vaillamment jusqu'à son dernier souffle, produisant, entre 1943 et 1945, année de son décès, quelques-unes des plus belles oeuvres de son temps.
Cela a commencé avec le Concerto pour Orchestre (SZ116, 1943), sans doute son oeuvre la plus jouée dans le monde. C'est le chef Fritz Reiner qui a suggéré au mécène Koussevitzky de commander cette oeuvre à Bartók. Précisément, ne passez pas au moins une fois dans votre vie à côté de l'interprétation de Reiner, tellement brillante qu'elle n'a jamais quitté le catalogue RCA (en 60 ans !) ni même changé de jaquette restée légendaire. L'enregistrement date de 1958 mais il n'a pas pris une ride. Si vous souhaitez une version encore plus idiomatique (et plus récente) alors précipitez-vous sur celle de Zoltán Kocsis, parue chez Hungaroton en 2002.
Toujours en 1943, le grand violoniste Yehudi Menuhin a commandé une Sonate pour violon solo (SZ117, 1944) dans l'esprit de Bach. Certes, l'oeuvre n'est pas spectaculaire mais c'est (l'ensemble des limites qui affectent) l'instrument qui en est en partie responsable.
En 1945, Bartók a reçu plusieurs commandes qu'il a partiellement déclinées :
Les dernières oeuvres du Maître posent, sans y répondre, la question de savoir dans quelle direction il comptait progresser à l'avenir. Les deux derniers concertos ont manifestement opéré un retour à une consonance de type romantique. Nul ne saura jamais si c'était là le signe d'un nouveau départ similaire à celui qu'on observera ultérieurement chez des musiciens empêtrés dans l'hypermodernité (Rautavaara, Penderecki, Silvestrov, Gorecki, ..., ce site vous les rassemble) ou si ce ne fut que le résultat d'un renoncement dans une lutte perdue d'avance contre la maladie.
C'était la moindre de choses que les éditeurs hongrois s'attèlent à la tâche d'enregistrer l'oeuvre de leur plus grand musicien à égalité avec Liszt. La maison Hungaroton s'est donc consacrée à cette tâche à une époque, entre 1960 et 1980, où elle n'avait pas encore subi les attaques de la mondialisation.
Une Edition Bartók en 29 CD a donc vu le jour mais autant vous prévenir elle est difficilement trouvable dans son intégralité malgré une réédition partielle en 2000. Le label Naxos a récupéré une partie de cette intégrale à son catalogue sinon il vous faudra fouiller les médiathèques. L'édition originale comprend notamment deux albums (soit 8 CD) de musiques symphoniques et deux albums (soit 6 CD) de musiques de chambre. Il comprend également deux albums (soit 8 CD) de musiques pour piano, moins indispensables cependant, au double motif que 1) la plupart des pièces intéressantes ont été superbement orchestrées par l'auteur et que 2) les autres sont soit des adaptations de chants populaires récoltés sur le terrain (20 Chants populaires hongrois) soit des morceaux à caractère franchement didactique (Pièces faciles, Pour les enfants plus de nombreuses pièces du Mikrokosmos).
On peut en dire autant des 44 Duos pour deux violons (1930-33) qui ont répondu à une commande passée en 1930 par le Professeur et pédagogue Erich Doflein. Celui-ci a exprimé la demande d'oeuvres accessibles aux plus jeunes, qui ne soient ni des exercices rebutants ni des niaiseries. Outre Carl Orff et Paul Hindemith également pressentis, Bartók a répondu favorablement, proposant quelques pièces hélas trop difficiles (Elles figurent actuellement à la fin du recueil complet). Il a ensuite consenti à abaisser le niveau de difficulté pour atteindre la progression souhaitée. Ces duos reposent assez naturellement sur des mélodies populaires d'Europe centrale, ce qui s'imposait pour Bartók vu la place que le violon y a toujours occupée. Vous trouverez ces Duos dans le volume I consacré à la musique de chambre.
L'édition complète comporte également un grand nombre de pièces vocales et/ou instrumentales, inspirées par les recherches ethnomusicologiques du compositeur (20 Chants populaires hongrois, Esquisses hongroises, Chants paysans hongrois, Suite de danses roumaines ou transylvaniennes).
Lorsqu'on juxtapose quelques portraits du compositeur à diverses époques de sa vie d'artiste, on ne peut manquer d'être frappé par le mélange de douceur et de distinction qui s'en dégage. Il faudrait y ajouter l'intégrité : Bartók a de tous temps fièrement refusé les compromissions, avec les critiques "officiels" qui voulaient lui dicter ce qu'il "devrait" écrire, avec un régime (politique) sympathisant de plus en plus ostensiblement avec le nazisme (Il a explicitement interdit que la moindre rue de Budapest ou d'ailleurs en Hongrie porte son nom tant que le régime en place se maintiendrait), mais aussi avec des hôtes américains pourtant bien intentionnés mais suspects de lui faire l'aumône. Musicalement, on retrouve cette distinction dans quelques oeuvres emblématiques pas forcément célèbres mais qui ont fonctionné comme autant de charnières modèles : le Concerto pour violon n°1, le premier Quatuor, la Musique pour cordes percussions & célesta et le Concerto pour alto. Je vous l'avais promis : Frissons garantis !