Décidément, ce site gagnerait à être davantage connu. Il épargnerait à de savantes institutions de se lancer dans des entreprises hasardeuses.
L'Université de Liège a eu l'idée - a priori intéressante - de décerner ses insignes de "Docteur Honoris Causa" à deux physiciens ... et sept musiciens. Ce site se consacrant à l'une et l'autre discipline, il ne pouvait manquer l'événement !
Personne ne trouvera à redire au fait qu'on honore deux physiciens, pionniers dans la conception du World Wilde Web. L'anglais Sir Tim Berners-Lee et le belge Robert Cailliau méritaient assurément cet honneur.
Décorer sept musiciens en une seule année, d'aucuns trouveront que c'est beaucoup si l'on veut conserver le prestige de la distinction mais le champ de la musique contemporaine est si vaste et les personnalités si nombreuses que cela peut se justifier. Lorsque j'ai entendu parler, pour la première fois, de l'initiative projetée d'honorer des musiciens, j'ai tout de suite rêvé - un peu naïvement - qu'on allait voir, à Liège, quelques dignes acteurs de la musique sérieuse contemporaine :
Steve Reich, John Adams, Arvo Pärt, John Tavener, James MacMillan, Gavin Bryars, Valentin Silvestrov, Einojuhani Rautavaara, Krzysztof Penderecki, …, autant de musiciens dont j'ai brossé un portrait sur ce site. Vous remarquerez les points de suspension destinés à accueillir d'autres noms auxquels je ne pense pas spontanément mais pour lesquels aucune suspicion d'incompétence musicale n'est possible : Sir Peter Maxwell Davies, Henri Dutilleux, Pierre Boulez, Brian Ferneyhough, Helmut Lanchenmann, Elliot Carter, … .
Hélas, la liste des personnalités retenues n'a que peu de rapports avec ce que j'attendais. Les voici, dans leur ordre d'apparition lors du concert de gala consacré à quelques-unes de leurs oeuvres :
On a - très normalement - tenu à honorer Henri Pousseur, à titre posthume. On pense ce que l'on veut de l'urgence actuelle de la musique qu'il a pu écrire, il n'en reste pas moins un personnage incontournable du paysage musical liégeois et pas seulement.
L'excellent et juvénile Quatuor Tana a réussi à dénicher quelques courtes pièces de Pousseur écrites pour cette formation. Je précise qu'elles sont peu représentatives de la production habituelle du musicien, généralement plus difficile d'accès.
Je suis également très satisfait qu'on ait pensé à honorer l'américain, Frederic Rzewski. Outre qu'il a enseigné à Liège, il a produit un catalogue d'œuvres vraiment impressionnantes, au centre duquel trône l'encore trop peu connu recueil de "Variations sur un air Chilien", œuvre pianistique au souffle épique, digne des grands cycles homologues de Bach, Beethoven, Brahms, Rochberg (excusez du peu mais c'est pour faire court). Reportez-vous à une chronique antérieure pour entendre le début de cette oeuvre (Pour rappel, première & deuxième variations) . En concert, je ne sais ce que j'ai le plus admiré : le compositeur ou le pianiste : des doigts en acier trempé martèlent infailliblement un clavier soumis à une musique fascinante (7 extraits du 5ème livre des nanosonates); du grand art !
Arvo Pärt est une belle surprise car je n'y croyais pas trop, a priori. Pärt fait partie de ces musiciens que l'on aime en secret mais il ne fait pas toujours bon l'affirmer en milieu musical "professionnel"; je n'en admire que plus le courage du Directeur de la salle Philharmonique, Jean-Pierre Rousseau, le présentant comme le plus grand compositeur vivant, je n'aurais pas osé. Cela dit, s'il pense réellement ce qu'il dit, pourquoi ne programme-t-il pas ses 4 Symphonies ou ses grandes œuvres vocales ? Un portrait de ce grand musicien vous attend par ailleurs sur ce site.
Je suis, hélas, obligé de m'arrêter là, dans la distribution des bons points.
Anthony Braxton est un musicien de free jazz, reconverti dans la musique contemporaine atonale. Les extraits de "The Trip" joués, au piano, par Geneviève Foccroulle, sont un véritable catalogue d'idées reçues ... dans les années 60. C'est d'autant plus étonnant que l'auteur semble croire sincèrement qu'il s'est affranchi des errances caractéristiques de cette période. C'est du moins ce qu'il a expliqué, dans une conférence tenue, le matin même, en la salle académique. Je suis plein d'admiration pour la pianiste qui est parvenue à maîtriser, sous nos oreilles, une musique ingérable par un cerveau qui la découvre (et ne l'entendra probablement plus jamais).
Aucune personne normalement constituée, ne peut comprendre la présence du chanteur Dick Annegarn dans cette assemblée. L'homme est extrêmement sympathique, toujours souriant et un brin rigolo. Il pousse des chansonnettes décalées d'un air nonchalant et se déclare membre du Collège de Pataphysique. Imaginerait-on que l'Académie Nobel lui décerne un prix pour la cause ? L'Ulg a franchi ce pas, lui décernant ses plus hauts insignes; on croit rêver ! L'homme - j'en suis sûr - ne perdra rien de sa simplicité et y trouvera même une occasion, supplémentaire, de (sou)rire (sous cape, ... noblesse oblige) .
Robert Wyatt fut un temps (1966-1971) batteur et chanteur du groupe "Soft Machine" dont il a développé les esthétiques pataphysique (décidément, on reste en famille !) et psychédélique. Il a progressivement développé un style plus personnel, à la recherche de sonorités différentes. Ca, c'est le programme qui le dit. A l'audition des trois pièces jouées, des arrangements pour quatuor à cordes, seule la troisième, "Vandalusia" se distinguait par une recherche rythmique particulière, dans la mouvance de ce qu'a écrit cet autre musicien bien plus emblématique, à mon avis, Terry Riley. Je précise l'excellence du travail d'arrangement d'Annie Whitehead qui apporte un plus incontestable, par rapport à la sirupeuse version originale.
Je ne dirai rien d'Archie Shepp, saxophoniste de jazz, connu de tous les amateurs. Je n'aime pas le jazz, en général, n'ayant jamais réussi à dépasser le stade du fameux "Köln Concert" de Keith Jarrett. N'y connaissant donc, strictement rien, je n'en parlerai pas.
Mystère : le saxophoniste sur scène ne présentait aucune ressemblance avec celui annoncé par le programme, accompagné du Fred Delplancq Trio. Si je me trompe, faites-le moi savoir, je cours chez l'ophtalmo. Je pense que le Delplancq Trio est en fait un Quartet et que Shepp n'était pas sur scène (bref, celui qui a rédigé le programme n'en sait pas plus que moi sur le sujet !?). Le programme présente l'artiste - et dans un sens, justifie ainsi sa décoration - comme l'archétype du passeur de savoir musical, jetant des ponts entre toutes les tendances. Là, j'ai des doutes : certaines tendances peut-être mais certainement pas toutes : si la tendance classique manque, je prétends qu'on reste loin du compte.
J'estime toutes les formes de musique, divertissantes ou non, et j'écoute avec plaisir - lorsque mon humeur s'y prête - Stromae, Alain Souchon, Maurane, Sting, Cat Stevens, Joan Baez, Freddy Mercury, Moondog, Wim Mertens, Michael Nyman, John Williams, Karl Jenkins et j'en passe ... mais de là à les mettre au Panthéon, il y a de la marge !
J'ai, sans doute, de l'Université, une conception rétrograde à laquelle je tiens et à laquelle, elle ferait bien de tenir, elle aussi, si elle veut conserver ce qu'elle possède de crédibilité dans notre société. Je maintiens qu'un établissement universitaire, possédant sa propre faculté de musicologie, se discrédite en mélangeant les genres de cette manière. Je sais que le Crossover est à la mode et m'en délecte à mes heures mais ce n'est pas la vocation de l'Université d'en faire l'étalage.
L'Université doit préparer la jeunesse à se forger une échelle des valeurs essentielles et non accessoires. L'accessoire, elle l'acquerra spontanément sans qu'il y ait besoin de l'y pousser. Si, au lieu de cela, l'Université alimente une confusion des genres, comment voulez-vous que nos jeunes gens s'y retrouvent, eux qui, pour la plupart, sont déjà incapables de distinguer Bach de Haendel, Beethoven de Schubert ou encore Stravinsky de Schostakovitch (pas trop dur pourtant !) ? Musiciens dépassés ? Dépassés en quoi et par qui ?
Est-ce que ce monde est sérieux ? Je me surprends à en douter. C'est le titre d'une chanson de Francis Cabrel; on aurait pu l'inviter, lui ... ou pourquoi pas Johnny ?