Le compositeur danois le plus en vue, Per Norgård - prononcez "Pair Neurgore" -, aura 80 ans cette année. Je ne suis pas sûr que l'événement sera fêté, sous nos latitudes, avec autant de fastes que celui de Claude Debussy (150 ans) et encore moins que sa musique sera diffusée largement sur nos antennes radiophoniques (ne parlons pas des salles de concert). Cependant, elle mériterait de l'être. Certes, elle est difficile et vous allez devoir vous accrocher, aussi vais-je tenter de vous aider à y entendre plus clair.
Un test préliminaire s'impose cependant, au contact de la 3ème Symphonie : si vous ne réussissez pas à l'apprécier jusqu'au bout, il est probablement inutile que vous insistiez.
Le jeune Norgard a découvert avec émerveillement la musique de Jean Sibelius. Dans son autobiographie, il a relaté, non sans humour, la tentative avortée qu'il fit pour rencontrer le Maître finlandais parvenu au soir de sa vie. Il a étudié à l'Académie Royale du Danemark à Copenhague, sous la direction de Vagn Holmboe (1909-1996), le meilleur élève de Carl Nielsen (1865-1931). Il s'est également déplacé à Paris pour suivre les cours de Nadia Boulanger. Il en a même conservé quelques connaissances en langue française, exploitées dans quelques oeuvres vocales ultérieures.
Norgard a assez naturellement subi, à ses débuts, l'influence de Carl Nielsen, écrasante au Danemark à cette époque : un CD passionnant et regroupant des oeuvres de jeunesse pour piano, certaines nettement antérieures à 1960, a été enregistré par Niklas Sivelöv pour le label DaCapo. Cependant le compositeur ne s'est pas longtemps accommodé des recommandations académiques de ne pas dépasser les audaces du Maître. Il s'est assez tôt persuadé que le moment était venu de mettre un terme à cette attitude passéiste. Il a dès lors adopté de façon durable une position d'avant-garde qui, bien que modérée, a rendu l'approche de son oeuvre difficile. À partir des années 1960, il s'est intéressé aux techniques d'écriture sérielle qu'il n'a cependant jamais appliqué à la lettre. De fait, le style de Norgard ne se laisse pas facilement décrire : à côté d'une forte composante spirituelle, il est imprégné de toutes sortes de techniques extra-musicales, dont un recours récurrent à des structures arithmétiques et une analyse toute personnelle des cryptogrammes du peintre suisse Adolf Wölfli.
Dès 1959, Norgard a jeté les bases d'un système compositionnel original qui puise son matériau mélodique (thématique serait plus exact) dans le principe d'une série récurrente infinie de sa (?) conception. L'idée générale est de conserver une composante modale, par exemple majeure, mais d'épuiser le plus systématiquement possible les combinaisons de notes en suivant un programme arithmétique suffisamment bridé pour ne pas verser dans l'aléatoire et assez riche en information pour ne pas s'anémier. J'ignore quel niveau de connaissances Norgard possédait en mathématiques mais le fait est que pour comprendre sa démarche, il est nécessaire d'entrer dans certains détails théoriques non triviaux.
La suite d'entiers considérée par Norgard commence comme suit (k = 0, 1, 2, 3, ...) (Ne prêtez, à ce stade, aucune attention aux couleurs utilisées) :
Ck = {0, 1, -1, 2, 1, 0, -2, 3, -1, 2, 0, 1, 2, -1, -3, 4, 1, 0, -2, 3, 0, 1, -1, 2, -2, 3, 1, 0, 3, -2, -4, 5, -1, 2, 0, 1, 2, -1, -3, 4, 0, 1, -1, 2, 1, 0, -2, 3, 2, -1, -3, 4, -1, 2, 0, 1, -3, 4, 2, -1, 4, -3, -5, 6, 1, 0, -2, 3, 0, 1, -1, 2, -2, 3, 1, 0, 3, -2, -4, 5, 0, 1, -1, 2, 1, 0, -2, 3, -1, 2, 0, 1, 2, -1, -3, 4, -2, 3, 1, 0, 3, -2, -4, 5, 1, 0, -2, 3, 0, 1, -1, 2, 3, -2, -4, 5, -2, 3, 1, 0, -4, 5, 3, -2, 5, -4, -6, 7, -1, 2, 0, 1, 2, ...}
Les curieux que vous êtes souhaitent, sans nul doute, connaître les détails du programme qui l'engendre. Il est relativement simple : la suite démarre à C0=0 et elle se poursuit en respectant un calcul différent selon que k est pair ou impair :
Le lecteur peut vérifier que la suite engendrée est bien celle annoncée. Par exemple, k=1 est impair donc : C1 = 1+C0=1. Ensuite, k=2 est pair donc C2 = -C1=-1, etc. Voyons, à présent, l'usage que le compositeur réserve à cette suite, dans un cas simple : sur une portée classique, dépourvue d'altération à la clef, les notes du "thème arithmétique" se succèdent au départ d'une note quelconque, prise comme référence, disons sol. Les notes suivantes sont décalées, par rapport à la note de départ, de Ck intervalles vers le haut si Ck est positif et de -Ck intervalles vers le bas si Ck est négatif. La deuxième note après sol est donc un la puisque le deuxième terme de la suite vaut C1 = 1; de même, la troisième note est un fa puisque C2 = -1, etc. Voici comment sonne le début de cette mélodie infinie et comment elle se note, sur une portée traditionnelle :
La procédure peut paraître infantile ou savante, elle est, en tous cas, fort éloignée de l'idée que l'on se fait de l'écriture d'une mélodie. Avant de juger sur pièces, faisons quelques remarques utiles à sa compréhension :
La figure ci-contre représente l'ensemble célèbre de Benoit Mandelbrot dont la géométrie repose également sur un programme court, peu importe lequel. Le point remarquable est le suivant : lorsqu'on se promène le long de la frontière de cet ensemble, on observe des structures similaires à la forme globale de départ et qui se répètent à l'infini à des échelles dimensionnelles exponentiellement décroissantes, on parle d'une géométrie fractale.
La mélodie de Norgard possède une structure fractale à l'envers : en effet, elle fait réapparaître des motifs déjà entendus à des intervalles de temps exponentiellement croissants. Comme toujours en musique, le facteur temps joue un rôle décisif. Notre mémoire auditive ne nous permet pas de retrouver facilement un motif erratique déjà entendu alors que dans le cas de la figure fractale, l'oeil perçoit immédiatement les répétitions sans que le facteur temps puisse jouer un rôle d'effaceur. Les conséquences sont intéressantes : la figure fractale est immédiatement jolie surtout si on l'habille en couleurs, ce qui peut être fait en compliquant légèrement le programme qui la génère. Toutefois, elle épuise rapidement ses charmes trop évidents, ce qui la prive du statut d'oeuvre d'art. La mélodie infinie de Norgard, également habillée comme il convient, conserve un potentiel artistique beaucoup plus grand, à preuve le talent imaginatif que le compositeur a déployé dans ce domaine.
Norgard n'a appliqué sa méthode avec rigueur que dans quelques oeuvres seulement, dont la Symphonie n°2 et Voyage into the Broken Screen. Parfaitement conscient des limites de tout procédé arithmétique, il s'est bien gardé d'en systématiser l'usage. De fait, la Symphonie n°3 est à mille lieues de la précédente : elle mélange avec bonheur à la série infinie, des résonances harmoniques et des rapports rythmiques complexes qui donnent naissance à une musique infiniment mouvante flirtant curieusement à certains moment avec le minimalisme.
Vers 1980, Norgard a temporairement cherché à renouveler son inspiration au contact des dessins du peintre schizophrène, Adolf Wölfli (1864-1930). Cette oeuvre, étrange et onirique, est parsemée de cryptogrammes musicaux notés sur une portée inhabituelle, à 6 lignes. Wölfli se voulait musicien dans son monde personnel mais il n'avait aucune chance d'imposer un "art" dépourvu de cohérence temporelle. Les essais de traduction sonore se sont régulièrement heurtés à de réelles difficultés. Le dernier en date (2011) est l'oeuvre du violoniste belge, Beaudouin de Jaer, qui a réussi à pousser le décryptage jusqu'à son terme. Le résultat de ses recherches est consigné dans le livret documenté qui accompagne un CD enregistré sous les auspices de la Communauté française de Belgique. Par ailleurs, le graphisme des notes dansant sur les portées a retenu l'attention de Norgard qui s'en est inspiré librement dans sa Symphonie n°4 et dans l'opéra, Det Guddommelige Tivoli.
Le catalogue des oeuvres de Norgard est immense et il couvre tous les genres. Imprévisible, il alterne les moments de tension extrême (surtout dans les oeuvres sonoristes des années 1960 et les oeuvres d'après Wölfli dans les années 1980) à d'autres nettement plus détendus (Symphonie n°3 et beaucoup d'oeuvres vocales). C'est d'ailleurs par une œuvre presque ludique, Bach to the Future, que j’ai fait la connaissance du compositeur, un peu par hasard. Attention, cette partition extrêmement séduisante, reconstruisant pour percussions 3 Préludes de Bach, n’est absolument pas représentative de l’ensemble de son œuvre instrumentale qui demeure difficile d’accès.
Sept symphonies ont actuellement vu le jour (n°3 - pour rappel, commencez par elle, sous peine d'abandon prématuré - , n°4, nettement plus coriace, n°6, votre deuxième essai si vous êtes toujours là et n°7). Le Concerto n°2, pour violon, et le Concerto in due Tempi, pour piano retiendront toute votre attention.Terrains Vagues ne cherche pas à plaire au premier coup d'oreille mais mérite d'être apprivoisé.
Outre un intéressant Trio avec clarinette, on retiendra surtout 10 Quatuors à cordes, indispensables à tout amateur de belle musique moderne (Commencez par le superbe n°10) (n°1, n°6, n°8). Ils permettent de mieux apprécier la superposition des strates sonores qui composent l'oeuvre de Norgard. Un premier CD, paru chez Kontrapunkt, propose les Quatuors 1 à 6. Etrangement, pour vous procurer les Quatuors 7 à 10, il faut vous tourner vers un autre CD, paru chez DaCapo.
Essayez l'o(pé)ratorio Nuit des Hommes ou l'opéra Siddharta, mais surveillez votre tension : si elle monte de 5 points, n'insistez pas et revenez d'urgence aux 4 Saisons de Vivaldi.
La musique chorale de Norgard respecte les normes typiquement nordiques d'être constamment chantable et accessible à un public exigeant. Comment résister à l'élan qui anime Wie ein Kind ?
Dans un genre plus contemplatif, vous apprécierez Nova genitura, Frostsalme, Fons Laetitiae, pour soprano & harpe, Flos ut rosa floruit, pour choeur, autant d'oeuvres qui devraient vous séduire. Seadrift est écrit pour soprano et ensemble instrumental et Singe die Gärten l'est pour choeur à 8 voix et 8 instruments, deux oeuvres à écouter d'urgence !
Norgard a occasionnellement composé pour le cinéma et les cinéphiles français se souviennent peut-être de la musique qu'il a composée pour le Festin de Babette, un film danois, accueilli en son temps, en France, à cause du rôle-titre confié à l'actrice, Stéphane Audran.
J'espère vous avoir convaincu de consacrer un peu de temps à la musique de cet artiste authentique et je termine en vous suggérant quatre enregistrements de qualité, également répartis entre les valeureux labels, Chandos et Da Capo.