La musique scandinave ne s'est jamais embarrassée des querelles d'écoles qui ont trop souvent paralysé le paysage musical occidental d'après-guerre. Au Danemark, les deux figures de proue sont Per Norgard (1932- ) et Poul Ruders (1949- ). J'ai déjà tiré le portrait du premier mais n'ai évoqué que trop brièvement le second, à l'occasion d'un voyage virtuel au Danemark. Le moment est venu de compléter l'information le concernant, d'autant que son oeuvre fait actuellement l'objet d'une édition qu'on espère la plus complète possible, chez Bridge Records.
Ruders a étudié l'orgue et le piano mais, sauf quelques leçons préliminaires avec Ib Nørholm, il a abordé la composition en autodidacte, vers 1960, mixant le minimalisme en vogue en Scandinavie avec des références issues d'un passé lointain, médiéval, renaissant ou baroque.
Prenant conscience de l'existence d'une modernité radicale en Europe de l'Ouest, il a éprouvé le besoin de densifier son langage auprès de son collègue, Karl Aage Rasmussen (1947- ), à peine plus âgé que lui mais nettement plus engagé. Il admet aujourd'hui qu'il lui a fallu 20 ans pour trouver sa voie entre ces extrêmes, situant les premiers aboutissements au niveau de "Four Compositions" (1980).
Ce musicien éclectique intègre aujourd'hui les héritages du passé à un modernisme de bon aloi, réinventant des harmonies familières dans un style sans concession pratiquant une tonalité élargie. Il en résulte une musique tour à tour lyrique, ludique (Hommage à Bach dans Differencias, une oeuvre(tte) dont le principe du détournement rappelle furieusement Bach to the Future de Norgard) et même ironique (Rondeau), ce qui ne manquera pas de vous séduire, mais aussi rageusement expressionniste, ce qui vous plaira sans doute moins en première écoute. Il faudra donc parfois (souvent !) vous accrocher mais je promets aux courageux que le jeu en vaut la chandelle.
Deux labels, DaCapo et Bridge Records se disputent la publication des oeuvres de Ruders. Le premier est d'accès aisé puisqu'il fait partie du groupe Naxos et qu'à ce titre ses enregistrements sont disponibles à l'écoute. C'est une toute autre affaire en ce qui concerne le second, un label américain irrégulièrement distribué en Europe.
Le catalogue des oeuvres de Ruders couvre tous les genres, de la musique de chambre à l'opéra en passant par toutes les ressources de l'orchestre :
Quatre opéras, à ce jour, que Royal Danish Opera a monté en priorité : Tycho (1986, d'après la vie du savant danois Tycho Brahé qui a révolutionné l'observation astronomique, à la fin du 16ème siècle), The Handmaid's Tale (2000, d'après l'ouvrage sinistrement dystopique de la canadienne Margaret Atwood, ce qui ne l'a pas empêché de récolter 5 Grammy nominations, en son temps), Kafka's Trial (2005, qui tente le pari, a priori improbable, de parodier l'univers étouffant du célèbre écrivain tchèque) et Selma Jezková (2007, le plus accessible, d'après Dancer in the Dark, un film de Lars von Trier). A ma connaissance, Tycho n'a pas été enregistré. L'Offered Suite est composée d'après 5 airs majeurs de l'opéra The Handmaid’s Tale (4 : I would like).
Quelques oeuvres aux dimensions plus modestes confirment que le compositeur est parfaitement à l'aise dans l'expression vocale accompagnée telles Dreamland (2010) ou The City in the Sea (1990), celle-ci rappelant l'univers minimaliste de Gavin Bryars. Peut-être trouverez-vous plus de charme immédiat aux Pestilence Songs (1975) mais c'est l'emprunt au monde de la musique élisabéthaine qui aide.
Bien qu'ayant grandi dans la grande tradition chorale danoise, Ruders a étonnamment peu composé pour les choeurs. Les 3 Motets (1981-88) sont de petites pièces a capella très réussies, dans la tradition de la Renaissance (plages 13 à 15) tandis que Gloria (1981), pour choeur et 12 cuivres démarre en fanfare (c'est le cas de le dire !) sur l'ouverture des Vêpres de Monteverdi (actuellement indisponible).
Ruders a beaucoup écrit pour des formations purement instrumentales, allant de l'instrument isolé aux petits ensembles de chambre. Variations (1990) et Bel Canto (2004) tentent l'exercice difficile du violon solo, les formidables Etudes de Bravoure (1976, sur le thème du tube de la Renaissance, L'Homme armé) font de même au violoncelle (à connaître !) et Alarm (1983), fatalement plus bruyante, est confiée aux percussions. Côté piano, ne passez surtout pas à côté des excellents 13 Postludes (1970) et sachez que Da Capo a publié les incontournables Sonates n°1 (1970) & 2 (1982).
Autre instrument mis en valeur par Ruders : la guitare, en grande partie grâce à la collaboration de l'excellent guitariste américain David Starobin. Parmi les pièces en solo, citons Six pages (2008, plages 6 à 11, extraites d'un CD où vous trouverez d'autres belles pages dont cette Partita de Paul Lansky), Chaconne (1996) et Etude and Ricercar (1994).
La rencontre entre Ruders et Starobin fut heureuse, menant à l'un des enregistrements les plus excitants de musique moderne pour cet instrument : il propose Psalmodies (1989) et Paganini Variations (2000), également connus sous les appellations Concertos n°1 & 2. Qu'il ait été publié par Bridge Records n'est nullement un hasard : Starobin n'est pas seulement guitariste virtuose, il est également un homme d'affaire avisé, précisément co-fondateur dudit label.
Parmi les pièces écrites pour ensembles de chambre à géométrie variable, de 9 à 20 solistes, citons : Serenade on the Shores of the Cosmic Ocean (2004), une belle oeuvre pour accordéon & quatuor à cordes, en 9 mouvements (Part 2, Part 4), Four Compositions (1980), Four Dances in One Movement (1983, commencez par Extravagant ), le puissant Corpus cum Figuris (1984) ou Nightshade I (1987) pour dix instruments, dont la rare clarinette basse.
Parmi les oeuvres pour ensembles plus petits, notez 4 Quatuors à cordes parmi lesquels les Quatuors n°2 & 3 sont inspirés de modèles baroque et médiéval respectivement. Throne (1988), Vox in Rama (1983), Tattoo for Three (1984) sont des pièces isolées où la clarinette prend une part active.
Toutefois, le domaine de prédilection de Ruders est incontestablement l'orchestre qu'il anime avec science et talent. Les plus grandes phalanges - Philharmonie de Berlin, New-York Philharmonic, BBC Symphony Orchestra - passent d'ailleurs régulièrement commande d'œuvres symphoniques à Ruders.
Si vos ne deviez posséder qu'un seul CD de musique symphonique, ce pourrait être ce très accessible enregistrement DaCapo (La pochette est sinistre mais la musique ne l'est pas !), reprenant le Purcélien Concerto in Pieces (1995, en fait un cycle de variations sur un thème du Choeur des Sorcières extrait de Didon et Enée, audible en 19:32) et le Vivaldien Concerto n°1 (1981) pour violon. Le Concerto in Pieces était une commande de la BBC, créé avec grand succès lors de la Last Night of the Prom's de 1996. C'était clairement un clin d'oeil adressé à l'oeuvre didactique bien connue de Benjamin Britten, The Young Person’s Guide to the Orchestra. Attention, le même CD reprend une oeuvre nettement moins facile, Monodrama (1988), l'occasion pour vous de débuter la phase d'apprivoisement du Ruders rugueux.
A ce jour, Ruders est l'auteur de 5 symphonies. La Première Symphonie (1989), une commande de la BBC pour les Proms 1990, fut le premier essai majeur de Ruders. Ecrite sur base d'un matériau vieux de 20 ans qu'il avait remisé au placard, elle résume bien le credo artistique de son auteur : un mélange d'exultation et de désespoir, de renoncement et de rébellion. Son sous-titre, Himmelhoch jauchzend - zum Tode betrübt, est une citation d'Egmont de Goethe. La symphonie démarre sur un fracas de l'orchestre où vous reconnaîtrez peut-être au passage deux fragments de l'Oratorio de Noël de Bach. Le magique deuxième mouvement se paye le luxe d'un immense accord de l'orchestre quasiment immobile, ponctué de signes d'une vie latente. Le court troisième tourbillonne en rafales ininterrompues débouchant sur un long finale en forme de marche funèbre et torturée. Quatre autres symphonies ont suivi, la dernière, datée de 2013, attendant toujours un enregistrement (n°2, n°3 (plages 8 & 9), n°4).
La plupart des oeuvres pour grand orchestre de Ruders sont exigeantes pour l'auditeur : Manhattan Abstraction (1982) épouse les lignes déshumanisées des gratte-ciels se profilant sur le ciel new-yorkais, Således saae Johannes (1984) évoque rien moins que la fin du monde et Solar Trilogy (Gong, Zenith & Corona) (1992-95), est un hommage éruptif à notre astre de vie.
Ajoutez-y Night Shade (1991), Credo (1996) et Fairytale (1999) et vous aurez fait un premier tour d'horizon d'un univers sonore singulièrement tourmenté.
Ruders a écrit un grand nombre de concertos, à l'invitation de solistes qui lui en ont fait la demande. Outre les oeuvres du genre déjà mentionnées, il existe deux Concertos pour piano (n°1 et n°2), un Concerto pour clarinette et double orchestre (1985) et un triptyque de concertos pour cordes : Concerto n°2, pour violon (1991), Concerto n°2 pour violoncelle ("Anima", 1993) et Concerto pour alto (1994). Ajoutez-y trois oeuvres formant également triptyque et assimilables à autant de concertos : Dramaphonia (1987) pour piano et ensemble de chambre, Monodrama (1988), pour percussions et orchestre sans violons ni altos, et Polydrama (1988), pour violoncelle et orchestre.
9 CD sont actuellement parus sous le label Bridge Records. Les pochettes reprises ci-dessous sont en principe lisibles quant aux oeuvres enregistrées sauf le volume 5 qui propose : Light Overture (2006), Cembalo d'Amore - First Book (1986), Credo (1996), Air with Changes on a Danish Folk Song (1993) et Nightshade 2 (1991). Vous pouvez récapituler les écoutes ici.
Mis à part quelques enregistrements décrits comme faciles d'accès, ne vous attendez pas à apprécier instantanément chaque oeuvre de Ruders. Elles se suivent d'ailleurs sans jamais se ressembler : à peine a-t-il évoqué un passé baroque déformé qu'il plonge dans un univers d'un lyrisme retenu ou, au contraire, violemment extraverti. Tendre, ironique ou démoniaque, il fait feu de toutes les techniques compositionnelles sans s'arrêter à aucune particulièrement. Je ne doute pas que cette propension à brouiller les repères d'écoute découragera plus d'un auditeur paresseux et pourtant l'exercice auditif pointu est aussi recommandable que l'exercice physique : Henri Dutilleux est mort à 97 ans, Elliot Carter à 103 ans et Pierre Boulez qui vient de fêter ses 90 ans est bien parti pour les imiter et aucun n'a écrit de romances à l'eau de rose. En comparaison, sachez que les musiciens favoris des fans du "grand" répertoire ont vécu en moyenne bien moins longtemps, à peine 56 ans !