Poète, prends ton luth, et me donne un baiser; La fleur de l'églantier sent ses bourgeons éclore. Le printemps naît ce soir; les vents vont s'embraser; Et la bergeronnette, en attendant l'aurore, Aux premiers buissons verts commence à se poser. Poète, prends ton luth, et me donne un baiser. ... (Alfred de Musset, La Nuit de Mai).
A l'époque de Musset, le luth n'était plus qu'un lointain souvenir; cependant, dans l'inconscient collectif, il demeurait l'instrument capable d'accompagner les vers du poète avec raffinement et discrétion. Aux époques Renaissance et Baroque, il fut avec les siens (Théorbe, Angélique, Chitarrone, Tiorbino, ...) le seul instrument à cordes pincées capable de rivaliser, au plan acoustique, avec l'incontournable clavecin. Jugé élitiste, il a disparu dans les désordres de la Révolution, ne réapparaissant qu'au 20ème siècle, grâce au travail des musicologues et d'une nouvelle génération de luthiers passionnés.
Note. Le poème d'Alfred de Musset a été mis en musique par Ruggero Leoncavallo (1857-1919), quoique étrangement amputé des strophes de la Muse remplacées par des intermèdes orchestraux; quant à Alfred Bruneau, il en a fait une oeuvre pour récitant et ensemble instrumental.
Le luth est un descendant de l'oud arabe dont l'entrée en Occident a suivi l'invasion mauresque en Espagne. L'oud était un instrument essentiellement monodique, convenant pour l'exercice mélodique mais ne permettant pas une polyphonique savante. Le luth a remédié à cette situation, dès le 14ème siècle, par l'adjonction de frettes, sortes de chevalets posés sous et en travers des cordes à des distances calculées en fonction du diapason imposé et du tempérament voulu. Il a ensuite évolué, faisant passer progressivement le nombre de choeurs de 6 à 13 (Pour mémoire, sauf la chanterelle à corde unique, les choeurs assemblent 2 cordes à l'unisson ou à l'octave). Le luth a ensuite donné naissance à la famille des archiluths, Chitarrone, Théorbe, Tiorbino, Angélique, ..., cf cette chronique pour quelques détails.
Le luth a été un instrument phare de la Renaissance dès le 16ème siècle : aisément transportable, il a fait l'objet d'un véritable engouement parmi les classes aisées de la société. Une notation intuitive, nommé tablature, a été inventée afin de faciliter l'apprentissage des amateurs et les professionnels y ont adhéré. Une tablature ne précise pas directement la hauteur des notes sur une portée mais se contente d'indiquer, par des signes spéciaux (lettres dans le système français et chiffres dans le système italien), sur quelle frette le doigt doit être posé à tout instant dicté par le rythme; cela détermine la longueur utile de la corde pincée donc indirectement la hauteur de la note. Des hampes situées par-dessus la "portée" précisent les indications rythmiques. Une conversion en notation moderne est évidemment possible et actuellement les deux systèmes coexistent à la demande. Une méthode semblable a un temps existé à l'orgue et même à la viole, mais elle n'est demeurée effective qu'au luth et éventuellement à la guitare. Au luth, les premières publications en tablatures sont dues à Ottaviano Petrucci (Venise, 1507).
Nombre de musiciens plus ou moins connus ont composé pour le luth avec un résultat inégal au plan de "l'efficacité" musicale. C'est du moins ce que révèle l'écoute répétée d'oeuvres souffrant trop souvent de mélancolie irrémédiable :
Silvius Leopold Weiss (1687-1750) est né à Grottkau en Silésie. Il a donc fait partie de la décennie prodigieuse (1678-1687), connue dans les annales pour avoir vu naître une concentration étonnamment élevée de musiciens de grand talent : les "stars" incontournables, J-Ph Rameau (1683-1764), J-S Bach (1685-1750) et G-F Haendel (1685-1759), mais aussi des musiciens sans doute moins importants mais qui ont néanmoins occupé une place enviable dans les Histoires de la Musique, A. Vivaldi (1678-1741), J-D Zelenka (1679-1745), G-Ph Telemann (1681-1767), J-D Heinichen (1683-1729), D. Scarlatti (1685-1757) et N. Porpora (1686-1768). Je suggère d'ajouter le nom de Weiss à cette liste même s'il n'est vraiment connu que des amateurs de luth qui lui vouent un culte mérité.
Il a été initié par son père, Johann Jacob Weiss (1662-1754), qui l'a très vite perçu comme un enfant prodige. Bien que sa carrière ait débuté en Silésie, il a eu très tôt la chance de voyager un peu partout en Europe, en Allemagne, en Angleterre, en Bohême et en Italie. Son long séjour dans la péninsule (1708-1714) a été déterminant : y ayant rencontré le jeune Haendel, Scarlatti père & fils et surtout Corelli, il a appris une nouvelle manière de composer pour les instruments, livrant une musique plus fluide, chantante et dansante (au sens 18ème).
Au terme de ces nombreux voyages, en 1718, il a trouvé un emploi permanent à la Cour de Dresde d'Auguste II le Fort, rémunéré à la hauteur de son talent (Ses appointements se montaient à 1400 Thalers en 1744, un pactole pour l'époque, et encore a-t-il refusé une offre mirifique de 2000 Thalers émanant de la Cour impériale de Vienne). A Dresde, ville musicalement active à l'égale de Leipzig, il a cotoyé quelques musiciens de renom, Johann David Heinichen, Francesco Veracini, Antonio Lotti, Joachim Quantz et Johann Adolf Hasse.
Dans ses mémoires rédigées en français comme il était d'usage à la Cour de Prusse, la Marquise Wilhelmine von Bayreuth (1709-1758), Soeur de Frédéric II, a loué les talents de Weiss qu'elle a pris un temps comme professeur. Compositrice à ses heures mais sans réel succès (Concerto pour clavecin & cordes, désolé l'interprétation est un peu poussive), elle est aujourd'hui surtout connue pour le rôle qu'elle a joué dans la vie culturelle allemande de son temps, en particulier l'édification du Théâtre des Margraves de Bayreuth bien connu des amateurs de chant baroque.
Weiss a composé 650 oeuvres environ mais le compte exact est impossible à faire car il n'a jamais pris le soin de les répertorier. Pire que cela, il s'est toujours opposé à ce qu'elles soient imprimées, arguant qu'il voulait conserver l'exclusivité de son répertoire afin qu'il ne soit jamais galvaudé et/ou dénaturé par d'autres. Il s'en est expliqué dans sa correspondance avec Luise Gottsched (née Kulmus, 1713-1762), une femme de lettres allemandes connue dans son pays pour avoir traduit un grand nombre d'ouvrages littéraires et scientifiques français et anglais et rédigé la première biographe de Weiss.
Cet exclusivisme aurait pu lui coûter la célébrité posthume et, de fait, nous savons aujourd'hui qu'un grand nombre de ses oeuvres sont perdues. Avec le temps qui passe, des chercheurs passionnés ont fini par retrouver un grand nombre de manuscrits éparpillés parmi plus de 44 sources (Wroclaw, Cologne, Munich, Leipzig, Moscou, Vienne, Prague, Salzbourg, Paris, Berlin, Rome, etc), et il n'est pas rare qu'on en trouve encore de nouveaux.
Note. Le seul fragment connu pour avoir été publié l'a été par G-Ph Telemann dans la 12ème leçon du vaste recueil "Der getreue Music-Meister" (Le fidèle Maître de Musique), destiné aux amateurs distingués en demande d'un répertoire accessible. Le recueil complet est paru en pièces détachées, une par quinzaine, de novembre 1728 à 1729 : il comportait 25 leçons alternant des compositions de Telemann en personne (dont quelques airs isolés d'opéras aujourd'hui disparus) et de compositeurs invités dont précisément ce Presto de Weiss.
Les deux manuscrits conservés les plus importants sont ceux de Londres (British Library) et de Dresde (Sächsische Landes-Bibliothek). Ils comportent un ensemble d'oeuvres indifféremment appelées Suites (à la française), Sonates (à l'italienne) ou Partitas (à l'allemande) :
- The London Manuscript (Part 1, Part 2, Part 3. Inventaire détaillé) est le plus volumineux et la bonne nouvelle est qu'il est disponible à l'écoute dans une très belle interprétation du luthiste canadien, Michel Cardin, un spécialiste de l'oeuvre de Weiss. L'ensemble, paru en 12 CD chez Brillant, comprend 26 Suites (ou Sonates, numérotées de 1 à 26) plus des pièces isolées. Vous pouvez vous le procurer pour moins de 50 euros, un prix dérisoire vu la valeur inestimable de l'ensemble.
- Le Manuscrit de Dresde comporte 21 Suites (ou Sonates, habituellement numérotées de 27 à 47), malheureusement les pièces concertantes sont perdues. Un enregistrement en plusieurs volumes existe, paru chez Centaur, mais la prise de son n'est pas parfaite. Roberto Barto a enregistré 11 CD pour Naxos, où les pièces figurent étrangement dans un certain désordre (Sonata n°39 dite Partita Grande). Les pièces à deux luths concertants (dont la deuxième voix est réputée perdue) ont été reconstituées par le regretté Karl-Ernst Schröder en partant du principe que les deux voix échangeaient probablement leur matériau sonore de sections en sections d'un même mouvement. Un superbe enregistrement existe, en collaboration avec Roberto Barto, ne le manquez pas ! Chandos a également enregistré les 4 Concerti pour luth reconstitués à partir du matériel existant dans le manuscrit.
- Parmi les manuscrits parcellaires exploitables, il convient de mentionner en priorité The Moskow Manuscript et le Manuscrit de Vienne (Suite en la majeur, Suite en do mineur, deux extraits d'un enregistrement de Paul Beier pour le label Stradivarius). Le Manuscrit de Vienne comporte également des pièces antérieures au départ de Weiss vers Rome et pour lesquelles une controverse existe quant à leur paternité (C'est le cas de le dire puisque certains les attribuent à Johann Jacob Weiss : Suite en sol majeur). Il devrait en principe également comporter des pièces concertantes (à deux luths, luth & violoncelle ou viole de gambe, luth et flûte, ...) mais elles ont disparu ou nous sont parvenues amputées des parties annexes ne permettant qu'une reconstitution hypothétique.
Si vous poursuivez seul votre exploration, outre Roberto Barto et Michel Cardin, vous rencontrerez un grand nombre de luthistes qui ont abordé (partiellement) l'oeuvre de Weiss, Rolf Lislevand, Jakob Lindberg, Hopkinson Smith, Paul O'dette, Jonas Nordberg, Xavier Díaz-Latorre, Nigel North, Toyohiko Satoh, Yasunori Imamura, Konrad Junghänel, etc, preuve par l'exemple que cette musique souvent notée élitiste est encore bien vivante de nos jours.
En résumé, Weiss a compris qu'en abandonnant le style français pour se mettre à la mode italienne, il ouvrait la voie à une narration musicale capable de rompre la monotonie qui a toujours menacé le répertoire pour luth. Il a ainsi initié un style germanique débarrassé de toute forme d'austérité. Concrètement, de l'école française, il a conservé l'ordonnance de la Suite de danses de Cour tout en empruntant à l'école italienne les mouvements de substitution plus souples et "à la (nouvelle) mode" (Courante → Allegro, Sarabande → Andante ou Largo, Gigue → Allegro ou Presto, etc). Il a ainsi obtenu des lignes chantantes, des rythmes variés et une harmonie vivante.
Le luth ne s'est pas totalement tu en Allemagne après Weiss et il vaut le peine de mentionner le bel enregistrement de Roberto Barto consacré au Manuscrit d'Augsbourg du tardif Joachim Bernhard Hagen (1720-1787). Certes, rien de neuf dans cette musique et pourtant elle brille par une belle invention jointe à une clarté sonore respectueuse des lois de l'acoustique (Ecoutez aussi ces Variations sur un thème de Locatelli).
Terminons par quelques pages de Weiss joué au luth-clavecin (Lauten Werck), un instrument hybride qui a disparu mais qu'on a pu reconstituer sur la base de descriptions assez précises : il fonctionne avec l'aide d'un clavier qui actionne des plectres qui, à leur tour, pincent des cordes pour la plupart en boyau. Bach en possédait deux exemplaires pour lesquels il a composé quelques pièces originales ou transcrites, à écouter !