Un récital, en tous points remarquable, de la pianiste Martine Vialatte, vient de paraître dans la Collection du "Festival International Albert Roussel". Il se distingue autant par l'intérêt du répertoire abordé (Debussy et Murail) que par la qualité de l'interprétation. Il serait dommage que cet enregistrement ne reçoive pas l'attention qu'il mérite.
De Rameau à Debussy, la musique française s'est forgé une tradition vouée à la distinction naturelle, à la clarté de l'élocution et par-dessus tout, au culte du raffinement sonore. Plus près de nous, Olivier Messiaen et ses élèves ont poursuivi les mêmes idéaux, ceux-ci par des voies très différentes.
Le présent enregistrement propose essentiellement deux oeuvres majeures du répertoire français, l'une très connue, Le premier livre des Préludes de Claude Debussy, et l'autre qui ne l'est pas du tout, Territoires de l'Oubli de Tristan Murail, un élève de Messiaen (En complément, une pièce courte du même auteur). On les commente séparément.
Oeuvre phare dans la production pianistique de Debussy, les deux Livres de Préludes ont connu tellement d'enregistrements prestigieux qu'on est en droit de se demander s'il est utile d'encore allonger la liste. La surprise est totale de redécouvrir ces oeuvres, du moins le Premier Livre, sous les doigts de Martine Vialatte, une pianiste pas forcément connue en-dehors de cercles restreints. J'ai soigneusement écouté son interprétation et je ne suis pas près de m'en séparer.
Toutes les musiques requièrent une approche idiomatique mais c'est encore plus vrai quand elle est française, que ce soit à l'opéra, en musique instrumentale et surtout au piano. Les meilleurs interprètes étrangers passent souvent à côté de l'essentiel quand ils interprètent Debussy, qu'ils jouent trop souvent comme s'ils jouaient Beethoven. Pourtant les interprétations fameuses ne manquent pas : naguère, Walter Gieseking (1953) et Arturo Benedetti Michelangeli (DGG 1978) se sont imposés sans grande discussion.
Puis est venu l'enregistrement de Krystian Zimerman (DGG 1994), dans un son plus contemporain, et j'en étais personnellement resté là, satisfait d'entendre les notes attaquées franchement et sans bavure; tout y était en place et définitivement propre, presque trop propre. Aujourd'hui, c'est le tour de Martine Vialatte et son intuition très sûre de la manière dont Debussy doit sonner. Voici, à titre de comparaison, comment ces deux grand(e)s artistes abordent quatre préludes choisis pas tout à fait au hasard :
K. Zimerman | M. Vialatte | |
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I-1 Danseuses de Delphes |
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I-4 Les Sons et les Parfums tournent dans l'air du Soir |
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I-8 La Fille aux Cheveux de Lin |
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I-10 La Cathédrale engloutie |
Préférer une interprétation à l'autre peut être affaire de goût si l'on n'accorde aucune attention aux souhaits du compositeur mais voilà, Debussy a pris soin de ne sous-titrer chaque prélude qu'en bas de page afin de ne pas contraindre l'intuition dont l'interprète doit pouvoir faire preuve. Certes les notes sont identiques pour tous les interprètes mais leur simple lecture ne suffit pas car il risque de manquer ce qui n'est pas écrit or aucune notation musicale ne suffit à Debussy.
C'est précisément dans l'exercice de cette intuition que Martine Vialatte apporte quelque chose de personnel donc, à ce niveau de compréhension du texte, d'irremplaçable. Ecoutez la fin de "sa" Cathédrale engloutie : elle s'enfonce doucement dans la mer, un peu de brume est présente, pas trop, juste assez pour qu'on doute du moment où le clocher disparaît vraiment .
Le piano utilisé pour jouer ce Debussy n'est pas étranger à la performance et ce n'est pas diminuer les mérites de l'interprète que de préciser qu'il contribue à la magie de cet enregistrement. De par sa construction, il n'est nullement besoin de le "cogner" pour en tirer un son puissant et en le jouant en douceur mais sans mièvrerie, on pressent que Martine Vialatte a obtenu le son qu'elle avait en tête.
Ce piano "Opus 102" a été conçu de toutes pièces par Stephen Paulello, l'un des derniers facteurs français encore capable de rivaliser avec les Steinway et autres Bösendorfer. Opus 102 ne réfère pas à une sonate de Beethoven mais renvoie au nombre de touches, qui est passé de 88 à 102 (9 touches supplémentaires dans le grave et 5 dans l'aigu). L'idée n'est pas de permettre le jeu de notes extrêmes qui n'apparaissent que très rarement dans la littérature pour clavier (Ravel, Scriabine, Bartok et Busoni y ont eu recours exceptionnellement) mais plutôt d'amplifier la capacité de résonance du registre inférieur (Dans l'aigu, le piano se transforme vite en xylophone et il n'y a guère de remède miracle). En jouant subtilement des pédales, il est possible d'enrichir les harmoniques et c'est tout bénéfice pour les sortilèges debussystes.
D'autres facteurs avaient déjà eu la même idée, Stuart & Sons par exemple, mais Stephen Paulello ne s'est pas arrêté là : les cordes, en matière hybride, sont droites (non croisées) et le chevalet a été supprimé afin de transmettre le son directement à la table d'harmonie au moyen d'un système d'agrafes, ce qui assure une grande homogénéité sonore sur toute l'étendue du clavier.
L'autre oeuvre importante de ce récital est de Tristan Murail (1947- ), l'un des musiciens fondateurs de l'école spectrale. On ne peut comprendre les fondements des "Territoires de l'Oubli" sans être informé préalablement des motivations de cette école. Une digression est utile à ce stade mais le lecteur allergique à la théorie peut l'ignorer sans (trop de) dommage.
Note. Le courant spectral est né, en France, vers 1970, de la volonté de sortir de l'impasse postsérielle par une toute autre porte que celle choisie par les tenants - beaucoup plus nombreux - du postmodernisme polystylistique, qu'il soit américain (les minimalistes, Adams, Glass, ...) ou européen (Schnittke, Pärt, Penderecki, ..., Rautavaara, Norgard, ..., Andriessen, Ten Holt, ...). Bien qu'il plonge ses racines dans l'oeuvre d'Horatiu Radulescu et Olivier Messiaen, il a réellement pris forme sous l'impulsion de Gérard Grisey et Tristan Murail. Le premier s'est exprimé dans un manifeste d'intentions (Écrits ou l'invention de la musique spectrale, 2008), je cite :
Voilà qui est (bien) dit, il ne reste plus qu'à montrer comment le son peut prendre le pas sur la note. Les spectralistes reprochent, non sans pertinence, à la gamme tempérée de gommer les nuances liées aux sons harmoniques d'où leur ambition de les restaurer en renonçant à fonder la gamme sur le cycle des quintes (Pythagore) ou la réplication de l'accord parfait (Zarlino).
Au-delà des gammes traditionnelles, Pythagoricienne et Zarlinienne, qui n'allaient pas plus loin que l'octave, la quinte (Harmoniques, n= 2 et 3) et la tierce majeure (Harmoniques, n = 2, 3 et 5), ils ont envisagé la possibilité de considérer les harmoniques suivantes. De là vient l'idée de concevoir une gamme où les fréquences des notes couvrant l'octave sont simplement multiples de celle de la tonique de base.
On construit donc cette gamme, dite harmonique, en partant d'une note de référence, de fréquence, f0 (do pour suivre l'usage), puis en la complétant en ne retenant que les fréquences des harmoniques successives, ramenées à l'octave de départ, soit fm = f0 m/2Floor[m] (m=1, 2, 3, ..., où Floor[m] désigne le plus grand entier inférieur ou égal à m). On est alors en mesure de déterminer l'intervalle (en cents) qui sépare chaque note du do de référence, soit Int(m) = 1200(ℓgm-Floor[ℓgm]), où ℓg désigne le logarithme en base 2 (Cf Gammes et Tempéraments, si vous êtes perdu). Il reste alors à positionner chaque note sur le cercle d'octave en situant le do au sommet du cercle pour faciliter la lecture. Le cercle est gradué à l'aide de 12 points rouges équidistants de 100 cents, qui coïncident évidemment avec les notes de la gamme tempérée.
Au début, tout va bien puisqu'on retrouve la gamme zarlinienne : m=1 est le do initial et m=2 donne le do suivant, à l'octave (rapport 2/1), puis m=3 donne la quinte (sol, rapport 3/2), m=4 rend l'octave (do) et m=5 donne la tierce majeure (mi, rapport 5/4). Les notes do, sol et mi demeurent donc proches de leur valeur tempérée.
C'est lorsqu'on poursuit la manoeuvre (jusqu'à l'harmonique m=19 sur la figure ci-contre) que les choses se compliquent. On constate que 5 notes s'éloignent nettement des intervalles tempérés, certaines flirtant carrément avec le quart de ton, ce qui rend la gamme harmonique impraticable au piano. Cette analyse n'est pas neuve : Paul Hindemith a déjà pointé les inconvénients de cette gamme dans son ouvrage théorique, "Craft of musical Composition".
Bien sûr les tenants de l'école spectrale ont été conscients de la difficulté et ils ont cherché à la contourner, en particulier en se lançant dans une entreprise de chirurgie esthétique du son. Elle passe par une intervention électronique consistant à décomposer le son en ses harmoniques, les visualiser sur un sonagramme et par un système complexe de filtres, d'oscillateurs et d'amplificateurs, d'en atténuer certaines composantes, d'en amplifier d'autres ou encore de les déplacer en fréquences voire d'en générer de nouvelles. Dans tous les cas, le but a été de reconstituer un son trafiqué présumé proche de l'idéal sonore basé sur les harmoniques. Tout est possible en électronique à condition d'agir sur le signal électrique, et non sur l'onde sonore proprement dite. Bien sûr, il faut encore restituer le signal modifié au travers d'un système de haut-parleurs et c'est là que pointe l'ironie de la démarche : on cherchait à magnifier le son acoustique et on l'a trafiqué électroniquement. Pour rebondir sur la formule de Gérard Grisey, les musiciens n'ont peut-être pas vocation d'acupuncteurs mais ils veulent bien être électro-acousticiens ! L'avenir nous dira si les sons de synthèse générés par ces instruments issus de la famille des électrophones rivaliseront éternellement avec ceux, traditionnels, fruits d'une évolution séculaire qui a éliminé les sons "indésirables" par sélection naturelle.
On voit bien le défi que représente le piano moderne pour un compositeur spectral : en aucun cas celui-ci ne peut imposer une gamme que le piano ne joue pas. Tout au plus peut-il se contenter de retrouver le son des harmoniques en stimulant, par sympathie, la vibration des cordes non directement sollicitées. Une expérience classique légitimise cet espoir : elle consiste à ouvrir le couvercle de l'instrument et à déposer des feuilles de papier à cigarettes sur les cordes à l'exception de celle que l'on frappe, do par exemple. On voit alors que parmi les cordes non sollicitées, certaines entrent en résonance (sol, mi, ...) et se mettent à vibrer plus ou moins intensément en fonction du degré d'éloignement (harmonique) de la note excitée par rapport au do frappé. Encore faut-il enfoncer la pédale (et la maintenir dans cet état !) afin de permettre à ces harmoniques de s'exprimer librement. Ces sons secondaires sont précieux car ils enrichissent la sonorité de la note jouée. Un autre élément intervient au niveau de la méthode de composition : de l'aveu même de l'auteur des "Territoires", les notes rapprochées dans le temps tirent avantage d'être choisies en fonction des résonances naturelles du piano, qu'elles renforcent ou contrarient selon le sens de l'évolution (vers plus de simplicité ou vers plus de complexité).
L'oeuvre de Murail n'étant pas souvent jouée en concert ni enregistrée, on manque inévitablement de comparaisons mais on peut admirer le jeu spectaculaire de Martine Vialatte sur cet extrait , un véritable feu d'artifice sonore. Elle a été enregistrée sur un Steinway de concert, quelques années avant les Préludes de Debussy, à une époque où l'opus 102 n'était pas disponible. C'est assurément dommage car on aurait aimé réentendre ce piano dans une composition qui pouvait lui correspondre.
Au bilan, je ne peux que répéter que cet enregistrement est une découverte qui nous fait rêver d'un Second Livre de Debussy, à venir peut-être ? Pour Murail, cela reste moins évident car cette musique donne immédiatement ce qu'elle possède : du fait de ses procédés fort typés, il ne semble guère possible de renouveler l'expérience à l'infini, d'autres ne feraient que redire Les territoires de l'Oubli (1977). C'est comme cela que j'interprète une confidence de l'interprète qui n'envisage pas une intégrale Murail, pourtant peu présente aux catalogues, à l'exception d'une version due à Marylin Nonken paru chez Metier. Celle-ci tient sur un seul CD, preuve s'il en fallait que le piano ne sera jamais l'instrument de prédilection de l'école spectrale. Le lecteur intéressé par davantage de détails concernant le défi que pose le piano dans ce contexte peut consulter l'ouvrage de la même Marylin Nonken, The spectral Piano (Cambridge University Press).
Il faut également saluer l'entreprise du Festival International Albert Roussel, créé en 1997, émanation et organe de diffusion du Centre du même nom. Il partage ses activités entre un festival annuel se tenant en automne et un label discographique chargé de pérenniser les activités du précédent. Le catalogue des enregistrements parus est d'une rare originalité, au service de musiciens peu connus du Nord de la France et qui ont gravité dans l'ombre du grand compositeur : Claude Delvincourt (Gavotte en sol#), Emile Goué (Prélude, Choral & Fugue), René de Castéra (Trio, opus 5) et Christophe Frionnet (17 Etudes) sous les doigts de ... Martine Vialatte.
Le lecteur intéressé par le travail de Martine Vialatte trouvera des compléments d'information sur son site personnel, en particulier, une biographie succincte et une discographie particulièrement éclectique, assortie de liens d'écoute. Vous y découvrirez plusieurs compositeurs pas vraiment connus, tels Maurice Ohana, Christophe Frionnet et François-Bernard Mâche, qu'elle interprète avec le même enthousiasme communicatif. Ne manquez pas sa Sonate d'Henri Dutilleux, encore un musicien français me direz-vous, c'est de fait le domaine où la pianiste excelle, elle a d'ailleurs été primée pour cela.