Jeroen van Veen (1969- ) joue du piano depuis l'âge de 7 ans, rien de franchement inhabituel à ce stade. Il a poursuivi ses études au Conservatoire d'Utrecht, sous la direction d'Alwin Bär et de Hakon Austbö, puis a entamé une carrière de soliste et de musicien concertant, sous la direction de chefs réputés, notamment, Peter Eötvös et Robert Craft. Ce n'était que provisoire car sa carrière a basculé dans une toute autre direction lorsqu'il a brillé, avec son frère Maarten (1971- ), dans le cadre de la 4ème édition (1995) du Concours international Murray Dranoff, réservé aux duettistes.
Aujourd'hui, le Duo van Veen existe toujours mais le frère (qui est devenu entre-temps Directeur artistique dudit concours) a été remplacé par l'épouse, Sandra Mol (1968- ). Celle-ci, également formée au Conservatoire d'Utrecht, a très vite partagé la passion de son mari pour les claviers multiples au service de la musique minimaliste, singulièrement celle de Simeon ten Holt.
Bref retour en arrière : bien avant ses 20 ans, van Veen a entendu, une nuit, à la radio hollandaise, une musique tellement belle et hypnotique qu'il s'est endormi sans avoir su qui l'avait écrite. Il ne l'a jamais oubliée et, quelques années d'études plus tard, il a fait les recherches nécessaires pour la retrouver. Il n'a pas dû aller bien loin puisque Horizon - c'était son titre - avait été composée, entre 1983 et 1985, par un compatriote, Simeon Ten Holt (1923-2012). Il s'est procuré la partition et a été immédiatement intrigué par sa disposition très inhabituelle : une myriade de sections de quelques minutes à peine, devant être jouées dans un ordre prescrit et répétées ad libitum pour produire l'éloquence maximale. Quinze ans plus tôt, dans sa partition mythique, In C, Terry Riley avait usé d'un procédé similaire sur base de 53 motifs de quelques notes à peine, confiés à un ensemble instrumental suffisamment étoffé pour garantir une diversité foisonnante.
Van Veen s'est passionné pour Horizon et l'a enregistrée, suscitant l'intérêt et la reconnaissance du compositeur. Les deux artistes se sont rencontrés et, en dépit de la différence d'âge, une collaboration est née, aussi fructueuse qu'amicale (Van Veen préside actuellement la Fondation ten Holt).
Simeon ten Holt est peu connu en-dehors des Pays-Bas où il occupe cependant une place enviable quoique complètement à part. Il a étudié sous la direction de Jakob van Domselaer puis a poursuivi ses études à Paris auprès d'Arthur Honegger et de Darius Milhaud. De son propre aveu, cet enseignement ne lui a guère été profitable. Après avoir cherché son chemin, sans réellement le trouver, entre tonalité et atonalité (Sonate diagonale, jouée par Kees Wieringa et 20 Bagatelles, jouées par le compositeur), il a fini par trouver sa voie dans une interprétation personnelle du minimalisme importé des Etats-Unis. Toutefois, loin d'épouser les méthodes US tendant à sublimer les traditions populaires (pop-folk-rock), il a souhaité cultiver le geste classique européen, de Bach, pour la gestion continue du temps, à Chopin, pour le son perlé du piano devenu son instrument de prédilection.
Tout heureux d'avoir rencontré l'interprète idéal de son oeuvre, ten Holt a convaincu van Veen que ses oeuvres gagneraient sans doute à être jouées sur plusieurs claviers simultanément, l'idéal se montant à deux, plus probablement à quatre, voire à six ! La vocation du couple van Veen était toute trouvée et il n'eut aucune peine à recruter des collaborateurs pour ces exercices multiples. Rassembler 4 pianos de concerts sur une scène n'est pas habituel mais le jeu s'est très vite révélé payant. Cela nous a valu un album, paru chez Brillant, qui joue magistralement avec la répétition, balisant et ponctuant le temps sans provoquer la moindre lassitude du moins chez les auditeurs dont la patience est la vertu première. Vous avez d'autant moins d'excuses d'ignorer l'album dont nous allons parler (11 CD bien remplis) qu'il est actuellement possible de se le procurer pour 22 euros seulement.
L'oeuvre majeure pour ne pas dire emblématique de cet album (et du compositeur) est Canto Ostinato (1975-1979). Elle illustre parfaitement la méthode compositionnelle de ten Holt : une partition réduite à une sorte de code génétique invariable mais s'exprimant différemment lors de chaque interprétation. Canto Ostinato connaît un immense succès partout où elle est jouée et il ne se passe guère de mois où le couple van Veen ne joue l'oeuvre en concert. Le Festival OdeGand qui se tient annuellement pendant une journée complète de septembre, le long des canaux gantois, vient encore de proposer l'oeuvre (en 2017) lors d'une séance marathon de 4 heures. On trouve de réels moments de grâce dans cette oeuvre, telle cette transition entre les sections numérotées 92 & 95 où la musique, emprisonnée dans une voie apparemment sans issue, trouve enfin le moyen de s'évader en pleine lumière. Canto Ostinato a connu un nombre étonnant de transcriptions, allant de un à six pianos, sans compter des variantes exotiques avec harpes, marimbas ou synthétiseurs, mais le meilleur compromis semble bien atteint avec 4 pianos, conformément à l'intuition du compositeur (Voici une version XXL où l'orgue se joint aux pianos mais le bénéfice ne transparaît guère).
Le même album propose les autres oeuvres écrites par ten Holt pour claviers multiples, réparties sur les 9 CD restants :
Un autre album de 5 CD, également parus chez Brillant, est consacré aux oeuvres pour piano seul de ten Holt. On y retrouve Canto Ostinato, ce qui vous permettra de comparer avec la version pour 4 pianos. Toutefois ce sont les compléments qui retiennent l'attention prioritaire :
La collaboration de van Veen avec le label Brillant ne s'est pas arrêtée là. Un ensemble de 28 CD, répartis entre trois albums, propose de nombreux échantillons de musiques écrites par d'autres compositeurs, européens et américains, émargeant à la mouvance minimaliste :
Les références fournies ci-dessous pour chaque volume suffisent pour vous faire une idée d'où je me contente d'attirer votre attention sur quelques réussites incontestables voire des curiosités :
Van Veen ne pouvait ignorer l'oeuvre d'Erik Satie et, de fait, il en a enregistré l'une des meilleures versions existantes, c'est même l'intégrale que je recommande (De plus, 28 euros pour 9 CD, vous ne serez pas ruinés). C'est à dessein que j'affiche, en grand format, l'envers de la pochette de cet album afin que vous puissiez juger qu'il s'agit réellement d'une intégrale, ce que les versions concurrentes ne sont manifestement pas. Voici van Veen filmé de près dans la 1ère Gnossienne, l'occasion d'apprécier la délicatesse de son toucher au service d'une compréhension idiomatique de l'oeuvre.
Van Veen s'est naturellement intéressé à l'oeuvre pour clavier de l'un de ses plus fidèles modèles, Philip Glass. Vous trouverez principalement, dans cet album de 3 CD, les 5 Metamorphosis, Mad Rush, How now, l'adaptation de la musique écrite pour le film "The Hours" et d'autres transcriptions réalisées d'après des oeuvres antérieures. Vous n'y trouverez malheureusement pas l'enregistrement tout récent (3/11/2017) des 20 Etudes, une oeuvre dont l'importance mérite d'être soulignée.
Glass a, en effet, conçu le projet d'un cycle complet d'études pour le clavier qu'il a publiées en deux fois, à plusieurs années de distance. L'ensemble est désormais achevé et il constitue un monument de la musique glassienne. Cette oeuvre est jouée (et enregistrée) un peu partout dans le monde, un signe qui ne trompe pas : le compositeur bien sûr (mais il n'y est guère à l'aise), Bojan Gorisek, Paul Barnes, Maki Namekawa (ma préférée, Etude n°16), Nicolas Horwath, Andrew Chubb, Anton Bagatov et naturellement Jeroen van Veen. Quelle oeuvre contemporaine peut se vanter d'autant d'attentions de la part des interprètes de son temps?
Un double CD consacré à Arvo Pärt mérite également votre attention, l'occasion d'entendre les deux rares Sonatines de jeunesse. Certaines oeuvres (Pari Intervallo) sont habituellement jouées à l'orgue mais l'adaptation est de la main du compositeur. Le dépouillement du clavier convient à cette musique introspective.
Vous trouverez une liste complète des enregistrements de van Veen, y compris des possibilités d'écoute, sur le site personnel de l'artiste. Consultez-là régulièrement car elle est en progression constante, on dit de van Veen qu'il enregistre plus vite que son ombre !
On n'est jamais si bien servi que par soi-même : van Veen a introduit quelques-unes de ses compositions dans plusieurs albums parus chez Brillant. Son oeuvre la plus ambitieuse est une collection en progression constante de préludes minimalistes (Minimal Preludes) écrits par série de 12 dans tous les tons majeurs et mineurs et rangés dans l'ordre des quintes. Quatre séries ont été complétées, à ce jour, et on imagine que d'autres suivront. Les livres I (Préludes 1 à 12 : n°9 , une surprise vous attend vers la fin de l'extrait, qui démontre que van Veen connaît ses classiques) et II (Préludes 13 à 24 : n°15, n°17, n°18) figurent dans le volume n°1 référencé ci-dessus. Les livres III (Préludes 25 à 36 : n°25, n°27, n°34) et IV (Préludes 37 à 48 : n°38), malheureusement incomplets, figurent dans un album de 5 CD (pochette ci-contre) particulièrement recommandable. Ces préludes tentent une synthèse entre la grande tradition, de Bach à Rachmaninov en passant par Chopin et des musiques plus actuelles, centrées sur ten Holt et Glass. Les Livres I et III sont particulièrement réussis.
Le même album comprend d'autres oeuvres fort intéressantes dont Incanto III & IV et The four Elements (pour piano et bande électronique : I - Air).
Parsemées de zestes de Crossover, de Jazz, de Blues, de Techno, d'Ambient et de Pop Music, ces musiques gardent une oreille vers les modèles du passé, ce qui leur assure un niveau de distinction bien nécessaire dans ces "mix" périlleux : sous couvert d'hommage à Philip Glass, le prélude minimal n°26 (que vous trouverez sur le CD 1) débute par des arpèges bien connus ("Au Clair de Lune", si vous entendez ce que je veux dire) tandis que Repeating History (que vous trouverez sur le CD 4) improvise sur les célébrissimes accords brisés ouvrant le Premier Livre du Clavier bien tempéré.
Un Volume II vient de paraître qui complète, en particulier, la suite des Préludes.
Van Veen ne manquant pas de projets, il se murmure qu'il envisage d'aborder sous peu la forme symphonique, accompagnée ou non de son cher piano. Affaire incontestablement à suivre.
Enfin mais ce n'est pas le plus important, van Veen a également puisé dans un répertoire alternatif destiné à charmer un public plus large :
Comme vous pouvez le constater, il y en a pour tous les goûts, mais attention, certains trichent en ajoutant abusivement du sucre, au mépris de toutes les recommandations sanitaires.