Thomas Adès est le chouchou de la musique anglaise contemporaine. Il a connu le rare privilège d'une reconnaissance immédiate, dès l'obtention de son diplôme d'écriture, en 1992, au King's College de Cambridge. Deux oeuvres précoces, pour petit ensemble, Symphonie de Chambre (1990) et Catch (1991), ont contribué à cette réussite mais, dans un premier temps, concentrez-vous sur la première, nettement plus intelligible que la deuxième. Elles ont, en tous cas, suffi pour que les commandes affluent, émanant d'interprètes prestigieux (Simon Rattle, Quatuor Endellion) ou de sociétés de concerts (BBC, The Prom's, South Bank London). Une activité intense s'en est suivie, couronnée, en l'espace de dix ans, par plusieurs programmations rétrospectives, au Barbican Centre (Londres), à Musica Nova (Helsinki) et aux Festivals de Salzbourg et "Présences" (Paris). Aucun jeune compositeur de cette génération n'a connu autant d'égards.
Still Sorrowing (1992) et Darkness Visible (1992), ont été écrites pour le piano, l'instrument de prédilection du compositeur (Il fut Deuxième Prix au "BBC Young Musician of the Year"). Appréciez la façon très personnelle de faire sonner l'instrument dans Darkness Visible, inspirée d'un chant de John Dowland (1563-1626), In Darknesse let me dwelle. Voici une adaptation qui surpasse l'original !
Les oeuvres suivantes se partagent entre complexité agressive (Living Toys (1993), Sonata da Caccia (1993), The Origin of the Harp (1994)) et raffinements sonores ( ... But all shall be well (1993)), cette dernière annonçant l'hédonisme décomplexé qui apparaîtra avec insistance dans les années 2000. Le quatuor à cordes Arcadiana (1994), une commande du Endellion Quartet, est un chef-d'oeuvre dont les 7 mouvements réussissent une synthèse de ces styles antagonistes. Si vous les avez négligemment manqués, réécoutez les mouvements IV, Tango Mortale, et surtout VI, l'improbable et serein O Albion (On est quand même en 1994 !).
A partir de 1995, la production d'Adès s'est ralentie sans rien perdre en qualité (These Premises Are Alarmed (1996), Asyla (1997, Prix Gravemayer en 2000), Concerto Conciso (1997)). Traced Overhead (1996) est une merveilleuse pièce pour piano dont il faut goûter les harmonies infinies (Si vous êtes pressés, commencez en 4:25 et ne manquez surtout pas la fin). L'agenda du musicien s'est rempli de tâches multiples - il faut bien vivre ! - le distrayant parfois d'écrire autant qu'on pourrait l'espérer :
Adès a passé pas mal de temps à honorer des commandes d'opéra, Powder her Face (Pour le Festival de Cheltenham 1995 : Scène finale), The Tempest (Pour le Royal Opera House 2003 : Acte II) et tout récemment "The exterminating Angel", pour le festival de Salzbourg 2016. Les deux premières oeuvres sont très différentes ne serait-ce que par l'importance de leur sujet : d'un côté, la vie scandaleuse et parfaitement inintéressante de Margaret Whigham, duchesse d’Argyll, et de l'autre, le chef-d'oeuvre bien connu de Shakespeare. Sans surprise, la musique s'en ressent, assez vulgaire dans le premier cas et inspirée dans le second (The Tempest a été repris avec grand succès lors de la saison 2012-2013 du Metropolitan Opera de New York). Suivant en cela une pratique établie, Adès a condensé ces deux partitions en suites purement instrumentales, Dances from Powder her Face & Scenes from The Tempest. The exterminating Angel est le dernier opéra en date d'Adès : basé sur le scénario du film éponyme de Luis Bunuel et en accentuant le caractère improbable, il vaut essentiellement par une trame orchestrale de tout premier plan. Le chant n'est guère aussi soigné pendant les actes 1 et 2, en particulier parce que plusieurs voix féminines sont (trop) sollicitées dans un extrême aigu éprouvant pour ne pas dire criard. Il retrouve sa vraie fonction à l'acte 3 qui s'avère une réussite totale (Scène finale : ).
Note à destination des internautes (trop) pressés. Il arrive qu'une recherche hâtive dans Youtube débouche sur une réponse qui n'est pas celle attendue. Si on cherche (actuellement !) The Tempest, on obtient (sans autre commentaire) une réponse fort intéressante (Actes I, II & III) sauf qu'il s'agit d'un opéra de Lee Hoiby (1926-2011), un compositeur américain néo-tonal peu connu de ce côté de l'Atlantique. La vigilance est plus que jamais nécessaire sur la Toile !
Après The Tempest, Adès a continué d'alterner les oeuvres modernistes (Tevot (2007), une commande de Simon Rattle) et plus traditionnelles (Concerto pour violon "Concentric Paths" (2005)). Un temps partenaire à la ville du vidéaste professionnel, Tal Rosner, il a tenté une fusion de la musique et de l'image dans In Seven Days (2008), en réalité un concerto déguisé pour piano (et 6 écrans-vidéos !), puis dans le superbe Polaris (2010) mais, en fait, ces partitions se suffisent à elles-mêmes.
Il n'est pas possible ni d'ailleurs utile de cataloguer le style polymorphe d'Adès. D'un côté, il se positionne dans une mouvance complexe, alliant raffinement et virtuosité. C'est encore le cas dans The Four Quarters (2010), une commande récente du Quatuor Emerson. Il propose pourtant un tout autre visage lorsqu'il cherche l'impulsion créatrice dans l'oeuvre d'autrui. C'est explicitement le cas dans les études d'après Couperin (2006) (L'Ame en Peine) ou dans Les Barricades Mystérieuses (1994) mais ce l'est plus subtilement encore, lorsqu'il prélève (plus ou moins (in)consciemment) un "climat" chez un collègue qu'il apprécie. Les exemples ne manquent pas : réécoutez le début du Concerto pour violon et comparez avec celui de John Adams (à partir de 6:00), ou encore les débuts d'In Seven Days (2008) ou de Polaris, animés d'une pulsation clairement héritée du minimalisme américain. L'atmosphère des "Variations for Blanca" emprunte à l'univers de Valentin Silvestrov et celle d'O Albion (Mouvement VI d'Arcadiana) est redevable à George Rochberg (Quatuors 3 à 6).
Parmi les dernières oeuvres d'Adès, Totentanz (2013), pour mezzo-soprano, baryton & orchestre, a été créée la même année lors d'un Concert des Prom's. Sur la vidéo, l'oeuvre commence en 4:14, après une courte présentation du compositeur, et elle se termine aux sons d'accents authentiquement mahlériens. Plus récent encore, le Concerto pour piano & orchestre (2019) démontre une fois de plus que c'est dans les vieilles marmites qu'on fait la meilleure soupe. L'oeuvre s'inscrit, en effet, dans la grande tradition concertante en y apportant la touche nécessaire de modernité et c'est une réussite absolue !
En faisant indifféremment référence au passé et/ou au présent, au travers d'un jeu de récupérations subtiles et savantes, cette musique répond à la définition du courant postmoderne, ce que le compositeur récuserait à coup sûr. Ce jugement n'est pourtant en rien réducteur, la maîtrise déployée par le compositeur le mettant définitivement à l'abri du risque de l'ersatz.