On se demande parfois où les fées ont la tête lorsqu'elles se penchent sur un berceau qu'on leur a confié. La vie de Claude Vivier (1948-1983) ne fut ni longue ni tranquille, d'ailleurs on ne connaît avec certitude ni la date de sa naissance ni celle de sa mort. Abandonné par ses parents biologiques, sans doute abusé pendant l'enfance, il a été retrouvé mort à même pas 35 ans, poignardé dans son appartement parisien. En compensation, si l'on peut dire, Il a reçu l'oreille absolue et les moyens de s'exprimer en musique comme peu d'autres l'ont fait de son vivant. Voici l'histoire d'un artiste dont le nom reparaît épisodiquement à l'affiche pour replonger aussitôt dans un injuste anonymat. Une biographie documentée de Claude Vivier, due à Bob Gilmore, est disponible en anglais dans la série Eastman Studies in Music (University of Rochester Press, 2014).
Né à Montréal de parents inconnus, Claude Vivier a vécu deux années dans un orphelinat tenu par des bonnes soeurs avant d'être accueilli dans une famille pas si catholique que cela (Il aurait été violé par un oncle adoptif). Le jeune Claude a réagi à sa manière à tant d'infortune : placé dans un pensionnat des frères maristes, envisageant même la prêtrise, il a fini par en être écarté pour comportements inappropriés. De son séjour au séminaire, il a cependant gardé un attrait passionné pour la musique si bien que de mystique, sa vocation est devenue musicale. Il s'est dès lors tourné tardivement, à 19 ans, vers des études de musique, au Conservatoire de sa ville natale.
Ne pouvant raisonnablement espérer briller au piano à un âge aussi avancé, il a bifurqué vers la composition, qu'il a étudiée pendant trois ans dans la classe de Gilles Tremblay (1932-2017), un compositeur canadien formé à l'école électro-acoustique européenne. On a conservé fort peu d'oeuvres composées par Vivier pendant ces années d'études : Prolifération (1969), pour ondes Martenot, piano et percussion, démontre un réel savoir-faire dans un genre cependant trop daté pour encore s'imposer aujourd'hui. Il s'est ensuite rendu en Europe afin de se perfectionner en sonologie électro-acoustique, auprès de Gottfried Koenig à Utrecht, puis de rejoindre l'enseignement de Karlheinz Stockhausen (1928-2007) à Cologne, entre 1972 et 1974. S'il a apprécié la fréquentation du Maître allemand, la réciproque ne fut guère vraie, Stockhausen se déclarant heurté par les extravagances de cet élève fantasque.
Il est utile de rappeler l'héritage des deux maîtres qui ont formé Vivier, afin d'apprécier l'originalité dont il saura faire preuve à son tour. Deux oeuvres du début des années 1970 peuvent servir de référence : Solstices de Gilles Tremblay et Mantra de Karlheinz Stockhausen, deux produits de l'école électro-acoustique d'après-guerre. Une différence énorme les sépare cependant : autant l'oeuvre de Tremblay est convenue pour ainsi dire figée dans une esthétique datée, autant celle de Stockhausen interpelle non parce qu'elle serait "belle", ce qu'elle n'a jamais cherché à être, mais pour ce qu'elle comporte de potentialités pour un disciple-apprenti-musicien capable de s'inspirer du modèle en le débarrassant de ses provocations superflues. Vivier a tiré le meilleur parti de cet enseignement.
Stockhausen a été un musicien influent dans l'Allemagne d'après-guerre mais son oeuvre largement expérimentale a rebuté une bonne part des publics, même les mieux disposés. Ce fut l'époque des expérimentations hasardeuses - c'est le cas de le dire puisque recourant aux techniques aléatoires - et à l'électronique, live ou préenregistrée, éventuellement spatialisée sur scène. Pourtant, l'oeuvre de Stockhausen a évolué, à partir des années 1970, réintégrant progressivement des éléments de prédictibilité dans des partitions qui n'excluaient plus le principe mélodico-rythmique. On ne peut qu'admirer l'expérience sonore que constitue Stimmung (Version dite de Copenhague), surtout lorsqu'elle est interprétée dans l'urgence absolue par l'ensemble norvégien "Nordic Voices" (Comparez avec la lecture nettement plus analytique du Theatre of Voices, dirigé par Paul Hillier).
Note. Les compositeurs d'avant-garde se plaignent souvent que leurs oeuvres sont mal jouées et que c'est une des raisons pour lesquelles elles sont peu appréciées de tous les publics. Ils déplorent, en particulier, de ne pas retrouver le déroulement sonore qu'ils avaient en tête en composant. Assez ironiquement, il se fait que Stockhausen a livré sa propre interprétation de Stimmung (dans sa version primitive, moins aboutie il est vrai) et qu'elle est bien loin d'égaler celle des chanteurs nordiques !
Vivier a fréquenté Stockhausen à un bon moment, celui de son évolution vers ce qu'on a précisément appelé, en Allemagne, le courant de la nouvelle simplicité (Neue Einfachheit). Il a ainsi pu opérer une synthèse entre la panoplie des effets sonores dont son maître s'était fait le spécialiste avant 1970 et l'ensemble des libertés qu'il s'est autorisées ensuite.
Après un bref retour au Canada et surtout un long voyage en Extrême-Orient, Vivier s'est installé à Paris, en 1982, pour les quelques mois qu'il lui restait à vivre.
Le catalogue des oeuvres de Vivier comprend une cinquantaine d'oeuvres environ, s'étendant sur une décennie (1973-83). Toutes ne sont pas disponibles à l'écoute et celles qui le sont ne sont pas également intéressantes : si chacune revendique sa part de franche d'originalité, la conséquence inévitable est l'inégalité des produits finis. J'ai extrait du catalogue les oeuvres (qui me semblent) les plus stimulantes, écrites dans un langage neuf mais accessible. Vous pouvez prospecter davantage en consultant le catalogue mentionné ci-avant : il propose d'autres enregistrements hélas pas toujours d'excellentes factures.
Les premières oeuvres vocales de la période allemande de Vivier procèdent naturellement de l'héritage du second Stockhausen. Musik für das Ende, pour 20 voix solistes & percussions (1971, commencez par la deuxième partie, vers 12:00), convainc davantage que Hiérophanie (1971), qui se perd dans l'évocation d'une tradition hellénistique caricaturale. De même, Hymnen an die Nacht (1975), pour soprano et piano, séduit nettement plus que Chants (1973), pour sept voix de femmes. Il a toutefois fallu attendre Journal (1977), pour quatre voix solistes, chœur et percussion, pour que Vivier réussisse une oeuvre digne de l'enseignement du meilleur Stockhausen, en particulier de Stimmung (Commencez par l'épisode intitulé Mort, en 24:00, où les chanteurs vocalisent avec bonheur sur un mode planant).
Vivier a fait une incursion en musique de chambre, en 1975, proposant quelques pièces très réussies pour diverses combinaisons instrumentales, flûte et piano, violon et clarinette, violon et piano, violoncelle et piano et même guitare (Un exercice fatalement moins flatteur pour l'oreille, écrit pour Michael Laucke). Quant à Pianoforte (1975), pour piano, et Learning (1976), pour quatre violons & percussion, elles contribuent vaguement au courant postmoderne alors en pleine expansion un peu partout dans le monde artistique. Ces oeuvres instrumentales ont préparé Vivier à l'exploration des ressources de l'orchestre. Dans ce domaine, Siddhartha (1976) s'est révélée d'emblée être une franche réussite ne ressemblant à aucune autre, toutes époques confondues, un authentique chef-d'oeuvre !
En 1977, Vivier a entrepris un long voyage en Extrême-Orient où il a puisé les sources d'une inspiration renouvelée ainsi que les titres de plusieurs oeuvres. Pulau Dewata (1977, le surnom local de l'île de Bali), pour ensemble ad libitum (3 marimbas & piano) est une partition pleine de fraîcheur, directement inspirée par un séjour à Bali. D'Iran, il a ramené Shiraz (1977, cité culturelle comme Téhéran et Ispahan), l'une de ses rares oeuvres pour piano solo, en fait une toccata. Cinq chansons (1980), pour percussion, est un autre souvenir évident du périple oriental.
Par contre, Paramirabo (1978), pour flûte, violon, violoncelle et piano, n'a rien d'oriental : son titre pourrait évoquer la capitale du Surinam (Paramaribo, on est en Amérique du Sud !) mais certains pensent qu'il s'agirait plutôt du Pont Mirabeau parisien !
Ne manquez pas Greeting Music (1978), pour piano, flûte, hautbois, violoncelle et percussion, c'est un recueil d'inventions sonores comme on n'en rencontre peu. Les Communiantes (1978) proposent l'unique contribution du compositeur au répertoire de l'orgue, loin des fracas assourdissants que cet instrument envahissant a tendance à produire dans le répertoire moderne.
A partir de 1979, l'oeuvre de Vivier a pris une autre dimension : Kopernicus (1979) est un opéra rituel d'une implacable nouveauté, portant à son paroxysme le recours à un langage inventé de toutes pièces, sur fond d'onomatopées (Le procédé sera repris dans Bouchara, cf infra). Le spectacle proposé provient du Dutch National Opera (Amsterdam), ce qui ne doit guère étonner, les néerlandais ayant régulièrement une décennie d'avance en matière de productions lyriques expérimentales, toutes époques confondues. Ont suivi pour le peu d'années qu'il lui restait à vivre une trop courte liste de chefs-d'oeuvre :
Un musicien capable d'écrire une musique aussi innovante est inexorablement promis à la postérité. Dans des circonstances de vie normale, Vivier aurait pu continuer à composer pendant plusieurs décennies et peut-être devenir le plus grand musicien de son temps. Hélas, comme il arrive trop souvent en musique (Mozart, Schubert, même Beethoven), le Ciel rappelle prématurément à lui tous ceux qui s'approchent trop près de la Révélation.
Vivier envisageait un opéra sur la vie et la fin présumée tragique de Piotr Ilitch Tchaïkovski, un artiste dont il se sentait proche à plus d'un titre, mais il n'eut pas le temps de le commencer car il avait rendez-vous avec son Destin.
Vivier a de tous temps entretenu un rapport trouble avec la mort. Il ne semble pas l'avoir crainte et certains événements laissent même à penser qu'il n'a rien fait pour l'écarter. Ouvertement gay mais bisexuel à ses heures, Vivier n'a jamais évité les comportements à risques à une époque où l'on ne parlait pas encore du sida. Ses amis proches l'ont plus d'une fois mis en garde contre les dangers auxquels il s'exposait en fréquentant sans filtre des partenaires occasionnels. Une rencontre a failli mal tourner lorsqu'ayant ramené à son appartement un individu louche rencontré dans le métro, il s'est fait agresser au couteau. Nullement échaudé et apparemment attiré par le risque comme d'autres le sont par le vide, il a remis le couvert avec le même, un mois plus tard, recevant cette fois le coup fatal qui le laissa mort pour de bon.
Près de son corps, on a trouvé l'incroyable ébauche d'une partition prémonitoire, intitulée Glaubst Du an die Unsterblichkeit der Seele ? (Crois-tu en l’immortalité de l’âme?), pour chœur mixte, synthétiseurs, percussion, récitant et ensemble, seize pages inachevées dans lesquelles Vivier a mis en scène sa propre mort dans les circonstances réelles, de la rencontre d'un jeune homme dans le métro jusqu'au coup de poignard fatal !
Une enquête diligente a mené à l'arrestation d'un prédateur en série du milieu homosexuel. L'affaire a été jugée par la Cour d'Assise de Paris en 1986, et l'individu (20 ans au moment des faits) a été condamné à la prison à perpétuité, un jugement aggravé - j'ose l'espérer - pour atteinte à la vie d'un artiste du calibre de Vivier. N'en déduisez pas pour autant qu'il purge encore sa peine : il a été libéré en 2003 et sans grande surprise, il a refait parler de lui, en particulier pour des faits de violence contre sa femme et son enfant. Il a donc été (re)condamné par la Cour de Mulhouse à deux ans de prison (portés à 5 ans en appel à Colmar, en 2009) ! Ayant mieux à faire, je n'ai pas suivi davantage l'itinéraire de l'intéressé.
Note. Si vous vous intéressez aux affaires judiciaires, non par voyeurisme mais pour tenter de comprendre la logique qui préside à l'établissement des peines et surtout à leur suivi, vous constaterez que la Justice est fâchée avec deux disciplines enseignées à l'école élémentaire, le français et l'arithmétique. Elle a sans doute ses raisons d'être généreusement clémente dans certaines circonstances mais elle s'épargnerait quelques railleries en nommant les peines pour ce qu'elles sont réellement et en veillant au respect de leur application. Les juges se plaignent de manquer de temps et de moyens, en particulier de places en prison; alors ils libèrent des individus potentiellement dangereux au risque de faire de nouvelles victimes car, c'est bien connu, les cimetières eux ne manquent pas de places. Quant au temps, ils en récupéreraient s'ils s'attachaient à simplifier le code des procédures dont l'utilité n'a jamais profité qu'aux délinquants. Ce faisant, ce sont des générations d'étudiants en droit qui épargneraient un temps précieux qu'ils pourraient avantageusement consacrer à l'étude d'un cours de logique appliquée car il y aurait matière. De fait, la Justice tient à son indépendance sauf lorsqu'on la conteste auquel cas elle se défile en déclarant qu'elle ne fait qu'appliquer des Lois dont elle n'est pas responsable. Sauf qu'elle feint de ne pas voir que la législateur empile, trop souvent dans l'urgence, des lois qui finissent invariablement par se contredire. Alors chaque Juge reprend son indépendance, tout heureux de pouvoir interpréter les contradictions à sa façon, ce qui inévitablement ne fait que les aggraver d'un jugement à l'autre.
On le voit, cette chronique aurait eu sa place dans la catégorie des "Faits divers" voire des "Billets d'humeur" mais convenez qu'il était plus utile de célébrer la mémoire d'un musicien vraiment pas comme les autres.
Vivier a fait l'objet d'hommages épisodiques lors de quelques rétrospectives plutôt confidentielles. De son vivant, seul György Ligeti s'est vraiment engagé en sa faveur, le proclamant compositeur français (sic) le plus important de son temps.
Au Canada, la prise de conscience fut plus tardive. Il a fallu attendre 1999 pour que le chef et compositeur Walter Boudreau lui dédie l'une de ses meilleures oeuvres, "La Vie d'un Héros", pour violon & cordes, sous-titrée "Tombeau de Vivier" .
En 2005, la Maison Boosey and Hawkes, déjà éditrice des oeuvres de Bartok et de Stravinsky, s'est enfin décidée à publier l'oeuvre intégrale de Vivier, une initiative tardive mais bienvenue.
En 2014, l'ensemble Constantinople, constitué par Sandeep Bhagwati et Kiya Tabassian, a développé un projet réunissant des musiciens du monde en poste à Montréal afin de revisiter la pièce de Vivier intitulée "Et je reverrai cette ville étrange". Un enregistrement passionnant, paru chez DreyerGaido, a immortalisé ce beau projet .