La musique suisse est fort peu connue en dépit d'une politique interne de diffusion parmi les plus dynamiques d'Europe. On dispose actuellement, grâce au label MGB, d'un catalogue encyclopédique d'oeuvres helvétiques souvent récentes. Leur qualité fatalement inégale impose un tri sélectif donc hélas, subjectif. Je vous en propose un, tout en laissant suffisamment de portes ouvertes à votre curiosité.
La tradition musicale suisse a longtemps souffert du ralliement de ce pays au calvinisme dont l'austérité naturelle s'accommodait mal des épanchements musicaux. Le 20ème siècle, notoirement de plus en plus profane, a changé la donne, libérant la créativité d'artistes qui ne demandaient qu'à s'exprimer. La multi culturalité franco-italo-allemande a fait le reste.
Les choses avaient pourtant bien commencé puisque c'est à l'abbaye de Saint-Gall que la technique du trope moyenâgeux avait connu ses premiers développements significatifs, vers 850, sous l'impulsion de Notker, dit le Bègue. D'autres abbayes prirent le relais (Saint-Maurice et Disentis) tout en restant dans la sphère d'influence des chantres de Notre-Dame de Paris.
Le mouvement de la Réforme a frappé de plein fouet la Suisse, l'entraînant dans un courant rebelle aux musiques tant décoratives que savantes. Seul a émergé le bâlois, Ludwig Senfl (1486-1543), auteur respecté d'oeuvres religieuses plutôt austères - messes et motets (Psaume 51, Non moriar) - mais ayant aussi su "se lâcher" dans quelques oeuvres profanes (Es hett ein Biedermann ein Weib, Im Maien). Quant à Heinrich Glareanus (1488-1563), il ne fut pas précisément compositeur mais un théoricien fameux qui fit une synthèse très moderne des modes musicaux, dans son oeuvre majeure, le Dodecachordon, publiée à Bâle, en 1547.
On ne connaît guère de musiciens suisses de l'époque baroque, sauf Johann Melchior Gletle (1626-1683), apprécié des spécialistes. Quand on entend ses Vêpres à la Vierge Marie, on se demande effectivement ce qu'on attend pour prospecter davantage son oeuvre, du moins celle qui est parvenue jusqu'à nous.
La période classique fut également avare en talents confirmés. Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), qui se piquait d'être musicien à ses heures, n'a pas convaincu la postérité, ayant bien mal à propos alimenté la Querelle des Bouffons qui l'opposa à Jean-Philippe Rameau (1683-1764). Son opéra Le Devin du village (1752), même revu et corrigé au plan harmonique par François Francoeur (1698-1787), demeure d'une affligeante banalité. Plus intéressantes furent ses recherches concernant une intéressante notation musicale numérisée qui ne convainquit cependant pas les musiciens, peu attachés aux racines arithmétiques de la théorie musicale. A noter que c'est étrangement à Rousseau et non à Rameau que Diderot avait confié les articles réservés à la Musique, dans l'Encyclopédie.
La Suisse, traditionnellement rétive à toute intégration paneuropéenne, n'a guère été à l'écoute de ce qui se préparait autour d'elle, au 19ème siècle, et pas davantage participé au mouvement de réveil des consciences nationales. Franz Xaver Peter Joseph Schnyder von Wartensee (1786-1868) (Symphonie n°2) est bien seul à son époque et si, une génération plus tard, le mieux connu, Joachim Raff (1822-1882), est effectivement né sur le sol suisse, c'est un peu par hasard, parce que son père, allemand de souche, avait fui la conscription napoléonienne. Carl Greith (1828-1887) devrait cependant retenir votre attention : son oratorio Der Heilige Gallus, relatant les origines de Saint-Gall, ne manque pas d'allure.
Il a fallu attendre les générations suivantes pour que le contingent des musiciens suisses grossisse enfin. Hans Huber (1852-1921) fut très admiré de son vivant, ce qui ne l'empêcha pas de tomber dans un oubli dont il sort à peine. Sans révolutionner le paysage musical de l'époque, ses 8 Symphonies ne manquent pas de charme, de même que ses Concertos pour piano (n°4 et surtout le brillant n°3 (Allegro Molto Moderato, Allegrissimo, Intermezo : Adagio Ma Non Troppo, Allegro con fuoco)). Un CD fort intéressant propose trois oeuvres rares dont une Sonate pour deux violons et piano (plages 1 à 4).
Émile Jacques-Dalcroze (1865-1950) (Tableaux romands, très couleur locale avec ses appels de cors alpestres !), Pierre Maurice (1868-1936) (La Flûte de Jade, au charme impressionniste indéniable), Hermann Suter (1870-1926) (Symphonie en ré mineur et surtout les superbes Laudi) et Émile-Robert Blanchet (1877-1943) (que joue Clara Haskil dans ce Konzertstück, qui donne l'envie d'en connaître davantage) ont incarné le renouveau helvétique. On accordera une mention spéciale à Hermann von Glenck (1883-1952), encore beaucoup trop peu connu. Sa superbe Symphonie, à l'opulente orchestration straussienne, est présente sur un double CD paru chez MGB. Othmar Schoeck (1886-1957) a connu un sort discographique bien meilleur : résolument tourné vers l'Allemagne, il a postulé dans l'histoire la succession d'Hugo Wolf (Quatuor à cordes n°2, Concerto pour violoncelle, Concerto pour violon et l'opéra Penthesilea).
A partir des années 1900, la musique française a exercé une influence grandissante, c'est le véritable point de départ d'une tradition helvétique, entérinée par la création de l'Association des musiciens suisses.
Trois compositeurs qu'il n'est plus vraiment nécessaire de présenter obtinrent rapidement pignon sur rue : Ernest Bloch (1880-1959) (Symphonie en do dièse mineur, Symphonie en mi mineur, America, une ode à son pays d'adoption, et l'incontournable Schelomo), Frank Martin (1890-1974) (Petite Symphonie concertante, Concerto pour violon, 2ème Concerto pour piano) et surtout Arthur Honegger (1892-1955) (3 ème Symphonie, dans l'interprétation superlative de Karajan - un must ! -, 5 ème Symphonie et l'oratorio, Le Roi David, ici dans l'interprétation historique d'Ansermet). La musique d'Honegger, particulièrement à l'aise dans le traitement de la voix, n'est pas jouée aussi souvent qu'elle le mériterait.
Quantité de petits maîtres ont vécu dans l'ombre de ces trois grands : Emil Frey (1889-1946) (Pièces pour piano), Richard Flury (1896-1967) (Concerto pour violon, Concerto n°1 pour piano, Concerto n°2 pour piano), Roger Vuataz (1898-1988) (Concerto pour piano) et Willy Burkhard (1900-1955) (Concertino pour violoncelle, Quatuor opus 23). On réservera une place à part à Rolf Liebermann (1910-1999) qui a entretenu, pendant toute sa vie, un rapport privilégié avec l'opéra, d'abord comme compositeur puis comme administrateur des opéras de Hambourg et de Paris (Furioso pour orchestre, L'Ecole des Femmes). C'est lui qui a écrit une courte (173 secondes !) Symphonie pour 156 machines à écrire, une commande de la ville de Lausanne pour l'Expo 1964 !
Alors que la génération d'avant-guerre était restée très sage, celle d'après-guerre a flirté avec toutes les esthétiques, jugez plutôt :
Trois musiciens très attachants et appartenant à la génération suivante doivent retenir votre attention :
Deux enregistrements, l'un de Musique de Chambre de Felix Profos (1969- ) et l'autre de la Missa Nova de Lukas Langlotz (1971- ) donnent réellement envie de connaître davantage leurs musiques mais elles ne semblent pas faciles d'accès. On pourrait en dire autant du benjamin, Gregorio Zanon (1980- ), à qui le label Claves a consacré un CD extrêmement prometteur.
On réservera une place à part au violoniste atypique, Paul Giger (1952- ). Explorateur de toutes les possibilités offertes par son instrument, s'aventurant, à l'occasion, dans le monde du jazz (il a aussi bien collaboré avec Jan Garbarek qu'avec l'ensemble Hilliard), il est membre de "l'écurie ECM" depuis l'enregistrement de son premier album "Chartres" (1989). Depuis cette date, d'autres albums sont parus, distillés au compte-gouttes. Giger n'a jamais cessé de créer des musiques planantes d'inspiration mystique qui émerveillent les amateurs et horripilent les autres.
Deux fortes personnalités ont marqué la vie musicale helvétique au 20ème siècle :
Infatigable, Sacher a créé, en 1973, une fondation destinée à gérer la vaste collection de documents relatifs à un siècle de musique moderne et qu'il a largement contribué à rassembler. Il a également fondé, en 1933, La Schola Cantorum Basiliensis avec pour vocation, cette fois, de s'intéresser à la musique ancienne. Un grand nombre de baroqueux sont passés par son enseignement ou y ont enseigné (René Jacobs, Anthony Rooley, Evelyn Tubb, Bruce Dickey, Christophe Coin, Marc Hantaï, Thomas Binkley, Hans-Martin Linde, Dominique Vellard, Andreas Scholl, Jaap Schröder, Chiara Banchini, Paolo Pandolfo, Jordi Saval, Hopkinson Smith, ..., qui peut dire mieux ?).
L'Opéra de Zurich se distingue régulièrement par ses productions novatrices. Qui ne se souvient des représentations des 3 opéras de Monteverdi sous la direction de Nikolaus Harnoncourt et dans la mise en scène de Jean-Pierre Ponnelle ? Enregistrées sur DVD, elles sont restées dans presque toutes les mémoires sauf celles de quelques grincheux allergiques qui voient de la poussière partout.
Enfin, n'oublions quelques interprètes inoubliables : les pianistes, Walter Gieseking et Clara Haskil (d'origine roumaine, incomparable dans Mozart), et le ténor Eric Tappy qui illuminait de sa voix solaire les enregistrements monteverdiens dirigés par Michel Corboz dans les années 1967-69; Michel Corboz, cet autre suisse fameux dont on a dit qu'il était capable de faire chanter les pierres. C'est en tous cas ce qu'il fait depuis plusieurs décennies avec son Ensemble vocal de Lausanne.