Fondé en 1957, à l'initiative de la musicologue liégeoise Suzanne Clercx (1910-1985), le festival des Nuits de Septembre a été l'un des premiers en date à s'intéresser aux musiques anciennes, bien avant Saintes (Depuis 1972), Fontevraud (Depuis 1975) ou Utrecht (Depuis 1982), pour s'en tenir à quelques concurrents fameux et géographiquement proches (Mais il en existe beaucoup d'autres, répartis un peu partout dans le monde). Bien que disposant de peu de moyens, il a conservé ce temps d'avance lui permettant d'attirer les meilleurs spécialistes en musique ancienne et de faire entendre des musiques aussi rares que - simples exemples - celles composées par Johannes Cicconia (1370-1412, le sujet des recherches principales de Suzanne Clercx) ou par les frères Hugo et Arnold de Lantins (15ème siècle, concert mémorable donné, en 2017, par Le Miroir de Musique). Je n'ai jamais compris comment ce festival se débrouillait chaque année pour proposer des concerts de cette qualité à un prix défiant toute concurrence (80 euros pour 7 ou 8 concerts, la moitié pour les moins de 30 ans !) ni comment il se faisait qu'il n'affiche pas systématiquement complet. Convenons qu'en 2020, l'intrusion du coronavirus a pu décourager quelques amateurs timorés.
Ce virus, qui a contrarié la tenue de la plupart des festivals musicaux prévus en 2020, n'a pas réussi à empêcher les Nuits de Septembre, seulement adaptées au contraintes sanitaires. Les auditeurs se sont donc docilement espacés, gagnant en confort de visibilité ce qu'ils perdaient du fait d'être masqués. Cette résistance vaillante valait bien un hommage circonstancié.
Depuis qu'il existe, ce festival demande régulièrement aux musiciens de respecter autant que faire se peut un thème imposé. Cette année, il tournait autour des Mythes et Héros depuis l'Antiquité. Cette contrainte n'est pas sans danger lorsque les ensembles invités font passer le respect des consignes avant l'équilibre de leur programmation. L'édition 2020 n'a pas toujours évité cet écueil et ce fut d'emblée le cas lors du concert d'ouverture.
Samedi 05/09/2020. Privé de scène pendant plusieurs mois, l'ensemble Doulce Mémoire a ouvert les festivités avec un effectif réduit à sa plus simple expression, sa façon peut-être de maintenir la distanciation sociale jusque sur l'estrade mais aussi de s'éloigner d'un public lui-même dilué dans la grande salle philharmonique de Liège. Cela fait plusieurs décennies que je suis l'ensemble de Denis Raisin Dadre, jusque dans ses terres les plus reculées du Sud de la France, et le fait est que je l'ai connu plus justement sérieux (Requiem des Rois de France) mais aussi alerte, voire enjoué jusqu'à la drôlerie, un genre où il excelle. Certes, les musiciens se sont appliqués avec talent à un programme centré sur la personnalité de Leonardo Vinci et leur chef joue toujours aussi bien de toutes sortes de flûtes anciennes mais l'impression globale demeure d'un concert soporifique, ce qui est anormal quand il est composé d'une vingtaine de pièces et qu'il y avait place pour une plus grande diversité, en particulier rythmique (Marchetto Cara : Ave Maria gratia plena). Détail qui ne trompe pas, le public a applaudi consciencieusement chaque pièce individuellement et je crains fort que ç'ait été pour se tenir éveillé. En tous cas, cette manie ne s'est (fort heureusement) plus reproduite lors des concerts suivants.
Vendredi 11/09/2020. Il suffisait d'assister au concert de la Cappella Mediterranea pour mesurer la différence. Les musiciens n'étaient guère plus nombreux sur scène mais une soprano incandescente a fait toute la différence, au service d'un programme cette fois parfaitement conçu. Je me suis toujours demandé comment il était possible d'incendier une église mais depuis cette soirée mémorable, je ne me pose plus la question : aucun bidon d'essence n'est nécessaire, la voix d'une femme suffit. Mariana Flores a de fait enflammé l'église Saint-Jacques par la seule magie d'un chant aussi somptueux que nuancé et intrépide, rendant justice aux tempéraments (musicaux !) du grand baroque italien du 17ème siècle et infléchissant (la hauteur de) chaque note avec une justesse confondante (Revivez ce concert avec des oeuvres de Francesco Cavalli, Claudio Monteverdi, Barbara Strozzi, etc). Telle un bijou dans son écrin, elle était accompagnée par un ensemble instrumental dirigé par (son célèbre mari) Leonardo Garcia Alarcon. Ces artistes ont offert une très belle illustration de ce principe selon lequel l'acoustique musicale est l'ingrédient de choix des meilleurs concerts, particulièrement en musique ancienne. Le public l'a parfaitement ressenti, demeurant sans voix entre chaque morceau et conscient que son silence contribuait à la magie du moment. Il s'est même abstenu de tousser, une prouesse en ces temps viraux.
Jeudi 17/09/2020. La troisième séance nous a offert le plaisir rare donc précieux d'entendre quelques pièces choisies, pour clavecin, de la grande école française, de François Couperin (1668-1733) à Jacques Duphly (1715-1789). Les lecteurs fidèles connaissent mon engouement pour ce répertoire surtout lorsqu'il est joué sur un instrument digne de ce nom. Celui, remarquable, proposé pour le temps d'une soirée au claveciniste Bertrand Cuiller, a été réalisé d'après un modèle ancien par le facteur belge, Jean-Luc Wolfs. L'interprète a eu le bon goût de lui rendre un hommage discret en désignant l'instrument lors des salutations d'usage. Les auditeurs ont eu droit à un programme parfaitement conçu dont quelques morceaux d'anthologie parmi lesquels j'extrais Les Sylvains de François Couperin et La Sylva de Forqueray fils, en fait une adaptation d'une pièce pour viole de son père Jean-Baptiste, que je suis contraint de vous proposer sous les doigts de Sophie Yates.
Jeudi 24/09/2020. Un spectacle original a réjoui l'assistance de ce jeudi, centré sur la musique de Monteverdi, quelques madrigaux guerriers et amoureux et surtout le Combat de Tancrède et Clorinde. Les organisateurs avaient eu, en outre, l'idée lumineuse de convier le compositeur Claude Ledoux (1960- ) à participer à la fête en écrivant une œuvre contemporaine mais avec l'exigence de l'adresser aux musiciens de l'ensemble baroque Ausonia, une sorte d'assurance de qualité acoustique. Le compositeur s'est parfaitement tiré d'affaire, se payant même le luxe de croiser trois univers musicaux (Musiques ancienne, contemporaine et extrême-orientale) quand on ne lui en demandait que deux. Fasciné par les cultures asiatiques (sa moitié est nippone), Claude Ledoux cultive habituellement les sonorités belles et inédites comme dans A Butterfly's Dream. Pour "Tomoe", la création de ce soir (fatalement indisponible à l'écoute), il a imaginé de répondre au Combat de Monteverdi par une œuvre célébrant les faits d'armes de la fameuse femme Samouraï, Tomoe Gozen. Concilier les trois univers n'a pas été chose facile et on présume que l'épisode nippon a dû en dérouter plus d'un. Reste que la partition de Claude Ledoux a tenu ses promesses, jouant prudemment sur une lenteur héritée musicalement de celle cultivée par Gavin Bryars, un très bon choix. Le public a acclamé ce spectacle, nullement découragé par les interventions plus ou moins distrayantes (dans tous les sens du terme) de deux danseurs hiératiques (dont l'acteur nippon No Masato Matsuura), chargés de mimer l'action sans toutefois nécessairement lui apporter un complément indispensable.
Vendredi 25/09/2020. L'ensemble Peregrina ne s'est pas compliqué la tâche en se proposant d'illustrer le grand saint Nicolas au travers d'oeuvres traversant les siècles, du 12ème au 15ème : il a tout simplement (re)produit le contenu de son enregistrement récent du Miracle de Saint Nicolas pour le label Tacet. Le problème est que cette anthologie, qui se défend en studio, passe plus difficilement la rampe du "live" : une certaine monotonie s'est installée, seulement brisée par de trop rares pages instrumentales (Nicholaus inclitus, pour vielle & harpe médiévale ) ou quelques belles pages fort bien restituées, en fin de programme : Benedicamus de Saint Bernard et de Vérone ). Comme souvent dans ce genre de cas, l'ensemble a gardé en réserve un morceau enfin alerte qu'il a proposé en bis, en gardant sans doute d'autres pour de meilleures occasions.
Mercredi 30/09/2020. Un récital d'Hopkinson Smith au luth (ou au théorbe) est une expérience acoustique rare que tout médecin ORL devrait prescrire à ses patients aux tympans bouchés. Rien que les (ré)accords de l'instrument entre les morceaux sont des régals en soi. Pour cette fois, l'interprète a heureusement reçu carte blanche pour composer son programme à l'abri du thème de l'année dont on ne voit pas, de fait, comment il aurait pu l'exploiter. Le luth renaissance est (à égalité avec le théorbe et le clavecin) l'instrument à cordes pincées qui délivre les sonorités les plus subtiles. Deux compositeurs se sont particulièrement distingués au 17ème siècle, l'anglais John Dowland (1563-1626) et l'allemand Johann Hieronymus Kapsberger (1580-1651). Dowland passe pour le maître de la mélancolie organisée tandis que Kapsberger est davantage au service de la technique de l'instrument, ce qui présente au moins l'avantage de la variété. La première partie du récital, consacrée aux compositeurs élisabéthains, John Dowland et Anthony Holborne, a permis d'entendre la fort belle Fantasy by the most famous Gregorio Huwet et de créer une attente vers l'évasion dynamique de la seconde partie, précisément consacrée à Kapsberger. De celle-ci, on retiendra particulièrement l'enchaînement improvisé pour la circonstance "Toccata Arpegiata-Canario", deux extraits du Premier Livre de Tablatures (Respectivement en 47:29 puis en 6:25 dans l'enregistrement complet). Ce recueil magistral, daté de 1611, ayant été prévu pour le théorbe, il a été adapté sans inconvénient majeur pour le luth. Au bilan, il ne manquait à l'appel du luth que quelques pages de Sylvius Leopold Weiss (1687-1750), un autre compositeur bien inspiré par l'instrument, que Smith aurait pu avantageusement servir en bis plutôt que de revenir à Dowland, la mélancolie n'étant décidément pas le remède idéal au coronavirus.
Vendredi 02/10/2020. Le festival s'est terminé en beauté au son d'airs d'opéra de l'école française, à l'époque de Louis XIV. Le héros de ce soir était le haute-contre Louis Gaulard Dumesny, un cuisinier chantant dont Lully avait remarqué la voix incomparable et qu'il s'était attaché à former musicalement. Pour la petite histoire, Dumesny n'a jamais lu la musique qu'il restituait de mémoire. Dans la panoplie très diversifiée des voix d'opéra, la (sic) haute-contre se définit comme un ténor possédant suffisamment de facilités dans l'aigu pour passer en voix de tête sans qu'on perçoive de rupture dans l'émission sonore (A ne pas confondre avec un falsettiste, qui lui chante en permanence en voix de fausset). L'autre héros de ce soir, Reinoud Van Mechelen (né à Louvain, en 1987), a ressuscité de fort belle façon l'art de Dumesny, parfaitement secondé par "son" orchestre baroque "A Nocte Temporis". Le programme, qui a couvert les trois dernières décennies du 17ème siècle, a consacré la première partie au maître fondateur de la tragédie lyrique française, Jean-Baptiste Lully (1632-1687). L'opéra lullyste émarge fortement au théâtre au point que l'essentiel de l'expression repose sur la parfaite diction de textes d'un autre âge. Il a fallu attendre ses successeurs et en ce qui nous a concerné, la deuxième partie, pour que la musique prenne ses droits en revendiquant de partager l'émotion d'égal à égal. De celle-ci, on retiendra les airs de Pascal Collasse (Ciel ! En voyant ce Temple redoutable ...), Henry Desmarest (Lieux charmants, retraites tranquilles ...) et André Cardinal Destouches (Hélas! Rien n'adoucit l'excès ... ). Un public enthousiaste a remercié ces interprètes spécialement venus des Flandres pour nous donner une leçon de distinction à la française, tout un symbole.
Pour ceux qui voudront se replonger dans l'atmosphère de ces Nuits, voici quatre enregistrements qui correspondent à autant de programmes entendu à Liège. Pour les trois autres, il vous faudra fouiller dans les archives, en particulier écouter, si ce n'est déjà fait, l'un des plus beaux CD jamais consacrés à la musique baroque et produit par la Cappella Mediterranea (Retrouvez "Che si puo fare", de Barbara Strozzi, chanté divinement par Mariana Flores, en 23:41).