Largement dévolues à la musique d'aujourd'hui, ces chroniques suivent régulièrement les méandres du courant postmoderne, sans nécessairement le souligner afin de ne pas théoriser à l'excès. Rappelons - ce qui a été détaillé par ailleurs, dans Musique 2001 - que le modernisme en musique a surtout eu pour effet de rompre tout contact entre le compositeur et son public, d'où une réaction s'imposait qui ne pouvait venir que des créateurs, dans un premier temps, puis des interprètes, enfin du public. En un sens, le postmodernisme a signé la fin de l'avant-garde.
Parmi les jeunes interprètes qui s'engagent quotidiennement dans la défense d'un nouveau répertoire, les concerts et les enregistrements du pianiste néerlandais, Ralph van Raat (né en 1978), apportent un vent de fraîcheur bienvenu.
Véritable courant esthétique pour les uns, simple ouverture d'esprit pour les autres, le "postmodernisme" a vu le jour aux USA au début des années 1970, en réaction aux excès formels du modernisme. Il a ensuite été récupéré et exploité - parfois à contresens - par des philosophes et des sociologues de tous bords mais ces débats alternatifs ne retiendront pas notre attention.
On assimile conventionnellement la naissance du postmodernisme avec la parution du texte fondateur, The Language of Postmodern Architecture (1977), de l'américain, Charles Jencks (1939- ). Architecte de formation, c'est tout naturellement au sein de cette discipline que Jencks a théorisé la réaction au modernisme ambiant, incarné, à l'époque, par ses éminents collègues, le suisse (naturalisé français) Charles-Édouard Jeanneret-Gris, dit Le Corbusier (1887-1965) ou l'autrichien Walter Gropius (1883-1969), pour mémoire, le deuxième mari d'Alma Mahler.
Le modernisme architectural n'a jamais caché des ambitions extra-artistiques : il voulait le bonheur des masses et il comptait l'atteindre en s'appuyant sur le progrès scientifique et technologique. Peu importe, par exemple, que l'habitat soit "beau" pourvu qu'il soit fonctionnel. Pour atteindre ses objectifs, le modernisme s'est abreuvé aux sources du progrès, faisant table rase du passé, sans états d'âme. C'était sa façon à lui de réaffirmer que l'art ne doit jamais revenir en arrière et que l'artiste est condamné à innover sans fin.
Le postmodernisme architectural entend, au contraire, puiser à toutes les sources, présentes ou passées, n'hésitant pas à les mixer avec sérieux ou fantaisie pour des résultats diversement appréciés.
Le campus universitaitre du MIT (Massachusetts Institute of Technology), entièrement conçu par le canadien Frank Gehry, se présente comme la métaphore de la liberté de créer : aucun matériau, aucune ligne, aucune couleur ne sont a priori écartés. Si vous êtes séduits, à tous le moins intrigués, je vous invite à consulter l'album photo de ce campus vraiment pas comme les autres. Ce projet a été largement financé par Ray & Maria Stata mais sachez que Bill Gates y a également été de sa poche.
Note. La réception définitive de l'ensemble n'est pas terminée car un procès est toujours en cours (budgets dépassés, dégâts prématurés, inconfort de certaines salles donnant le vertige, …). Quel qu'en soit l'issue, on gage que les occupants n'auront pas d'autre choix que de s'adapter. Certains ont été frappés par la référence ironiquement distanciée du Stata Center aux images de la destruction du quartier Pruitt-Igoe de la ville de Saint Louis en 1972, immortalisées dans le film Koyaanisqatsi (1982) de Godfrey Reggio (sur une musique du ... postmoderne Philip Glass).
Si l'ironie est présente chez Gehry, les créations de Riccardo Boffil sont nettement plus académiques, dessinant des ensembles colossaux aux lignes clairement empruntées à l'antiquité. Le quartier Antigone de Montpellier est l'une des plus belles réussites néo-classiques du genre. Vous devriez profiter du Festival de Radio-France qui se tient dans cette belle ville pendant la deuxième quinzaine de juillet pour vous imprégner de l'atmosphère particulière dégagée par cet ensemble, long comme les Champs Elysées.
Recyclage de formes existantes, collages, déconstructions-reconstructions, références aux cultures savantes ou populaires, citations, parodies, ..., l'art postmoderne n'interdit rien pourvu que le projet possède sa propre cohérence. Alors que l'art moderne se caractérise par la recherche de l'originalité à tout prix, l'art postmoderne accepte que l'on récapitule (tous) ses classiques à condition d'en faire le meilleur usage. C'est, on s'en doute, à ce stade que les opinions divergent.
C'est la même philosophie libertaire qui sera prônée par un nombre toujours croissant de musiciens, refusant de participer à l'éternelle fuite en avant programmée par les tenants du système (post)sériel. Certains ont adhéré spontanément au mouvement postmoderne, les minimalistes américains (Riley, Harrison, Reich, Glass, Adams, ...) ou européens (Andriessen, Taverner, Nyman, ...), d'autres - plus âgés, il est vrai - n'ont quitté le navire sériel que sur le tard (Pärt, Schnittke, Rautavaara, Gorecki, Silvestrov, ...) mais tous ont oeuvré pour tendre vers un but honorable : rendre à la musique sa dimension de partage.
Note. A-t-on assez réfléchi au fait que la musique n'a pas connu d'épisode surréaliste, au sens dalinien (ou magrittien) du terme ? Il semble que le langage musical ne se prête pas aux méthodes de l'analyse "paranoïaque-critique" chère à Dali. Ce manque de distanciation par rapport à elle-même l'a involontairement privée de l'épisode psychanalytique libérateur qui aurait pu réduire la fracture avec le public, comme cela s'est produit en peinture où n'importe quelle rétrospective contemporaine (Francis Bacon, Lucian Freud, ...) déplace les foules. Au fond et avec quelques décennies de retard, la musique a dû se libérer autrement du carcan de l'avant-garde et l'issue trouvée doit beaucoup au postmodernisme.
Le postmodernisme a non seulement supprimé toutes les entraves aux références historiques et géographiques, il a également effacé toute hiérarchie entre cultures élitaire et populaire. Il a fait grincer des dents plus d'un critiques, inquiets à l'idée qu'une affiche publicitaire, une façade urbaine peinte en trompe-l'oeil, voire des graffiti puissent tenir lieu de référence artistique contemporaine.
La musique n'a pu s'épargner des craintes similaires et nombre de compositeurs "savants" se sont émus, voire inquiétés, qu'on puisse confondre leur art d'avant-garde avec une musique (com)plaisante, commercialement rentable, bref, je pourrais citer, "de bazar". Au fond, ils craignent la fin de l'élitisme car c'est évidemment là qu'ils situent leurs propres oeuvres.
Ralph van Raat est un jeune et brillant pianiste néerlandais, se démarquant par le choix et l'étendue d'un répertoire inhabituel, qu'il a choisi d'orienter vers un objectif précis : ramener le public vers la musique de son temps. Pour ce faire, il ne joue concrètement que des oeuvres écrites après 1900, à de très rares exceptions près, des oeuves de Alkan ou l'opus 111 de Beethoven. Il se veut un enfant de son temps et s'étonne d'être bien seul dans sa cour de jeu. Gageons que cela n'est que provisoire. Insistons sur ce point qu'en authentique adepte du mouvement postmoderne, van Raat joue également des oeuvres d'avant-garde de Jonathan Harvey (1939- ) ou d'Elliott Carter (1908- ) même si ce n'est pas ce qu'on attend spécifiquement de lui.
Sa discographie est éclectique, illustrant toutes les facettes du mouvement postmoderne :
Enfin, j'ai gardé pour le dessert le petit dernier paru chez Naxos, en 2011, et entièrement consacré à 3 oeuvres de Gavin Bryars (1943- ). Toute âme qui demeure insensible à l'écoute de Ramble on Cortona voire du Concerto pour piano & choeurs doit être considérée comme définitivement perdue, je vous aurai prévenus.