Pâques est la fête chrétienne la plus importante, celle qui célèbre la résurrection du Christ au terme des épisodes qui ont marqué sa fin tragique. Etrangement, sa date n'est pas fixe, une bizarrerie impossible à expliquer en deux lignes; tentons quand même un résumé.
La tradition raconte que la Passion s'est déroulée lors de la Pâque juive, commémorant la fuite d'Egypte et le passage de la Mer Rouge. La similitude des appellations n'est donc pas fortuite même si bientôt l'église de Rome a souhaité s'affranchir de cette coïncidence encombrante. En 325, l'empereur romain Constantin 1er, qui venait de décréter le Christianisme religion d'état, réunit le Concile de Nicée dans le but de résoudre le casse-tête suivant : déterminer une date pour Pâques qui la démarquerait de la fête juive tout en respectant, d'une manière ou d'une autre, le cycle lunaire et l'équinoxe de printemps, une symbolique évidente pour la résurrection. 318 théologiens finirent par se mettre d'accord pour que Pâques tombe "le premier dimanche qui suit la première pleine lune ecclésiastique postérieure ou égale au 21 mars". A première vue, tout devrait être simple comme semblent en témoigner ces deux exemples extrêmes :
La lune ecclésiastique n'est pas la lune réelle : elle est une fiction, vestige des temps anciens où l'astronomie pataugeait encore, conférant aux astres des trajectoires régulières voulues par Dieu. Nous savons aujourd'hui que ces trajectoires sont capricieuses, étant perturbées par l'action des autres planètes. Le mouvement de la terre est lui aussi perturbé et l'équinoxe de printemps ne tombe pas toujours le 21 mars, mais parfois le 20 voire le 19.
L'église aurait pu corriger sa copie et s'aligner sur les éphémérides astronomiques calculées depuis lors exactement une fois pour toutes mais elle ne l'a pas fait, préférant s'en tenir à la définition initiale qui considère une lune fictive et une date d'équinoxe fixe. Elle a cependant accepté la critique sur un troisième point : on s'est progressivement rendu compte que le calendrier julien, utilisé au début de notre ère, n'était pas tenable du fait d'une gestion erronée des années bissextiles. Une dérive de la date de l'équinoxe vers l'été s'ensuivait (environ 8 jours par millénaire) qui menaçait à terme le calendrier liturgique. L'église adopta la réforme du calendrier grégorien, en 1582, sans cela, dans 30000 ans - c'est loin, j'en conviens - Pâques et Noël auraient menacé de tomber le même jour !
Au bilan, il résulte que le calcul de la fête de Pâques a perdu le contact avec la réalité astronomique sans y gagner la moindre simplicité : plusieurs algorithmes existent aujourd'hui dont aucun n'est substantiellement plus court que celui du mathématicien, John Horton Conway, bien connu des lecteurs de mes chroniques informatiques. Pour suivre ce calcul, notez A l'année qui vous intéresse et effectuez en séquence les opérations arithmétiques suivantes (reprises de Wikipedia) :
t = Mod[A, 100] | s = Quotient[A, 100] | a = Quotient[t, 4] | p = Mod[s, 4] |
jps = Mod[9 - 2 p, 7] | jp = Mod[a + t + jps, 7] | G = 1 + Mod[A, 19] | b = Quotient[s, 4] |
r = Quotient[8 s + 88, 25] | Cc = b + r - s | d = Mod[11 G + Cc, 30] | d = Mod[d + 30, 30] |
h = Quotient[551 + G - 19 d, 544] | e = Mod[50 - d - h, 7] | f = Mod[e + jp, 7] | (57 - d - f - h) mars |
Quotient[A,p] et Mod[A,p] désignent le quotient entier et le reste positif de la division de A par p.
Lorsque votre calcul est terminé, vous apprenez que pour l'année, A, Pâques tombe le (57 - d - f - h)ème jour de mars (si ce nombre dépasse 31, vous êtes assez grand pour convertir en jour d'avril). Si vous êtes nul en arithmétique ou d'un naturel paresseux, sachez que Wolfram Alpha peut faire le calcul à votre place : il vous suffit de taper, dans la fenêtre vacante et dans un anglais basique, la question de votre choix, quelque chose du genre, "2374 Easter date". Après l'indispensable "retour chariot", Alpha affichera sans erreur la date du 31 mars 2374 ! Le cycle possède une périodicité de 532 ans.
Tant qu'on y est, voici l'histogramme des dates de Pâques pour les années 1000 à 4000, rapportées à notre calendrier grégorien (Pour rappel, tant que l'abscisse, x, ne dépasse pas 31, on est en mars, sinon on est en avril, plus précisément le (x-31)ème jour d'avril). Comme vous pouvez le vérifier, pendant ces 3 millénaires, Pâques ne tombe que 19 fois le 22 mars et 30 fois le 25 avril, la moyenne se situant autour de la centaine.
Et la musique dans tout cela, me direz-vous avec quelque raison ? Ne comptez pas sur Alpha pour vous renseigner, par exemple en tapant "Passion" dans la fenêtre vacante : il évoquera un fruit ou un débordement amoureux. Décidément sa culture musicale n'égale pas sa science : lisez plutôt ce qui suit !
Deux formes musicales savantes accompagnent, depuis 400 ans, le parcours pascal des fidèles (et des mélomanes !) : la Passion liturgique et l'Oratorio de la Passion. Elles racontent, dans des styles différents, les derniers instants du Christ : la dernière Cène, la veillée au Mont des Oliviers, la capture, le procès, le chemin de croix et enfin la crucifixion (Reportez-vous au tableau de Memling et identifiez-les, du moins si vous avez de bons yeux). Musicalement, on distingue :
L'histoire de la Passion liturgique est étroitement liée à la ville de Hambourg. L'assiduité de deux de ses Maîtres de musique successifs, Georg Philip Telemann (1681-1767) et Carl Philip Emanuel Bach (1714-1788), y est certes pour beaucoup mais il ne faudrait pas oublier pour autant que Friedrich Nicolaus Bruhns (1637-1718), Reinhard Keiser (1674-1739) et le très jeune Georg Friedrich Haendel (1685-1759) sont également passés par là. En Allemagne, seule la ville de Leipzig a fait contrepoids grâce aux chefs-d'oeuvre bien connus de J-S Bach (1685-1750).
On entend rarement aujourd'hui les premières Passions grégoriennes : l'illustration d'un argument tragique dans un style musical austère décourage, en effet, la plupart des auditeurs actuels. Au contraire, les premières Passions "signées", apparues au 17ème siècle, ont progressivement introduit dans la narration un élément dramatique bienvenu.
Bach a écrit deux Passions immortelles, la St Jean (1724) et la St Mathieu (1727). L'inventaire, fait à la mort du Cantor, mentionne pourtant l'existence de 5 Passions. Une Passion selon St Marc (1731) a, de fait, été sauvée in extremis des bombardements de Dresde en 1945. L'oeuvre se présente au moins partiellement comme une parodie de la Trauerode BWV 198 et elle a nécessité une part de reconstruction, une tâche dont Ton Koopman s'est acquitté récemment. Une autre Passion, selon St Luc, a également été attribuée à Bach mais il semble établi aujourd'hui que cette oeuvre n'est pas de lui et qu'il s'est contenté de la recopier de sa main, ce qui en soi était déjà un gage de qualité.
Les oeuvres de Bach sont suffisamment connues pour que nous ne nous y attardions pas davantage. Celles de son illustre collègue, Georg Philip Telemann, le sont beaucoup moins d'où l'intérêt d'une exploration méthodique.
On sait de sources historiques sûres que Telemann a composé une Passion chaque année, entre 1722 et 1767, pour les églises de Hambourg (Petrikirche, Nikolaikirche, Katherinenkirche, Jakobikirche et Michaeliskirche). Ces Passions, numérotées de TWV 5:7 à 5:52, empruntent aux 4 évangiles dans l'alternance immuable Mathieu, Marc, Luc et Jean, selon un cycle de 4 ans. Moins engagé dans la foi que Bach, Telemann s'est autorisé davantage de libertés stylistiques, offrant une grande variété d'éclairages sur le mystère de la Passion.
La moitié de ces Passions, essentiellement celles de jeunesse, sont malheureusement perdues : après avoir été considéré comme une star de son vivant, bien au-dessus de J-S Bach, Telemann est tombé dans un oubli tout aussi injustifié et il ne s'est pas trouvé grand monde pour se préoccuper de l'édition définitive de son catalogue, colossal il est vrai. Pis encore, toutes les oeuvres qui nous sont parvenues n'ont pas été enregistrées : les manuscrits ne sont pas toujours complets et/ou ils sont en attente d'édition. La liste qui suit ne reprend que les Passions en notre possession et elle mentionne un enregistrement éventuel :
Mentionnons séparément une Passion selon St Mathieu (1754), écrite pour une paroisse de Danzig : confisquée, comme tant d'autres documents, par les armées russes, en 1945, elle a refait surface en 1980, lorsqu'on a procédé à l'inventaire du butin de guerre (L'histoire ne dit pas combien de temps, sans cela, l'oeuvre aurait continué à dormir dans les archives). Elle a fait l'objet d'un enregistrement de Pal Nemeth chez NCA.
C'est Carl Philip Emanuel Bach qui a succédé à son parrain Telemann au poste de Directeur de musique de Hambourg (Il avait échoué à remplacer son père à Leipzig). A ce titre, il eut également pour tâche de composer une Passion annuelle, ce qu'il fit entre 1769 et 1788. La plupart de ces oeuvres sont perdues, c'est à se demander d'où les allemands tiennent leur réputation d'ordre. Suit le catalogue des oeuvres conservées et, malheureusement, les enregistrements font cruellement défaut :
H 782 (Mathieu - 1769), H 785 (Jean - 1772), H 794 (Mathieu - 1781), H 798 (= Wq 224) (Mathieu - 1785) ), H 799 (Marc - 1786), H 800 (= Wq 234) (Luc - 1787) (incomplète), H 802 (= Wq 235) (Mathieu - 17??).
A cette époque, en Allemagne, il fallait se rendre à Dresde pour rencontrer un musicien capable de rivaliser avec CPE Bach : Gottfried August Homilius (1714-1785), en fait un élève du père Bach. Il a écrit 4 Passions de grande valeur (dates inconnues) : Mathieu, Marc, Luc (Une adaptation de luxe de CPE Bach) et Jean.
Avec CPE Bach, s'éteint la génération des compositeurs astreints à composer une Passion liturgique annuelle. On en composera encore occasionnellement, en fait de moins en moins, un signe des temps qui se sécularisent ou, à tout le moins, qui aspirent à une expression plus extériorisée de la foi. Johann Simon Mayr, un musicien allemand très prolifique durablement installé en Italie, a bien tenté à plusieurs reprises de raccommoder le genre mais le succès ne fut pas vraiment au rendez-vous (Passione - 1794).
200 ans plus tard, quelques compositeurs modernes ont souhaité récrire une Passion et, étonnamment, ils sont issus des pays d'Europe de l'Est !
En décidant de s'adresser à un auditoire de concert, la Passion-Oratorio a souhaité prendre une meilleure assurance contre l'usure du temps. Affranchie des contraintes liées à la narration évangélique, elle a cherché à humaniser un message qui courrait le risque de la fossilisation. Un inventaire complet n'est évidemment pas possible mais, même restreint, il suffit à démontrer qu'elle a stimulé l'inspiration des musiciens tant allemands que transalpins.
De nombreux compositeurs ont préféré la versification de Brockes au texte liturgique et, de fait, elle leur a permis de proposer des oeuvres plus vivantes, ce qui était bien le but recherché. Plusieurs de ces passions ont été enregistrées : Georg Philip Telemann (1716), Georg Friedrich Haendel (1718), Reinhard Keiser (1712), Johann Mattheson (1718), Gottfried Heinrich Stölzel (1725) et Johann Friedrich Fasch (1723).
Les autres oratorios de la Passion reposent sur des livrets divers auxquels, en fait, plus personne ne prête vraiment attention tant c'est la musique qui importe :
Le mariage du mysticisme et de l'exubérance baroques convenait au style de la Passion-oratorio. L'avènement des périodes classique et surtout romantique allait changer la donne et, de fait, le genre s'est quasiment éteint. Au 19ème siècle, il n'est plus que rarement défendu par des musiciens dits de seconde zone tels, le polonais, Józef Elsner (1837), l'allemand, Heinrich Herzogenberg (1896) ou l'anglais, Charles Wood (1920). Ces oeuvres un brin lénifiantes semblent avoir perdu de vue la nécessité de frapper l'assistance par ce mélange d'effroi, de (com)passion et d'espérance qui nourrit le mystère pascal.
Plus près de nous, l'iconoclaste Mauricio Kagel s'est fendu d'une méta-Passion "Sankt-Bach" (I, II) (1981) où le personnage central est JSB en personne, compositeur estimé de son vivant, largement oublié ensuite (sauf de quelques pairs, Mozart, Beethoven et Mendelssohn), enfin dieu (de la musique) ressuscité à la face du monde. L'oeuvre est une parodie en soi étrangère au sujet abordé ici mais je la mentionne car elle mérite d'être connue.
Si ce sujet vous a passionné (quoi de plus normal !) et que vous voulez en apprendre davantage, consultez l'ouvrage de Frans Lemaire, La Passion dans l'histoire de la musique, vous aurez le documentaire savamment argumenté mais hélas pas le son; qu'attendent les auteurs (les éditeurs ?) pour combler cette lacune à l'aide d'un DVD musical ?