Genres musicaux

Jean Sibelius : l'oeuvre pour Orchestre (& Voix)

Jean Sibelius
Sibelius vers 1900

Tout finlandais qui se respecte vénère Jean Sibelius (1865-1957) comme une gloire nationale et il serait prêt à admettre que l'air conquérant qui anime le Poème symphonique Finlandia serve d'hymne national, à condition de l'abréger et de lui coller quelques paroles patriotiques comme, par exemple, dans cette version sur un texte de Veikko Antero Koskenniemi (1941). N'aurait-il pas plus fière allure que l'air officiel, Maamme (Notre Pays), composé, en 1848, par Friedrich (Fredrik) Pacius (1809-1891), un compositeur allemand installé en Finlande pour y fonder l'école nationale (Symphonie en ré mineur) ? A ce propos, saviez-vous que l'éphémère état du Biafra (1967-1970) avait précisément adopté le thème de Finlandia pour son hymne, Land of the Rising Sun ? Je précise que Sibelius fut expert en hymnes fédérateurs et que, si on me demandait mon avis, je voterais plutôt pour l'air "Onward, ye People (En avant Citoyens)", extrait de la Musique maçonnique, opus 113/6 .

De Sibelius, la plupart des mélomanes connaissent également la Valse triste (Le premier numéro de la Suite en 4 parties, Kuolema), voire Le Cygne de Tuonela (Le deuxième mouvement du cycle des 4 légendes de Lemminkäinen). Toutefois, en société, ils doivent idéalement pouvoir faire état de leur parfaite connaissance non seulement du cycle des 7 symphonies mais ausi de toutes les musiques de scène ou à programme, moins connues mais tout aussi passionnantes. Cette chronique pourrait les aider.

Editer le catalogue des oeuvres de Sibelius n'a pas été une mince affaire, le compositeur ayant écarté beaucoup de partitions pour révision ultérieure, sans nécessairement donner suite. Fabian Dahlström s'est attelé à la tâche dans son ouvrage "Jean Sibelius : Thematisch-bibliographisches Verzeichnis seiner Werke" et il a recensé 116 numéros d'opus qui constituent le catalogue officiel (I) tel qu'entériné à la mort du compositeur. Par la suite, en consultant les archives, on a découvert plusieurs oeuvres inédites et un grand nombre d'esquisses plus ou moins exploitables. Un catalogue parallèle (II) a dès lors été édité, comprenant 225 numéros JS additionnels. Les documents correspondants sont accessibles aux musiciens, musicologues ou biographes, qui en font la demande auprès des héritiers. Plusieurs partitions ont été exhumées, éventuellement complétées et éditées par Breitkopf & Härtel; certaines ont même été enregistrées (Deux cantates, un mini-opéra, etc, Cf infra). Les listes, I & II, ne sont même pas complètes, en particulier elles ne reprennent pas toutes les oeuvres de jeunesse écrites pendant la décennie, 1880-90.

Il arrive que deux partitions portent le même titre avec des mentions distinctes, opus ou JS (par ex., Pelléas et Mélisande, JS 147 ou opus 46). Il s'agit de versions plus ou moins remaniées d'une même oeuvre, celle pourvue d'un numéro d'opus étant probablement la dernière en date. Dans tous les autres cas (par ex., Concerto pour violon, opus 47), c'est la datation (1904 ou 1905, dans l'exemple) qui renseigne sur l'ordre des révisions.

Sibelius (comme Bartok à la même époque) a régulièrement contrarié son éditeur (Breitkopf & Härtel) en modifiant de nombreuses oeuvres déjà soumises à l'impression. Au rythme où il écrivait, vers 1900, ce n'est guère surprenant. Pressé par le temps, l'argent et les commanditaires impatients, il lui arrivait d'envoyer des manuscrits qu'il regrettait bientôt et remaniait en conséquence : Concerto pour violon (versions 1904 & 1905), Symphonie n°5 (versions 1915 & 1919), Suite Lemminkäinen (versions 1896, 1897, 1900 et 1939), Karelia (3 versions dans la seule année 1893 !), etc. Il en est résulté que la situation des maisons d'enregistrement n'a jamais été confortable : en présence de versions différentes mais souvent d'égales valeurs, il n'est pas rare qu'elles aient finalement décidé de les graver toutes afin d'être certaines de ne rien laisser passer (Cf Edition BIS).

Le prestige international qui a rapidement auréolé le musicien a motivé un enregistrement exhaustif de son oeuvre et c'est le label suédois BIS qui s'est attelé à la tâche. Note. Suède et Finlande ont été historiquement liées pendant plusieurs siècles, officiellement jusqu'à la mainmise russe, en 1809, en fait bien au-delà en ce qui concerne la langue parlée : une majorité de finlandais - dont Sibelius - a pratiqué le suédois comme langue maternelle, ne parlant le finnois que comme langue d'appoint. C'est progressivement moins vrai depuis l'indépendance (1917) quoique la question linguistique demeure sensible en Finlande.

Une Edition BIS a donc vu le jour, présumée complète en ce qui concerne les oeuvres importantes figurant aux catalogues I et II. Son écoute directe, in situ, ou indirecte, via le site libre d'accès Naxos, est malheureusement limitée à 30 secondes par plage, ce qui est insuffisant même pour une simple prise de contact (Une écoute intégrale est possible mais elle exige de souscrire à la Naxos Library). Elle comprend plus de 80 heures de musique réparties sur 68 CD, eux-mêmes regroupés en 13 volumes classés par catégories musicales (Orchestre, chambre, piano, etc). S'y retrouver dans le cadre d'une écoute systématique n'est pas simple car plusieurs versions remaniées d'une même oeuvre s'y trouvent éparpillées. Un GPS serait utile mais il n'est pas fourni et une boussole ne suffit pas; par exemple :

  • L'importante Suite Lemminkäinen conserve le même opus 22 dans ses versions successives que l'on trouve dans les CD 1 et 3 du Volume 1. On trouve pareillement deux versions différentes du célèbre Concerto pour violon, opus 47, dans les CD 3 et 6 du Volume 8.
  • La situation se reproduit avec quantité d'oeuvres courtes, mineures mais nullement négligeables. La belle Improvisation, opus 16 (1894) , se trouve sur le CD 2 du Volume 1 mais en fouillant le CD 3, on découvre l'oeuvre retravaillée, un an plus tard, sous le nom de Chant du Printemps (Tout aussi opus 16 !) . Parmi les nombreuses oeuvres pour choeur & orchestre, "Har du mod ?", opus 31/2, existe en quatre versions présentes aux CD 4 et 5 (Trois fois !) et ce n'est qu'un exemple parmi d'autres.
  • Une difficulté supplémentaire surgit toutes les fois qu'on s'intéresse à une oeuvre scénique dont Sibelius a ultérieurement tiré une Suite abrégée. Il importe, dans ce cas, de comprendre à quelle version on a affaire. Par exemple, la musique de scène écrite pour "The Tempest" de Shakespeare existe en version longue (Volume 5, CD 3) ou courte (Volume 5, CD 6).

La confusion est encore pire lorsqu'on considère les éditions partielles parues sous d'autres labels discographiques (Ondine, Naxos, etc). Dès lors, pour votre confort, un grand nombre de liens renseignés ci-après proviennent d'une compilation effectuée (par le "youtuber" Itapirkanmaa2) avec l'accord de Naxos, propriétaire des droits pour des versions anciennes mais nullement dénuées d'intérêt.

Le répertoire pour orchestre (& Voix)

Cette chronique ne considère que les oeuvres symphoniques avec ou sans participation vocale. Si l'on s'en tient à l'intégrale BIS, cela concerne les volumes 1 (Poèmes symphoniques), 3 (Orchestre & Voix), 5 (Musiques de scène), 8 (Musiques pures ou de circonstances) et 12 (Symphonies). Elle n'envisage ni le lied, ni la musique pour piano ni la musique de chambre. Ce n'est pas vraiment une limitation tant il est vrai que l'orchestre a été le domaine de prédilection du compositeur, celui où il a particulièrement brillé. Il a d'ailleurs lui-même insisté pour que oeuvre soit jugée en priorité dans ce domaine.

Bien que de très haut niveau, l'édition BIS ne prétend pas proposer les meilleures interprétations pour toutes les oeuvres symphoniques enregistrées (La concurrence est rude !) mais elle a au moins le mérite de les rassembler en coffrets. D'autres parutions existent qui ne proposent que des pans isolés de l'oeuvre complète mais elles sont tellement nombreuses qu'on peine à les recenser toutes. Il fut un temps où il fallait surtout compter sur des chefs anglo-saxons (Leopold Stokowski, Basil Cameron, Serge Koussevitzky, John Barbirolli, Thomas Beecham, Alexander Gibson, Colin Davis, Leonard Bernstein, ...). Cet engouement ne devait rien au hasard : en quête de modèles susceptibles d'inspirer leur art symphonique national, les musiciens anglais et américains ont très tôt manifesté un grand enthousiasme pour la musique de Sibelius. Il s'en est suivi une vraie ferveur sibélienne non partagée par les pays latins qui se sont montrés nettement plus réservés. Actuellement, cette époque est révolue et de nombreux chefs finlandais et/ou estoniens prennent le relais, assurant une interprétation présumée idiomatique (Paavo Berglund, Neeme Järvi, Paavo Järvi, Osmo Vänskä, Okko Kamu, Hannu Lintu, Leif Segerstam, ...).

On distingue éventuellement quatre genres où l'orchestre tient le rôle essentiel même si certaines oeuvres refusent d'entrer dans une catégorie précise (Kullervo, Karelia, ...) :

  • Les musiques de circonstances, répondant éventuellement à une commande officielle, ont été écrites pour commémorer un événement spécifique de l'histoire finlandaise.
  • Les musiques de scène témoignent que Sibelius a souvent eu recours à des arguments littéraires pour stimuler son inspiration. Il importe peu si l'oeuvre a réellement servi au théâtre.
  • Sibelius s'est senti particulièrement à l'aise dans le genre du Poème symphonique. Moins intimidant que celui de la symphonie, il lui a permis de mélanger des musiques descriptives ou à programmes à d'autres plus abstraites.
  • A la mort de Gustav Mahler (1914), Sibelius s'est imposé comme le meilleur auteur de symphonies de son temps, une compétence qui a largement contribué à sa renommée internationale. Les statistiques des symphonies les plus jouées dans les pays anglo-saxons, avant la deuxième guerre, révèlent que Sibelius y a occupé la deuxième place après Beethoven.
Musiques de circonstance

Deux oeuvres vocales incarnant l'identité nationale ont contribué à lancer la carrière du compositeur :

  • Kullervo, opus 7 (1892) (Entre 00:00 et 1:18:35), conte avec éloquence l'histoire d'un héros du Kalevala, l'épopée finlandaise. Lors de la création, le public n'a pu manquer d'être emporté par la belle envolée lyrique qui ouvre l'oeuvre. Etrangement, Sibelius a retiré l'oeuvre du circuit au bout de deux ans si bien qu'elle ne fut plus jamais intégralement jouée de son vivant. Un double CD paru chez Warner propose une version intégrale de Kullervo, sous la direction de Paavo Berglund.
  • Karelia, opus 11 (1893), illustre quelques épisodes de l'histoire de la Carélie, une région longtemps convoitée par la Finlande et la Russie. L'oeuvre complète comprend 11 numéros mais la suite généralement extraite ne reprend que les trois pages les plus célèbres (Intermezzo, Ballade & Alla marcia).

Deux cantates de circonstance témoignent du sérieux avec lequel Sibelius a honoré des commandes a priori peu inspirantes : la Cantate de Promotion, JS 105 (1894) (Part 1, Part 2, Part 3), une commande de l'Université d'Helsinki (où il avait occupé un poste temporaire), et la Cantate pour le couronnement du Tsar Nicolas II, JS 104 (1896) (Part 1, Part 2), un hommage à un monarque peu apprécié en Finlande.

La Musique pour la Célébration de la Presse, JS 137 (1899), relate également, mais en forme purement instrumentale, quelques épisodes de l'histoire de la Carélie. Elle se termine (en 31:20) par l'hymne "Suomi herää (La Finlande s'éveille)", la version primitive de Finlandia. Cette page a connu un tel succès qu'elle a été détachée et révisée sous la forme de la pièce autonome que tout le monde connaît.

L'origine du Feu, opus 32 (1902 et fortement revisée en 1910) est une cantate écrite pour l'inauguration du Théâtre national d'Helsinki. Elle est courte mais audacieuse si on la compare aux oeuvres précédentes.

On peut aussi ranger ici des oeuvres isolées à connotation patriotique telles, In Memoriam, opus 59, Mon Pays, opus 92, le Chant de la Terre, opus 93 , à ne pas confondre avec l'Hymne à la Terre, opus 95.

Les Musiques de scène

Sibelius n'a écrit que très peu de pièces élaborées pour la scène. En 1893, il a ébauché un opéra ("La Construction du Bateau" d'après un épisode du Kalevala) mais il a rapidement abandonné le projet si bien qu'au bilan, son seul essai transformé dans le genre a été La jeune Fille et la Tour, JS 101 (1896), un opéra en un seul acte. Il est revenu ultérieurement à la scène avec le ballet Scaramouche, opus 71 (1913), mais ce n'est pas une franche réussite, l'univers de Sibelius étant relativement étranger à celui de la danse. Vous pouvez cependant vous faire une opinion personnelle en écoutant l'enregistrement paru chez Naxos sous la direction de Leif Segerstam.

Sibelius (qui chantait paraît-il très mal !) savait mettre en valeur la voix soliste ou chorale comme en témoignent de nombreuses pièces courtes faisant preuve d'une grande aisance mélodique, populaire dans Sandels, opus 28 , ou davantage emphatique dans les Trois Chants, opus 31, pour choeur d'hommes & orchestre (Le joyeusement lyrique "Chant pour Lemminkäinen" , le guerrier "Har du Mod ?" et le martial "Chant des Athéniens" ).

Les musiques les plus significatives composées sur un argument littéraire ne sont pas forcément très longues, en tout cas elles dépassent rarement quelques tableaux :

  • King Christian II (Entre 00:00 et 28:45), opus 27 (1898, sur un argument d'Adolf Paul). Il faut prendre le temps de parcourir ce genre d'oeuvre afin d'y découvrir de très belles pages .
  • Kuolema (Entre 28:48 et 48:30), opus 44 & 62 (1904 & 1906, sur un argument d'Arvid Järnefelt, le beau-frère du compositeur).
  • Pelléas & Melisande (Entre 48:35 et 1:12:20), opus 46 (1905, Sur un argument de Maurice Maeterlinck, également traité par Gabriel Fauré et Claude Debussy).
  • Le Festin de Belshazzar (Entre 1:12:30 et 1:27:10), opus 51 (1907, sur un argument de Hjalmar Procopé).
  • Svanevit (Le Cygne blanc) (Entre 1:27:15 et 1:52:32), opus 54 (1909, sur un argument d'August Strinberg). Si vous êtes pressés, écoutez au moins le traitement des cordes dans le finale, typique de la manière du compositeur .
  • Jedermann, opus 83 (1916, sur un argument de Hugo von Hofmannsthal) fait partie des oeuvres reconstituées d'après les archives du compositeur et enregistrées chez Naxos . Observez cette fois le traitement saccadé des cordes.
  • Ödlan (Le Lézard), opus 8 (1919, sur un argument de Mikael Libeck) dont l'adagio initial préfigure étrangement le style d'Arvö Pärt .
  • La Tempête (Entre 1:56:40 et 2:35:21), opus 109 (1926, sur un argument de William Shakespeare).
Les Poèmes symphoniques

Le Poème En Saga a contribué autant que Kullervo et Karelia (et pour les mêmes raisons patriotiques) à la gloire naissante de Sibelius. Les oeuvres suivantes se distinguent chacune par leurs qualités d'inspiration et d'instrumentation. Leur longue liste mène au chef-d'oeuvre ultime, Tapiola :

Les symphonies

En dehors des frontières de la Finlande, singulièrement dans les pays anglo-saxons, les 7 symphonies composées par Sibelius ont davantage fait pour sa réputation internationale que le reste de son oeuvre. Elles ont de fait été enregistrées un nombre incalculable de fois.

Préférer une intégrale plutôt qu'une autre est dans certaines limites une affaire de goût. Le fichier suivant propose ces Symphonies dirigées par Paavo Berglund à la tête du Bournemouth s o (1972-74). Vers la même époque, les enregistrements de Leonard Bernstein et (surtout) d'Herbert von Karajan ont également fait autorité. Attention, Karajan a effectué deux incursions dans le domaine, d'abord avec l'Orchestre Philharmonia, ensuite avec la Philharmonie de Berlin (Symphonies 4 à 7 uniquement). La première version est plus granitique (Symphonie n°4) mais la seconde frise la perfection formelle grâce aux pupitres infaillibles de l'orchestre (Symphonie n°4, par exemple en 6:00, en 10:35 ou en 24:00). Karajan a enregistré les symphonies n°1 & 2 pour EMI mais pour les trouver, il vous faudra fouiller les brocantes, et hélas il n'a jamais gravé la n°3 pourtant si belle.

A côté des symphonies, le Concerto pour violon a fait fortune sous toutes les latitudes jusqu'à "squatter" les épreuves finales de tous les grands concours internationaux consacrés au violon. Qu'il ait résisté à tous les traitements, bons ou mauvais, est une belle preuve d'inoxydabilité. Je suis toujours personnellement resté fidèle à la version (originale de 1904) de Christian Ferras & Karajan mais vous êtes libres de penser autrement, ce ne sont pas les alternatives qui manquent !

Sibelius dirigé par Paavo Järvi
Sibelius dirigé par Paavo Järvi
Sibelius dirigé par Neeme Järvi
Sibelius dirigé par Neeme Järvi
Sibelius dirigé par Paavo Berglund
Sibelius dirigé par Paavo Berglund
Sibelius dirigé par Herbert von Karajan
Sibelius dirigé par Herbert von Karajan

Un prophète en son pays

La Finlande n'est indépendante que depuis 1917. Avant cela, elle a connu une longue souveraineté suédoise, jusqu'en 1809, puis la domination russe jusqu'en 1917 (en tant que Grand-Duché autonome). Dans sa quête d'indépendance totale, elle a compté sur quelques figures emblématiques capables de fédérer l'union nationale. En incarnant (la part culturelle de) ce rêve, la musique de Sibelius a bénéficié d'un enthousiasme contagieux. Les études musicologiques dithyrambiques se sont dès lors multipliées, non seulement dans les pays nordiques mais aussi en Grande-Bretagne et aux USA. Agacés par l'image idéalisée qui était en train de se répandre, d'autres musicologues, Theodor Adorno, Tim Page,  Harold E. Johnson, René Leibowitz, ..., ont réagi en sens inverse en tentant de minimiser l'apport de Sibelius à la Musique.

En 1982, alors que le compositeur était mort depuis 25 ans, toutes sortes d'idées douteuses ont commencé à circuler sous la plume de commentateurs de moins en moins scrupuleux. La famille a donc décidé de rendre publiques les archives en sa possession en les déposant en consultation à la bibliothèque de l'Université d'Helsinki (Devenue Bibliothèque nationale). Outre les partitions non publiées (Cf supra) on y trouve un journal personnel et un imposant courrier, l'ensemble délivrant une image de l'artiste présumée (plus) proche de l'original.

Erik Werner Tawaststjerna (1916-1993) a accédé en priorité à ces archives et à ce titre, il peut prétendre au titre de (premier) biographe officiel de Sibelius. Son patient travail, qui lui a demandé 24 (!) années d'études, tient en 5 volumes rédigés en suédois puis traduits en finnois (Une traduction anglaise existe mais elle est écourtée). Tous les biographes ultérieurs, à commencer par l'anglais Cecil Gray, ont naturellement puisé dans le travail de Tawaststjerna.

La biographie de référence en langue française est due à Marc Vignal (Editions Fayard). Très documentée au long de ses 1138 pages elle souffre malheureusement, comme toutes celles qui l'ont précédée, d'avoir trop éludé la question pourtant essentielle posée par le silence du Maître au cours de ses trente dernières années.

Le silence de Järvenpää

Sibelius
Sibelius vers 1940

En 1927, Sibelius s'est retiré, avec sa famille, dans sa résidence Ainola (du prénom de son épouse, Aino), sise à Järvenpää, où il a quasiment cessé de composer.

Sa dernière oeuvre orchestrale importante, le poème Tapiola (opus 112), a en effet été publiée en 1926. Le catalogue officiel mentionne encore une Cantate maçonnique (opus 113, 1927), 5 esquisses pour piano (opus 114, 1929) et deux ensembles de pièces pour violon & piano (opus 115 et 116, 1929) mais il n'y a jamais eu d'opus 117 : une révision de la Suite JS 185 aurait dû occuper cette place et une nouvelle symphonie la place suivante mais cela ne s'est jamais produit. Le musicien a cessé sinon de composer du moins de publier, n'opérant plus que des révisions d'oeuvres antérieures comme il l'avait toujours fait.

Pressés d'entretenir l'image sacralisée d'un artiste qui serait mort en 1927 alors qu'il lui restait 30 années à vivre, la plupart des biographes se sont montrés discrets sur cette question pourtant naturelle, seule l'énigme de la 8ème Symphonie a fait l'objet de toutes sortes de spéculations.

C'est d'autant plus dérangeant que toutes les études publiées sont par contre très bavardes lorsqu'il s'agit d'évoquer des sujets infiniment plus futiles de la vie quotidienne. C'est ainsi qu'on apprend - mais était-ce indispensable ? - que Sibelius composait entre un buste de Beethoven et une bouteille de whisky et qu'il interdisait qu'on le dérange lorsqu'il composait ou qu'on le distraie par quelque bruit que ce soit (Même le bruit de l'eau courante le gênait) ce qui, lorsqu'on a 6 filles jouant chacune d'un instrument, devait poser quelques problèmes.

Pour en apprendre davantage sur les ressorts du silence de Järvenpää, mieux vaut se tourner vers des études indépendantes telle celle résumée par Mark McKenna dans le magazine australien The Monthly (novembre 2012), que j'adapte comme suit :

  • En vivant aussi longtemps qu'il l'a fait, Sibelius devait inévitablement entrer en collision avec le modernisme grandissant et cela a pu le faire douter de la nécessité d'explorer davantage sa propre esthétique, perçue à tort ou à raison, comme nettement conservatrice. Les percées réalisées par Arnold Schönberg, un musicien qu'il admirait, dans le domaine de l'émancipation de l'harmonie (et de la dissonance !), ont dû résonner comme autant de signaux d'avertissement que le monde de la Musique était en train de changer.
  • Publier une nouvelle oeuvre importante, c'était prendre le risque de décevoir ses adulateurs. De plus en plus exigeant quant à la qualité de sa production, il en est rapidement venu à l'évidence (personnelle !) que le silence d'Ainola surpasserait avantageusement tout ce qu'il pourrait encore écrire. Il se trompait sans doute mais personne ne semble avoir eu le courage de le démentir. D'ailleurs Sibelius s'emportait lorsqu'on le questionnait d'un peu trop près à ce sujet.
  • La Finlande a eu sa part de responsabilité dans cette retraite forcée. Fière d'une indépendance chèrement acquise en 1917, elle a trouvé dans la personne de Sibelius la figure emblématique qu'elle cherchait. La rente annuelle de 100 000 marks allouée au musicien n'était pas désintéressée : la Nation (recon)naissante comptait bien confirmer le musicien dans son rôle de premier ambassadeur culturel de Finlande. Sibelius, qui avait vécu jusque-là dans un endettement perpétuel, s'est trouvé, du jour au lendemain, en position de régler ses dettes et de vivre confortablement sans être obligé d'écrire encore et toujours (Cette rente a même été triplée en 1945, à l'occasion de ses 80 ans). En croyant l'honorer, son pays a en fait contribué à le stériliser au point que chaque décennie se terminant par le chiffre 5 a vu la commémoration officielle d'un musicien qui n'écrivait plus aucune musique. Sibelius, qui naguère exigeait le calme absolu lorsqu'il composait, s'est rapidement trouvé envahi par des cohortes d'admirateurs pressés de faire le pèlerinage d'Ainola (touristes, journalistes, photographes, chasseurs d'autographes, chefs, musiciens, artiste de tous bords, éditeurs et agents, sans parler d'un courrier gigantesque nécessitant l'engagement d'une secrétaire à plein temps). Peut-être que flatté par tant d'honneurs, il s'est laissé bercer : sa musique jamais écrite a payé le prix de la douceur de vivre.
  • Moins glorieusement, Sibelius a commencé à souffrir des ravages de l'alcool qu'il absorbait depuis toujours en grande quantité. Bien que pourvu d'un foie solide, sa longévité en témoigne, il a commencé à souffrir d'un tremblement invalidant des mains. Certes, il aurait pu dicter ses oeuvres comme l'avait fait, en son temps, le vieux Bach devenu aveugle, mais la lassitude mêlée à un état dépressif latent en a décidé autrement.

Ainsi donc, Ainola est devenu une sorte d'ambassade, en fait un "moulin" où se croisaient toutes sortes d'admirateurs plus ou moins encombrants, ne venant heureusement pas toujours les mains vides. Entre les hommages, le champagne et les cigares, Sibelius a reçu quelques cadeaux utiles, dont celui de Walter Legge, le producteur influent de la firme EMI qui a lancé (la carrière fulgurante de) Karajan : une installation Hi-Fi accompagnée des premiers enregistrements sibéliens de son protégé, à la tête de l'Orchestre Philharmonia. Sibelius a ainsi pu entendre les premières restitutions discographiques sérieuses de ses symphonies. Il a apprécié la direction de Karajan, affirmant (dixit Legge) que nul n'avait mieux restitué le son qu'il avait en tête en composant; pour un chef c'était le compliment suprême. Karajan est revenu ultérieurement aux symphonies de Sibelius (Enregistrements DGG) mais cette fois à la tête de "sa" Philharmonie de Berlin dont les cordes, si importantes chez Sibelius, sont de fait insurpassables. Personne n'a mieux restitué l'univers glacial de la 4ème Symphonie ni celui de l'énigmatique 7ème.

Le fantôme de la 8ème symphonie

Pendant les 30 dernières années passées à Ainola, Sibelius a porté en silence une nouvelle symphonie. Attendue partout dans le monde mais ne venant jamais, elle a nourri tous les fantasmes d'une génération d'amateurs. Sibelius avait promis l'oeuvre à Serge Koussevitzky, affirmant qu'elle était pratiquement achevée (dans sa tête !) et qu'il pourrait bientôt la créer aux USA. Le chef n'a jamais reçu la partition; il l'a maintes fois réclamée mais en vain, faisant preuve d'une belle patience dans une correspondance qui s'est étalée sur plusieurs années.

On sait aujourd'hui que l'oeuvre a été en chantier pendant 10 années pleines (1930-40) et qu'une trentaine de pages correspondant sans doute au premier mouvement sont parvenues au copiste. Vu qu'on a retrouvé la facture envoyée par celui-ci, on présume que Sibelius a reçu la mise au net commandée. Pourtant on ne l'a pas (re)trouvée parmi les archives du compositeur et malheureusement le copiste n'avait pas gardé de copie ! Aino a rapporté ultérieurement qu'elle avait surpris son mari, un soir de 1940 et de dépression, en train de brûler des papiers (à musique) dont sans doute la symphonie en chantier. Un musicologue anglais s'est résigné avec humour, faisant remarquer la logique de la démarche du compositeur : si la plupart de ses symphonies ont eu quatre mouvements, conformément à la tradition, la troisième et la cinquième n'en ont plus eu que trois et la septième un seul; il ne restait plus qu'à conclure. Plus sérieusement, on peut comprendre l'angoisse d'un musicien de plus en plus déprimé : quand bien même il aurait produit cette fameuse 8ème, on n'aurait pas manqué de lui réclamer une mythique 9ème et cela était définitivement au-dessus de ses forces !

Même après l'avoir détruite, on sait que Sibelius n'a jamais cessé de (re)penser à "sa" dernière symphonie. En partant de l'idée qu'il avait bien dû griffonner quelques portées et les égarer dans ses papiers, des chercheurs passionnés sont partis à la chasse aux esquisses subsistantes. Ils n'ont trouvé, à ce jour (en 2011) - et c'est sans certitude d'attribution -, que trois maigres esquisses que l'orchestre Philharmonique d'Helsinki s'est empressé d'enregistrer. Je ne suis pas sûr que Sibelius aurait apprécié ces exhumations, lui qui corrigeait sans cesse ses partitions avant de s'en trouver satisfait.

Epilogue

Le style orchestral de Sibelius est immédiatement reconnaissable : les cordes constituent la base essentielle de son tissu sonore, sans doute la conséquence du fait plutôt rare que le compositeur était violoniste de formation. Les bois interviennent le plus souvent en ornementation ou en diversion et les cuivres en ponctuation. Cette signature (Réécoutez la 3ème Symphonie) a plu aux anglo-saxons, férus de musiques où les cordes prédominent mais elle a indisposé les latins qui souhaitaient que toutes les sections de l'orchestre soient traitées sur un pied d'égalité. A l'issue de la guerre, après 1945, le style de Sibelius a paru suranné précisément dans les pays latins qui n'avaient jamais vraiment accroché à cette musique au climat nettement septentrional. Aujourd'hui, le balancier de l'histoire est reparti dans le bon sens si bien que, même hors Finlande, le regain d'intérêt pour la musique de Sibelius est complet et les enregistrements se multiplient au service d'une musique au fond indémodable.

Ainola
Résidence Ainola

Aino (1871-1969) a survécu 12 ans à son mari puis Ainola a été vendue par les héritières à l'état finlandais qui a pieusement tout laissé en l'état, pérennisant l'austérité du cadre de vie familial. Le résultat est un musée figé dans le temps, que l'on peut visiter. On y découvre des pièces encombrées par quantité d'objets reçus en célébration d'un grand homme (un piano Steynway pour lequel 100 donateurs se sont cotisés, des bustes en pagaille à son effigie, des médailles, des diplômes, des photographies, ...), obligeant la famille nombreuse à se replier progressivement sur quelques pièces demeurées vacantes. Le silence qui se dégage de l'ensemble demeuré intact répond parfaitement à celui que le compositeur s'est imposé pendant les 30 dernières années de son existence.