Le clavecin a vécu ses heures de gloire, en France, sous les règnes des quatre Louis. A partir de 1760, comme un peu partout en Europe, il a subi la concurrence du piano-forte avant de disparaître, 30 ans plus tard, dans les oubliettes de la Révolution, qui vit dans cet instrument l'un des emblèmes de l'Ancien Régime. Elle joignit d'ailleurs le geste à la parole, vandalisant les salons et transformant les précieux caissons en bois de chauffage.
Il a également fait fortune en Allemagne (et en Angleterre) mais nulle part ailleurs qu'en France il ne lui a mieux été rendu justice. Lorsque J-S Bach a conçu son oeuvre pour clavier, il l'a écrite pour le clavecin, l'instrument qui était à sa disposition. Cependant, l'écriture savante voire spéculative du Clavier bien tempéré ne se préoccupe guère de la spécificité du son émis et le compositeur aurait peut-être (restons prudents !) adopté le piano moderne si celui-ci avait existé. L'école française s'est davantage intéressée à l'instrument en tant que tel, se partageant entre deux courants, l'un savant (Grandes Suites à la française) et l'autre davantage galant (Recueil de pièces de caractères). Dans ce dernier, elle a exploité les nuances infimes que (le timbre de) l'instrument permettait, se délectant autant de la forme que du fond. On ne peut comprendre donc aimer tout à fait ce clavecin-là si on ne vibre pas à l'écoute de ces moments de grâce qu'illustrent quelques exemples choisis un peu au hasard :
Si vous ne goûtez pas les résonances subtiles, les mélodies à peine brisées et les barres de mesure suspendues, alors cette chronique n'est pas pour vous.
Le clavecin est un instrument à cordes pincées comme la guitare ou la harpe. Complètement désossée, sa carcasse rappelle d'ailleurs la forme d'une harpe disposée horizontalement. Les cordes tendues sont excitées par le passage d'un sautereau lui-même activé par la pression d'une touche du clavier. Elles sont métalliques, de longueurs, de densités et de diamètres croissants lorsqu'on passe de l'aigu au grave, afin d'être en mesure de couvrir 5 octaves sans sortir de l'espace limité par la caisse (de résonance) de l'instrument.
L'intensité du son émis ne dépendant pas de la pression exercée sur les touches, il en est résulté une absence de maîtrise dynamique de l'interprète. Le concurrent piano-forte a clairement ambitionné de remédier à ce problème et l'histoire lui a donné raison. Voltaire eut beau ironiser quant aux possibilités naissantes, donc encore incertaines, du piano-forte "Un instrument de chaudronnier en comparaison du clavecin", rien n'y fit, d'ailleurs des détracteurs auraient pu lui objecter que "Le clavecin est parfois et même plus souvent qu'à son tour un instrument de ferrailleur". En effet, tous les clavecins ne se valent pas, loin de là, et il en est, encore aujourd'hui, qui répandent un bruit de casseroles absolument insupportable. Par contre, lorsqu'il est de qualité, il dispense des trésors de timbres subtils que le piano n'égalera jamais.
C'est en Bourgogne qu'on a exhumé les documents les plus anciens relatifs à notre instrument mais c'est en Italie qu'on l'a manufacturé à grande échelle, sous le nom de clavicymbalum, à partir des années 1400. C'était une extension du médiéval psaltérion auquel on avait adjoint un clavier. Les instruments issus de la péninsule sont réputés fragiles, émettant certes un beau son mais proportionnellement frêle. Pour être franc, l'Italie n'a pas porté le clavecin au même degré de perfection que le violon et ses produits dérivés.
Les flamands n'ont pas inventé le clavecin mais ils l'ont perfectionné au sens premier du terme : le Ruckers demeure, sans doute pour l'éternité, la Rolls-Royce des clavecins, du nom de l'illustre famille de facteurs anversois (Hans, le grand-père, Ioannes et Andreas I, deux de ses fils, et Andreas II son petit-fils). Ecouter une (belle !) oeuvre sur un clavecin (de la famille) Ruckers, c'est prendre une assurance de ne pas être déçu.
Une bonne centaine de clavecins Ruckers nous sont parvenus. On les identifie, en théorie, par la rosace qui leur tient lieu de signature. Tous ont inévitablement dû faire l'objet de ravalements mécaniques au cours des siècles et vu leur valeur marchande colossale, des contrefaçons ont existé, certains apprentis-faussaires n'ayant pas hésité à gommer la rosace d'origine dans l'espoir de lui substituer une autre signature.
Les facteurs français (Blanchet, Hemsch, Taskin, Vater, Goujon, Dumont, Stehlin, ..., au 18ème siècle, ils furent plus de 100 (!) rien qu'à Paris) ont clairement adopté le modèle flamand, créant leurs propres instruments et/ou participant aux ravalements en question : quand on parle d'un Ruckers/Blanchet/Taskin, on ne fait que détailler le pedigree de l'instrument. Cela dit, quelques-uns des instruments construits par Hemsch rivalisent fièrement avec leurs modèles. Même des réalisations actuelles, souvent d'après modèles anciens, peuvent susciter notre admiration, nous en verrons des exemples ci-dessous. Quoi qu'il en soit, tout enregistrement de clavecin qui se respecte doit mentionner l'identité de l'instrument utilisé après quoi c'est à votre oreille de juger, le client est roi !
Bien que l'école française ait reposé sur deux piliers, François Couperin et Jean-Philippe Rameau, sa richesse résulte tout autant de la multitude des maîtres, petits ou grands, qui ont gravité autour d'eux.
La ligne du temps ci-dessus fait état d'une première génération d'où émergent les personnalités de Jacques Champion de Chambonnières (1601-1672) (Sarabande), Henry Dumont (1610-1684) (Allemande), Louis Couperin (1626-1661) (Suite en ré, Suite en sol, Suite en fa, Prélude non mesuré), Jean-Henry d'Anglebert (1629-1691) (Suites, Folies d'Espagne) et Nicolas Lebègue (1631-1702) (Chaconnes extraites des Suites 1 et 4 , respectivement). L'oeuvre de Louis Couperin, doit prioritairement retenir votre attention : elle a été magnifiquement enregistrée, en 5 CD parus chez Astrée, par Blandine Verlet sur le Ruckers du musée Unterinden de Colmar, une réussite incontestable !
On attribue le moule de la Suite (dite) française à Lebègue. Elle est construite sur une succession codifiée de danses stylisées, aux tempi contrastés : Allemande (modéré), Courante (vif), Sarabande (lent) et Gigue (vif). Ce schéma a été adopté ailleurs en Europe, singulièrement en Allemagne, qu'on songe au Suites françaises de Bach et même aux Suites anglaises qui n'en diffèrent essentiellement que par un prélude introductif et une complexité accrue. Mais ce cadre n'a jamais été rigide ni figé, et presque tous les compositeurs ont introduit des variantes : il n'est pas rare que soient intercalées des Courantes I et II et leurs Doubles, des Bourrées (ou des Gavottes) I et II, voire une chaconne finale.
Le nombre de musiciens a sérieusement crû à partir de la génération suivante et il n'est pas question de les passer tous en revue d'autant qu'ils ne sont pas de niveaux équivalents : Nicolas Siret (1663-1754) (Passacaille III), Pierre-Claude Fouquet (1694-1772) (L'Absence ou la Solitaire), Pierre Février (1696-1760) (4 Suites du 1er Livre) et Christophe Moyreau (1700-1774) (Pièces opus 3) s'inscrivent, de fait, un peu en retrait. Le cas Forqueray est particulier, qui a défrayé la chronique en son temps. Les rapports n'ont jamais été franchement cordiaux entre Jean-Baptiste Forqueray (1699-1782) et son père, Antoine Forqueray, qu'on a dit jaloux des talents de son fils au point de l'accuser publiquement (et (in)justement, allez savoir ?) de mauvaise conduite. Le père alla jusqu'à réclamer (et obtenir pour 10 ans !) le bannissement du fils, une mesure heureusement levée un an plus tard. 20 ans ayant passé, Jean-Baptiste publia, à son profit, deux versions révisées de pièces pour viole de son père, l'une conservant la viole et l'autre opérant une transcription pour clavecin (Suite n° 2, dont vous épinglerez la chaconne finale, intitulée La Buisson, ou La Sylva, extraite de la Suite n°5). En résumé, soyez attentifs au fait que lorsqu'un enregistrement, tel celui, hélas décevant, de Gustav Leonhardt, présente des pièces pour clavecin d'Antoine Forqueray (plages 2 à 14), il s'agit, en fait, de transcriptions de la main de son fils.
On ne sait rien de Gaspard Le Roux, pas même s'il a réellement existé (les dates régulièrement mentionnées à son sujet sont donc fatalement fantaisistes). Certes son oeuvre est répertoriée mais quelques musicologues pensent que, pour une raison inconnue, un musicien en vue l'a écrite sous ce nom d'emprunt (On a évoqué d'Anglebert fils, Marin Marais ou Michel Richard Delalande). Quoi qu'il en soit, elle est de réelle qualité et le CD enregistré sur un clavecin Hemsch, par Christophe Rousset vaut assurément le détour (La Favorite).
L'oeuvre d'Elisabeth-Claude Jacquet de la Guerre (1665-1729) a déjà fait l'objet d'une courte présentation sur ce site. Rappelons simplement que ses deux recueils de Suites eurent les honneurs d'une impression originale, un privilège rare à l'époque, qu'elle a partagé avec ses collègues masculins, Jacques Champion de Chambonnières (1601-1672), Nicolas Lebègue (1631-1702) et Jean-Henri d'Anglebert (1629-1691). Ces oeuvres, que l'on croyait perdues, ne revivent aujourd'hui que par la grâce de copies miraculeusement retrouvées sous la poussière de deux bibliothèques transalpines (Venise). Elisabeth Farr a gravé les 6 Suites pour Naxos (Suite n°1), un must ! A noter que le (remarquable) clavecin utilisé est un instrument moderne construit en 2003 par Keith Hill, d'après un modèle français.
Les Suites 1 à 6 de Charles Dieupart (1667-1740) devraient également retenir votre attention d'autant qu'elles sont disponibles à petit prix chez Brillant dans une interprétation en tous points excellente.
François Couperin (1668-1733), neveu de Louis, est le représentant le plus fameux d'une famille de musiciens originaires de Chaumes-en-Brie, qui remonte à l'ancêtre Charles (Suite en la mineur). Sur l'espace de 4 générations, cette lignée a procuré 7 titulaires à l'orgue de St Gervais à Paris.
Délaissant la forme classique de la Suite, François Couperin a réparti son oeuvre magistrale en 27 Ordres comportant un nombre variable de pièces de caractères auxquelles il a conféré des titres évocateurs (Les Silvains (Ordre 1), Les Sentiments (1), L'enchanteresse (1), Les Idées heureuses (2), La Bandoline (5), Les Ondes (5), Le Moucheron (5), La Ménetou (6), Les Barricades mystérieuses (6), 8 Préludes (7), Les Charmes (9), L'Olympique (9), Les fastes de la grande et ancienne Ménestrandise (11), Les Jumèles (12), Les Lis naissans (13), Le Dodo (15), L'Himen-Amour (16), Le Tic-toc-choc (18), Les Ombres errantes (25), La Convalescente (26), L'épineuse (26). Tous ces extraits sont dus à des interprètes différents qui jouent d'instruments différents, l'occasion de vous faire votre opinion.
L'ensemble représente plus de 10 heures d'une musique raffinée qu'il n'est évidemment pas question d'écouter d'une traite. Au CD, l'intégrale réalisée par Kenneth Gilbert pour le label Harmonia Mundi n'a rien perdu de son pouvoir de séduction malgré son âge (Livres III Ordres 13 & 17). L'instrument, un Franck Hubbard d'après Hemsch, est de réelle qualité. Cela dit, n'hésitez pas à comparer avec les enregistrements d'Olivier Baumont (La Convalescente, Ordre 26, Les Amusements, Ordre 7) qui joue une copie de Ruckers, de Blandine Verlet (Ordre 2, Ordres 24 à 27) sur un Pierre Donzelague (Lyon, 1716), de Christophe Rousset (Ordres 1 & 2, sur le Ruckers de Colmar, Ordres 13 à 19, sur l'instrument de la Villa Medicis et Ordres 24 à 27 sur le Ruckers de Neuchâtel), de Scott Ross (Ordres 1 & 2) jouant sur le clavecin du château d'Assas et de Michael Borgstede (Ordre 12) sur une copie de Ioannes Ruckers, daté de 1638. Pour une synthèse approfondie, le lecteur peut se reporter à la chronique dédiée à la famille Couperin.
Si rien de tout cela ne vous a convaincu, il vous reste l'enregistrement culte (et best-seller !), d'Alexandre Tharaud, qui a exporté au piano quelques pièces caractéristiques de Couperin : outre de (très) véloces "Barricades mystérieuses" (mais c'est le tempo indiqué par le compositeur) ne manquez pas les nobles "Ombres errantes", le nonchalant "Dodo" ou les rêveuses "Jumèles". Ce n'était certes pas la première fois qu'on transposait Couperin au piano mais ce projet cohérent déborde du cadre habituel de pianistes terminant leur récital par quelques morceaux à succès, toujours les mêmes (Les Barricades mystérieuses ou le Tic-toc-choc).
On ne présente plus Jean-Philippe Rameau (1683-1764) et mes fidèles lecteurs savent qu'il compte parmi mes musiciens préférés. Il a publié 3 Livres pour le clavecin, aux époques de sa vie où il ne s'occupait pas encore d'opéra (1706, 1724 et 1728). Cette oeuvre magistrale a fait l'objet de nombreux enregistrements d'où émerge celui de Céline Frisch (Clavecin Hemsch). Blandine Rannou propose un très beau son mais sa lenteur assumée est à la limite du tenable. Je trouve l'intégrale Scott Ross prosaïque et sûrement peu idiomatique; par contre celle de William Christie sur un beau Ruckers-Taskin reste d'actualité (Nouvelles Suites).
L'américain Skip Sempé, jouant sur une superbe copie d'un modèle français du 18ème, a enregistré un beau CD consacré à Rameau (Sarabande). Il mérite d'autant mieux votre attention qu'il offre, en bonus, un DVD, proposant des pièces isolées de Jacques Champion de Chambonnières (1601-1672) (Sarabande), Joseph Nicolas Pancrace Royer (1705-1755) (Marche des Scythes) et Armand-Louis Couperin (1727-1789) (La Chéron).
Bernard de Bury (1720-1785, dit le fils) n'a écrit qu'un seul livre de 4 Suites, publié alors qu'il n'avait que 17 ans ! Le reste de son oeuvre, en particulier l'opéra-ballet "Les Caractères de la Folie" attend toujours qu'on s'y intéresse. Ces Suites sont remarquables : La tendre Agitation & Le Plaidoyer de Cithère sont extraits de la 1ère Suite et La belle Brune, de la 2ème Suite. Quant à la magistrale Chaconne, qui conclut la 4ème Suite, elle annonce celle que composera Jacques Duphly 20 ans plus tard. La Pithonisse, extraite de la 3ème Suite, vous est proposée ici dans une version différente, sous les doigts de Fernando de Luca.
Rameau tout génial qu'il fut n'était pas précisément en avance sur son temps. Que dire alors de tous ceux qui lui ont succédé jusqu'à la Révolution ? Le plus étonnant est que la qualité de la production n'a nullement fléchi et qu'on trouve encore, en France, à l'époque de Mozart et bientôt du jeune Beethoven, des musiciens emperruqués qui écrivent de très belles pages complètement rétro :
Aujourd'hui le clavecin a retrouvé son attrait auprès de jeunes interprètes prêts à lui consacrer leur vie d'artiste. On trouve des clavecinistes de toutes nationalités mais on attend des français qu'ils contribuent majoritairement à la diffusion de leur répertoire historique. C'est effectivement le cas, singulièrement depuis deux générations : Blandine Rannou, Blandine Verlet, Céline Frisch, Brigitte Tramier, Olivier Baumont, Christophe Rousset, Pierre Hantaï, Frédérick Haas, Benjamin Alard, ..., sont autant d'interprètes de qualité dont certains ont brillé au hupé concours qui se tient à Bruges depuis 1964. Les anglais (Sophie Yates, Davitt Moroney, Trevor Pinnock) ont, pour une fois, été moins présents et la grande surprise provient du fort contingent de clavecinistes canadiens (Kenneth Gilbert, Mark Edwards) et surtout américains (Scott Ross, William Christie, Jory Vinikour, Skip Sempé et Elizabeth Farrqui), qui a dit que les américains ne parlaient que l'anglais ?
Chacun a tendance à jouer de ses instruments préférés pourvu qu'ils soient disponibles : Blandine Rannou sur "son" Andreas Ruckers de 1636, Blandine Verlet sur un clavecin Henri Hemsch de 1751 ou Scott Ross sur l'instrument du château d'Assas, près de Montpellier !), une disparité sonore qui complique souvent le choix du mélomane, d'autant que quelques facteurs contemporains ne sont pas en reste : Bruce Kennedy, Jan Kalsbeek, Marco Brighenti, Guido Bizzi, Keith Hill, ..., réalisent de très beaux instruments d'après des modèles anciens.
Tous les instruments baroques ont eu à souffrir de la concurrence des instruments modernes en gestation, qu'on se rappelle la thèse allégorique d'Hubert Le Blanc (vers 1740) "Défense de la basse de viole contre les entreprises du violon et les prétentions du violoncelle". Le clavecin n'a pas échappé à la règle lorsqu'il a trouvé le piano-forte sur son chemin. Le balancier de l'histoire n'est heureusement pas encore tombé en panne et tous ces instruments revivent aujourd'hui pour notre plus grand plaisir grâce au labeur d'artisans et d'interprètes passionnés.