Que vient faire Igor Stravinsky (1882-1971), l'un des plus grands compositeurs du 20ème siècle, en pleine rubrique réservée aux musiciens délaissés ? Cette chronique apporte la réponse suivante : s'il est exact que les oeuvres qu'il a écrites avant ses 70 ans sont (plus ou moins) bien connues du public, celles, dites de la dernière manière, sont peu jouées et le public tarde à les apprécier parce qu'il les entend rarement, un bel exemple de cercle vicieux.
Bien que célèbre et n'ayant plus rien à prouver, Stravinsky a, en effet, changé de style une dernière fois, lui qui l'avait déjà fait si souvent par le passé. Plus étonnant, il s'est laissé tenter par la technique sérielle, formalisée par Schönberg 30 ans auparavant et pour laquelle il n'avait jusque-là manifesté aucune sympathie, au moins publiquement. Cette métamorphose lui a coûté un sérieux labeur car, de son propre aveu, il lui a été aussi difficile de désapprendre ce qu'il savait que d'apprendre ce qu'il ignorait encore. Il s'est pourtant montré égal à lui-même dans le maniement de la technique à 12 sons, l'adaptant librement mais sans faille à son style d'écriture.
A bien des égards, la trajectoire artistique de Stravinsky fait penser à celle de Pablo Picasso (1881-1973), son contemporain presque exact. On y trouve la même motivation pour prendre le public à contrepied et lui servir l'oeuvre qu'il n'attend pas. Sa méthode compositionnelle permet une autre comparaison : de même que chez Picasso le dessin ne précède plus obligatoirement la couleur, Stravinsky a refusé la prééminence du thème mélodique horizontal cultivé par la tradition germanique, lui préférant une approche sculpturale verticale où les accords s'organisent à mesure que la composition avance : Stravinsky composait au piano, testant ses agrégats sonores avant de les incorporer à la partition en temps réel. Autrement dit, il ne postposait jamais longtemps l'harmonisation par rapport à la composition. Une pulsation rythmique permanente accompagnée d'une distorsion calculée des harmonies, ont conféré à son oeuvre un pouvoir incantatoire incontestable, évoquant, par instants, quelques rituels profanes (Sacre du Printemps, Symphonie pour instruments à vents) ou sacrés (Symphonie des Psaumes).
L'inventaire des styles successivement adoptés par Stravinsky fait généralement état de trois époques créatrices mais c'est une simplification grossière car les deux premières sont elles-mêmes subdivisées en quasiment autant de sections que d'oeuvres publiées. Le catalogue complet a été compilé et annoté par Helmut Kirchmeyer et il commence par les périodes russe et néo-classique dont voici un raccourci extrême :
On ne peut comprendre le virage à 90° que Stravinsky a ensuite imprimé à son oeuvre qu'en analysant, même sommairement, la situation dans laquelle il s'est trouvé au début des années 1950, en particulier sa position par rapport à son illustre rival en musique, Arnold Schönberg (1874-1951).
Rien ne laissait présager, vers 1950, que Stravinsky se laisserait tenter un jour par les théories de Schönberg. Les deux hommes entretenaient une inimitié soigneusement calculée afin que, dans leur entourage respectif, personne n'ait l'idée d'évoquer l'oeuvre rivale, du moins en leur présence. Rivaux, les deux musiciens l'étaient sur fonds de jalousie latente : Schönberg enviait les succès publics remportés par Stravinsky et Stravinsky enviait le prestige de Schönberg incarnant une refonte théorique progressiste du langage et de la théorie musicale.
Ce n'est pas un hasard si les portraits ci-dessus se tournent le dos : ces deux musiciens, aux égo surdimensionnés, ne se supportaient tout simplement pas. Si un hasard malicieux les faisait se croiser dans l'une des avenues de Los Angeles où ils résidaient, à deux pas l'un de l'autre, ils s'ignoraient de la même façon.
Note. Ils auraient pu se rencontrer en une occasion (manquée), lorsque le chef (et compositeur), Werner Janssen (1899-1990), passa commande de 7 mouvements d'une Suite pour récitant & orchestre à quelques-uns des musiciens les plus en vue du moment sur la Côte Ouest. L'oeuvre collective, intitulée Genesis, était destinée au répertoire de "son" orchestre (Le Janssen Symphony of Los Angeles). Achevée, elle comporte 7 parties : Earth without Form (Schönberg), Creation (Nathaniel Shilkret), Adam and Eve (Alexandre Tansman), Cain and Abel (Darius Milhaud), The Flood (Mario Castelnuovo Tedesco), Babel (Igor Stravinsky) et The Covenant (Ernst Toch). J'en ai retrouvé une trace (mal) enregistrée en son (ancien) temps par le commanditaire, chez Werner Classics : seuls Stravinsky (Episode 6, Babel
) et surtout Toch (Episode 7, The Covenant
) me semblent avoir tiré leur épingle de ce jeu collectif d'un genre rarement gagnant.
En fait, ni Stravinsky ni Schönberg n'étaient de caractère facile. Stravinsky critiquait régulièrement toute musique qui n'était pas de lui et Schönberg rendait volontiers le monde entier responsable de ses infortunes personnelles, en particulier du peu de reconnaissance que son oeuvre rencontrait :
- Les écrits de Schönberg, rassemblés dans un ouvrage par ailleurs passionnant, "Le Style et l'Idée", montrent un homme revanchard, pestant plus souvent qu'à son tour contre une vie qui ne l'aurait pas épargné. Certes, d'origine juive, il a connu toutes les vicissitudes de l'entre-deux guerres et ses premiers pas aux USA ne furent pas pour le rassurer mais il oubliait un peu vite qu'une très bonne fée s'était penchée sur son berceau, lui offrant un capital génétique hors du commun. Il était, en particulier, aussi doué en peinture qu'en musique. Il est vrai que les USA ne furent pas l'Eldorado financier espéré et qu'en poursuivant la voie difficile qu'il s'était frayée en musique, il ne pouvait espérer rencontrer le succès franc et massif qu'il convoitait. Etait-ce une raison pour se montrer si désagréable, en particulier envers (la musique de) Stravinsky, les rares fois qu'il l'évoquait publiquement ? Dans un écrit daté de 1926 ("Stravinsky der Restaurater"), il s'est excusé ironiquement auprès de ses lecteurs d'évoquer une oeuvre aussi "dénuée d'intérêt, qui n'ambitionne à aucun moment de durer plus longtemps qu'un vulgaire sac d'emballage". Deux ans plus tard, il a récidivé à propos d'Oedipus Rex, qu'il n'aimait pas - ce qui était son droit - et qu'il tenait pour la négation de l'oeuvre d'art. De telles diatribes font peine à lire sous la plume d'un homme d'une intelligence par ailleurs si supérieure : un professeur respecté comme le fut Schönberg n'avait tout simplement pas le droit d'étaler une vindicte personnelle devant ses élèves (Plus tard, le jeune Pierre Boulez pêchera par exactement les mêmes excès, le sérialisme militant ne semble décidément guère porteur de modération).
- Stravinsky n'a jamais fait preuve d'un manque de courtoisie comparable. Evidemment, il n'avait pas les mêmes raisons de pester contre le sort : après tout, ses affaires marchaient plutôt bien auprès d'un public qui digérait son oeuvre avec une certaine facilité. S'il a toujours évité d'aborder le sujet du dodécaphonisme en société, tout indique, qu'en privé, il a été intrigué par les développements possibles de l'écriture à 12 sons. C'est en tous cas ce qu'a rapporté Robert Craft (1923-2015), un jeune étudiant passionné par les univers a priori si différents de Schönberg et de Stravinsky.
Ayant contacté Stravinsky au sujet d'une oeuvre qu'il voulait étudier et dont il ne trouvait nulle part la partition (La Symphonie pour instruments à vents), Craft s'est entendu répondre qu'il tombait à pic, qu'une révision était précisément en chantier et qu'il pourrait peut-être y contribuer si ses compétences le permettaient. Une relation de confiance totale s'est rapidement installée entre les deux hommes pourtant distants de 40 ans et elle ne s'est jamais éteinte. Craft est entré au service de Stravinsky, en 1948, remplissant les tâches les plus variées qu'on peut confier à un homme à tout faire (Secrétaire, confident, copiste, instrumenteur, répétiteur, chef, biographe, agent et même chauffeur !). Craft a rassemblé les mémoires des heures passées avec Stravinsky dans deux ouvrages disponibles en anglais seulement ("An Improbable Life : Memoirs" (2002, Vanderbilt University Press) et "Stravinsky : Discoveries and Memories" (2010, Naxos Books)). Des interviews (1, 2) existent également qui rappellent les événements, survenus en 1951 et 1952, qui ont fait basculer notre histoire :
- Schönberg est décédé inopinément en 1951. Assez curieusement, le premier télégramme de condoléances parvenu à sa veuve est venu de Stravinsky. Même s'il n'a pas été jusqu'à assister aux obsèques, cela semble indiquer qu'il était affecté d'une manière ou d'une autre et, de fait, Craft crut déceler chez lui un changement d'attitude qu'il respecta sans provisoirement tenter d'en tirer parti.
- Stravinsky n'eut guère le temps de s'appesantir sur cet événement dramatique, étant pris par la création (à Venise) de son opéra "The Rake's Progress". L'oeuvre a plu au public - et elle continue de plaire - mais elle s'est attirée les reproches de la critique qui attendait quelque chose de plus "novateur". Stravinsky, comprenant qu'un artiste de son envergure devait prendre de nouveaux risques, s'est mis à douter au point de craindre la panne d'inspiration, selon son propre aveu. Craft a alors estimé que le moment était venu de prendre une initiative : il lui a suggéré de s'intéresser à la technique de composition à 12 sons, qui venait de tomber orpheline de son inventeur. Craft raconte dans ses mémoires que Stravinsky a rapidement rebondi dans cette direction, étudiant en priorité quelques partitions de Schönberg dont la formule instrumentale l'intéressait particulièrement (Le Quintette à vents, opus 26, et le Septuor, opus 29). Ce fut le début de son exploration dodécaphonique. On ne peut s'empêcher de penser que jamais, du vivant de Schönberg, Stravinsky n'aurait franchi le pas d'accommoder à sa sauce une théorie qui ne lui appartenait pas en propre et pourtant, c'est exactement ce qu'il a fait après la disparition de Schönberg.
L'oeuvre de Stravinsky a été enregistrée par le compositeur en personne. Un coffret de 22 CD a été réédité chez Sony Classical pour un prix dérisoire (30 euros environ). Ce n'est pas absolument une intégrale mais l'essentiel s'y trouve, avec en bonus les premiers enregistrements réalisés, par Robert Craft. Craft est resté fidèle à l'oeuvre de son Maître même après sa disparition et il s'est attelé à la tâche de la réenregistrer pour le label Naxos (11 volumes sont parus). Il s'est montré souverain dans cette entreprise : personne n'a mieux articulé que lui cette musique (Concerto Dumbarton Oaks, 1938, Apollon, 1947). Gommer cette articulation produit un jeu fade comme dans cette version due à Simon Rattle, où chaque musicien présent sur scène fait certes "son job" impeccablement mais où l'ensemble dégage une impression de trop sage discipline.
Craft s'est également lancé dans une intégrale Schönberg où il s'est à nouveau montré le meilleur. Onze volumes sont aussi parus chez Naxos mais, hélas, sa disparition, en 2015, a mis un terme aux deux projets en chantier.
Dans ses écrits théoriques, Schönberg a parfaitement analysé les raisons de l'émergence du dodécaphonisme en musique : c'était la conséquence inéluctable du passage d'une écriture classique (de type) diatonique, à 7 sons, vers une écriture (de type) chromatique, à 12 sons. Le résultat le plus audible de cette extension a été une émancipation de la dissonance due à la promiscuité de sons de moins en moins proches harmoniquement parlant. En s'engouffrant tête baissée dans cette brèche ouverte, les élèves de Schönberg, singulièrement Webern et ceux qui l'ont suivi, ne lui ont pas forcément rendu service : le public qui éprouvait déjà quelques difficultés à suivre les prémices de la pensée schönbergienne a rapidement jeté l'éponge, se réfugiant dans l'amalgame facile "dodécaphonie = cacophonie", qui le dispensait d'écouter davantage. Et pourtant toute l'oeuvre de Schönberg n'est pas inaccessible loin de là car elle a fait l'objet de fréquents retours en arrière : en sélectionnant au hasard l'une quelconque de ses oeuvres écrites pour ensemble instrumental, la probabilité est même élevée de tomber sur une musique parfaitement compréhensible par le plus grand monde. C'est évidemment le cas toutes les fois que le compositeur a réendossé l'habit pseudo-tonal (Symphonie de chambre n°2, opus 38, cas bien plus fréquent qu'on ne le pense généralement : Suite dans le Style ancien, en sol majeur !) mais ce l'est à peine moins dans des oeuvres a priori plus audacieuses (Symphonie de chambre n°1, opus 9, 5 Pièces pour orchestre, opus 16, Variations pour orchestre, opus 21). Les 4 Quatuors à cordes de maturité ont balisé la vie de Schönberg et il faudrait être de mauvaise foi pour prétendre que cette musique est incompréhensible (n°1, 1905, n°2, 1908, n°3, 1927 et n°4, 1936); on peut en dire autant de son Concerto pour violon, 1936. Il est cependant exact qu'il ne faut pas entrer dans l'oeuvre de Schönberg par n'importe quelle porte : les oeuvres pour piano solo (Suite, opus 25) ou vocales (Moses und Aron, Oeuvres chorales) sont effectivement indigestes (peut-être aussi pour l'auteur qui n'a jamais réussi à achever Moses und Aron !). Schönberg s'est expliqué sur ces différences : une pièce pour ensemble instrumental est abstraite, par définition, d'où elle doit maintenir assez de repères harmoniques pour permettre à l'auditeur d'appréhender la progression du discours musical (vers où il veut aller). Les pages vocales bénéficient du secours d'un texte qui assure autrement cette progression cohérente même si la musique a tendance à s'égarer. On ne peut nier que Schönberg ait cherché à tester le degré de résistance de sa théorie et on ne peut certainement pas le blâmer d'avoir expérimenté en ce sens; tout scientifique vous confirmera qu'une expérience qui échoue est également porteuse d'information qu'une autre qui réussit. A présent que vous êtes (mieux) informé, vous n'avez plus de raison de colporter des contrevérités à propos d'un prétendu hermétisme de l'oeuvre de Schönberg. Il est même une oeuvre, la Sérénade opus 24, où l'on entend Schönberg à l'écoute de Stravinsky : il est impossible d'imaginer que le premier n'a pas entendu les déhanchements rythmiques du second dans son Histoire du Soldat.
Ce qui vient d'être rappelé s'applique aussi bien au Stravinsky "sériel" : il a étudié la méthode sur le tard (et sur le tas !) et il l'a adaptée de façon mesurée à sa façon de composer, sans se soucier des critiques que ses licences provoqueraient chez quelques tenants de l'orthodoxie schönbergienne (Plusieurs musicologues dont Harry Halbreich, généralement mieux inspiré, se sont moqués que Stravinsky ait pu "passer son temps à courir après un train qui était parti depuis longtemps").
Au fond, Stravinsky n'a guère agi autrement que Schönberg en terrain atonal, l'expérimentation en moins : il a conservé sa lucidité et son libre arbitre, puisant dans la méthode ce qui pouvait faire progresser la musique sans chercher à respecter à n'importe quel prix des règles venues d'ailleurs. Il a en particulier eu le bon goût de préserver la pulsation rythmique qui a toujours animé chacune de ses oeuvres. Car Stravinsky cultivait une attitude foncièrement positive où la joie de composer a toujours prédominé. Une oeuvrette de circonstance, durant à peine 50 secondes, illustre bien ce credo; écoutez comment il a participé à la fête des 80 ans du grand chef, Pierre Monteux : qui a jamais reçu un cadeau d'anniversaire plus réjouissant que ce Greeting Prelude (1955) ? Vous y avez entendu le grand chef batave, Reinbert de Leeuw, honorant l'un de ses illustres compatriotes, le compositeur Louis Andriessen, bien connu des lecteurs assidus de ce site. Pour le plaisir de la comparaison, revoici notre cher Craft dans ce même Greeting Prelude, bondissant à souhait !