Le Panthéon est l'un des monuments les plus imposants de Paris. Il est né du serment de Louis XV, gravement malade en 1744, de reconstruire l'église Sainte Geneviève, en plein quartier latin (sous réserve de guérison !). Promesse tenue, le projet fut confié à l'architecte Jacques Soufflot (1713-1780) mais la première pierre ne fut posée qu'en 1764, par le Roi en personne ! Soufflot, qui imagina un mastodonte (110 x 84 m !) peu en rapport avec l'humilité supposée du lieu, ne vit jamais son oeuvre achevée; elle ne le fut qu'à la Révolution. L'édifice souleva, d'emblée, de vives inquiétudes quant à sa capacité à ne pas s'effondrer, au point que des consolidations furent programmées, confiées aux assistants de Soufflot, Gauthey, Rondelet et Brébion, ces derniers désormais en charge du projet.
Note à l'usage des curieux de résistance des matériaux. Le Panthéon a bénéficié des progrès réalisés (à l'époque !) dans le cadre mathématique de la mécanique des solides. Le dôme extérieur (17000 tonnes !) épouse volontairement la forme d'un arc de chaînette renversée, la courbe idéale pour supporter un poids uniformément réparti. On rappelle qu'un câble lourd et homogène, pendant librement entre deux extrémités fixes, dessine spontanément une courbe appelée chaînette. La même courbe, renversée, supporte dès lors la meilleure répartition du poids d'une arche, supposée homogène (dualité de Poinsot). L'équation analytique de cette courbe, y = a ch(x/b), diffère de celle de la parabole, y = a x2, à laquelle elle ressemble mais avec laquelle elle ne se confond qu'au voisinage du sommet. Notez que ce profil cesserait d'être idéal si l'arche devait, en outre, supporter localement une surcharge, par exemple un tablier, posée par-dessus. Ce n'est pas le cas du dôme du Panthéon qui n'a jamais eu à supporter, selon les époques, qu'une croix, une statue de la Renommée ou un simple drapeau tricolore, comme sur la gravure ci-dessus, datée du 19ème siècle.
L'église, à peine achevée, fut transformée en temple laïc par les révolutionnaires, ladite statue remplaçant la croix. Toutefois l'affaire ne s'est pas arrêtée là : les régimes successifs vécus par la France pendant un siècle ont en effet alterné les consécrations sacrées et profanes, jusqu'en 1885, date à laquelle le Panthéon a définitivement intégré la vie civile.
C'est en 1791 qu'on imagina de réunir (sélectivement, cf infra !) les dépouilles des personnages ayant marqué l'histoire de France, à l'image de ce qui se faisait en Angleterre, à l'abbaye de Westminster. Mirabeau fut le premier hôte, expulsé deux ans plus tard lorsqu'il passa du statut de héros à celui de traître à la Nation. Il fut remplacé par Marat, déboulonné à son tour lorsque la Terreur prit fin. Ce fut ensuite au tour de Voltaire d'entrer dans l'auguste demeure, bientôt suivi par son ennemi Rousseau; ils y sont toujours.
Depuis lors, la liste des élus de la patrie reconnaissante n'a cessé de s'allonger, à des rythmes variables selon les époques. En la consultant, vous serez frappés par l'énumération d'illustres inconnus, parfois interrompue par quelques noms fameux :
Que Napoléon (Reber) et César (David) - deux compositeurs valeureux évoqués ici même (réécoutez la Symphonie n°4 du premier et l'Ode Le Désert du second) - aient été oubliés, passe encore, mais leur Maître à tous, Hector Berlioz (1803-1869), comment est-ce possible ? Son nom a été soufflé par les ministres André Malraux (à l'oreille du Général de Gaule) et Catherine Trautmann (à celle de Jacques Chirac, en 2003, bicentenaire oblige) mais à chaque fois, l'affaire est tombée dans le lac sous la pression d'âmes bien pensantes croyant pouvoir se souvenir que Berlioz n'avait pas témoigné d'un zèle suffisamment républicain. Depuis lors, d'autres ont connu un sort meilleur, que nous ne citerons pas, notre façon de protester.
Berlioz, apôtre de la démesure à la ville comme en musique, aurait sans doute apprécié son entrée au Panthéon. Il avait même écrit la musique idoine, la Symphonie funèbre et triomphale, digne en tous points des cortèges les plus pompiers dont la jeune République était précisément friande. Préférons aujourd'hui le monumental Requiem, opus 5, qui a résonné récemment sous les voûtes de la Cathédrale Notre-Dame (et sous la baguette de Gustavo Dudamel) par les orchestres réunis de Radio France et Simon Bolivar, plus le Chœur de Radio France et la Maîtrise Notre-Dame, 400 exécutants comme voulu par le compositeur. Ne manquez pas le tonitruant Lacrymosa en 41:50 et l'angélique Sanctus, en 1:06:30, du grand art.
Que l'auteur de cette merveille ne dorme pas pour l'éternité entre Voltaire et Hugo demeure un mystère mais, je vous avais prévenu, la France est fâchée avec ses musiciens. Au lieu de cela, il repose dans le caveau de famille, avec ses deux épouses, au cimetière de Montmartre (Avenue Berlioz, quand même !).
Vous l'avez compris, il vous faudra ériger votre panthéon personnel. En musique, davantage qu'en n'importe quel autre art, le poids de la tradition est lourd au point que Bach, Mozart et Beethoven apparaissent plus que jamais comme des références inaccessibles. Composer aujourd'hui, c'est concourir au mieux pour un accessit. C'est étrange et interpellant, en tous cas cela a régulièrement pesé sur la capacité à innover des successeurs, peinant à remettre en question l'échelle des valeurs établies au plus haut niveau.
Distribuer les accessits est difficile et il est à parier qu'un référendum mené auprès des spécialistes n'apporterait pas de réponse franche et définitive, chacun y allant de sa sensibilité ou de son appréciation du degré de complexité de chaque musique. La réponse est d'autant plus compliquée que quelques artistes exceptionnels n'ont excellé que dans des genres particuliers : Josquin Desprez a poussé la messe et le motet au sommet de leurs possibilités, Claudio Monteverdi a brillé à l'opéra comme à l'office de Saint Marc de Venise, Franz Schubert (un candidat des plus sérieux !) s'est (notamment) illustré dans le genre du lied, qu'on aurait cru mineur s'il ne l'avait transcendé et Richard Wagner n'a révolutionné que la dramaturgie scénique. Mais vous auriez tout autant raison de plébisciter Guillaume Dufay pour ses messes polyphoniques, Georg Friedrich Haendel pour ses oratorios (voire ses opéras), Jean-Philippe Rameau pour son sens inimitable de l'harmonie, Carl Philipp Emanuel Bach pour son audace affranchie de l'ombre du père, Joseph Haydn pour l'ensemble d'une oeuvre éclectique et équilibrée, Johannes Brahms pour sa synthèse du romantisme finissant, Claude Debussy pour son originalité absolue, Gustav Mahler ou Richard Strauss pour le souffle qui anime leur oeuvre, Igor Stravinsky pour s'être posé en champion de la modernité tous terrains, Dimitri Schostakovitch pour l'effort colossal au service d'une oeuvre digne et résistante, et les autres que vous me reprocherez sans doute de n'avoir pas cité en priorité, Vivaldi, Telemann, Mendelssohn, Schumann, Chopin, Fauré, Bartok, Schönberg, Webern, Messiaen, etc. Car c'est le droit de chacun de cultiver son petit Panthéon personnel, d'ailleurs variable selon les époques de la vie : non que l'on cherche à brûler ce qu'on a adoré mais plutôt que l'humeur de l'instant réclame souvent ses droits aux pauvres mortels que nous sommes.